Zine : read print
Lien original : via Trou Noir
En anglais :

Tandis que les premiers travaux de Judith Butler sont animés par le désir d’évider le noyau fictif du genre, la culture queer et trans contemporaine investit fortement la notion d’identité de genre, cherchant à solidifier de nouveaux genres bien au-delà des limites d’une quelconque « matrice hétérosexuelle ». Dans ce texte riche, Kadji Amin revient sur l’histoire des compartimentations des différentes identités sexuelles, afin de nous « mettre en garde contre toute foi dans la pureté et le caractère distinct des catégories identitaires ». Un essai salutaire, traduit par luki fair, qui cherche à enrayer la machine identitaire occidentale, y compris dans les logiques du queer actuel, et ouvre à des conclusions politiques rafraichissantes.

[Note du traducteur] Au long de l’article, j’ai fait le choix de conserver les mots états-uniens pour désigner les différentes catégories identitaires abordées par Kadji Amin. Les identités queers et trans sont localisées, contextuelles, et nous préférons laisser à lae lecteurice la liberté de réfléchir aux façons dont cette analyse pourrait s’appliquer à un contexte culturel francophone, dans lequel les catégories états-uniennes sont parfois reprises.

Quels outils les premiers travaux de Judith Butler sur le genre pourraient-ils offrir afin de réfléchir à la prolifération contemporaine des identités queers et trans – dont beaucoup se rassemblent sous la nouvelle catégorie parapluie de non-binaire – dans le Nord global anglophone ? Malgré la récente identification non-binaire de Butler, la réponse à cette question n’est en aucun cas évidente [1]. Après tout, alors que les premiers travaux de Butler sont animés par le désir d’évider le noyau fictif du genre, révélant qu’il n’est qu’un effet de la répétition obligatoire des normes de genre, la culture queer et trans contemporaine investit fortement la notion d’identité de genre, cherchant à solidifier de nouveaux genres bien au-delà des limites d’une quelconque « matrice hétérosexuelle » [2]. Le champ des études trans a été durablement guidé par l’affirmation fondamentale de Jay Prosser selon laquelle les premiers travaux de Butler métaphorisent le sexe et sont donc incapables de rendre compte du désir transsexuel de s’incarner différemment [3]. Bien que ces dissonances soient significatives et importantes, cela ne veut pas forcément dire que les premiers travaux de Butler n’ont rien à apporter sur le genre aujourd’hui.

Dans cet essai, je reviens sur un travail antérieur de Butler qui a été crucial pour mes propres recherches Disturbing Attachments : Gender, Modern Pederasty, and Queer History (2017), pour définir le type d’idéalisation savante auquel je trouve les champs minoritaires, notamment les queer studies, particulièrement enclines. Ce passage, issu de l’« Afterword » de Butler dans Butch/Femme, un volume de 1998 édité par Sally Munt, se lit comme suit : « L’opération régulatrice des normes hétérosexuelles idéalise l’hétérosexualité en purifiant ses désirs et pratiques de leurs instabilités, croisements, les incohérences du masculin et du féminin et les angoisses à travers lesquelles les frontières de ces catégories sont vécues. » [4]. Alors que ce passage attribue l’idéalisation de l’hétérosexualité aux « opérations régulatrices » silencieuses des normes dominantes, l’analyse de Butler plus largement affirme clairement que ce sont aussi les lesbiennes elles-mêmes qui, dans leurs efforts (compréhensibles) pour contrer l’affirmation selon laquelle le butch/femme n’est qu’une pâle copie de l’hétérosexualité, finissent par consolider la pureté de l’hétérosexualité. C’est-à-dire que, dans leur effort pour défendre le butch/femme, les lesbiennes ont fini par idéaliser non seulement le butch/femme, mais aussi l’hétérosexualité elle-même ; car, pour éviter l’accusation de mimétisme de la part des lesbiennes, les deux catégories devaient être défendues comme étant sans lien l’une avec l’autre, à l’abri de toute identification croisée, fantasme ou désir contagieux.

Dans cet essai, je reviens à l’ « Afterword » de Butler moins pour une théorie fonctionnelle du genre (dans son idéalisme linguistique, les premiers travaux de Butler ne peuvent le permettre) que pour mettre en garde contre toute foi dans la pureté et le caractère distinct des catégories identitaires. Cet essai propose une généalogie polémique de l’émergence de l’identité non-binaire, non pas comme un récit progressif dans lequel nous nous dirigerons vers une reconnaissance éclairée des nombreux types de genre et de la diversité sexuelle, mais plutôt comme le résultat d’une lente avalanche d’accidents historiques. Je me tourne vers l’« Afterword » de Butler pour examiner les dommages que la création et l’idéalisation des identités normatives – de l’hétérosexualité, au cisgenre, au binaire – ont causé aux personnes déviantes de genre ordinaires, en particulier les femmes trans, au XXe et au XXIe siècles. Parallèlement à l’idéalisation, j’identifie la divergence, le binarisme et l’autologie comme les quatre logiques qui ont guidé la production historique de nouvelles catégories de genre et de sexualité. Je conclus avec une proposition sur la façon dont nous pourrions enrayer cette machine identitaire occidentale.

La divergence du transgenre avec le gay

Je souhaite commencer par revenir brièvement sur une histoire que David Valentine a déjà racontée, celle de la divergence entre transgenre et homosexualité aux États-Unis. Je le fais pour souligner un moteur de toute cette histoire – le triomphe d’un modèle de « divergence » sur un modèle de « convergence » du genre-sexualité (un terme que je préfère au « genre et sexualité », puisque les deux sont, en réalité, indissociables) [5]. Le modèle de convergence, dominant jusque dans les années 1990 environ, soutenait que les formes locales d’homosexualité, différenciées selon des critères de race, de classe, de sexe et de travail étaient, néanmoins, toutes homosexuelles. Par exemple, l’accord généralisé au cours des années 1960 selon lequel les street queens (personnes assignées hommes qui s’habillaient en drag de façon permanente), les drag queens, les « hormone » queens (personnes assignées hommes qui prenaient des œstrogènes), les hommes gays efféminés, et les hommes gays butch, étaient tous homosexuels pourrait rétrospectivement être interprété comme un modèle de convergence, car un éventail de types sociaux était compris comme coexistant ensemble dans une catégorie sociale. Coexister, cependant, crée rarement l’harmonie. Un certain nombre de chercheur·euses ont démontré comment ce modèle de convergence de l’homosexualité produisait des conflits dans la gestion des stigmates sociaux inégaux entre l’homosexualité « couverte » des hommes gays butch, qui étaient capables de fonctionner dans le monde professionnel straight, et l’homosexualité « ouverte » des déviant·es de genre, les drag queens et les street queens, qui étaient forcées de s’appuyer sur les économies gay et ’’de la rue’’ [6].

Du point de vue des années 1960, la politique de libération gay consistant à « sortir du placard » revenait à une injonction aux couverts de devenir ouverts. Personne n’aurait pu prédire que, lorsqu’ils le feraient, ce ne serait pas en tant que « screaming queens » qu’ils étaient tous censés abriter au plus profond d’eux-mêmes, mais en tant qu’hommes. La déclaration ouverte d’homosexualité par des hommes bien plus conformes de genre a changé le visage de l’homosexualité au cours des années 1970, notamment pour les hommes homosexuels eux-mêmes. Pendant ce temps, le passage d’une sous-culture gay semi-secrète à un mouvement gay publiquement politisé a fait remonter les ressentiments et les ambivalences qui couvaient depuis longtemps entre les différents types sociaux gays. Comme Valentine l’a montré, la politisation des homosexuel·les dans les années 1970 a conduit à des débats sur les homosexuel·les qui devraient être laissé·es derrière afin que d’autres homosexuel·les plus acceptables puissent plaider en faveur des droits auprès du public hétéro. Sans surprise, les hommes homosexuels conformes de genre ont positionné les « screaming queens » – associées au travail du sexe, à la déviance publique de genre, à la pauvreté, au crime et à la racialisation – comme un préjudice au mouvement gay. Dans son désormais célèbre discours « Y’all Better Quiet Down » lors du rassemblement Gay Pride de 1973, la queen street porto-ricaine Sylvia Rivera exigea avec colère son inclusion dans le mouvement gay en raison des épreuves qu’elle avait endurées pour la libération gay. Personne n’argumenta que des queens comme Rivera n’étaient pas homosexuelles, seulement qu’elles n’étaient pas homosexuelles de manière socialement acceptable (entendre blanche, classe moyenne). Il s’agissait, en somme, de batailles issues des tensions du modèle de convergence.

Pour les personnes gaies/lesbiennes et trans, la divergence taxonomique entre transgenre et homosexualité offrait un certain nombre d’avantages. Après la libération gay, la visibilité croissante et l’importance numérique des lesbiennes et des gays conformes de genre ont conduit à penser qu’il était de bon sens de ne pas considérer que les butchs et les screaming queens représentaient l’essence de toute homosexualité, comme on le pensait autrefois. Dans ce nouveau contexte, adopter ce qui n’était autrefois qu’une simple distinction médicale entre le genre et la sexualité a permis aux personnes trans d’expliquer – à un public qui les considérait encore comme une version de l’homosexualité – pourquoi elles avaient recours à des mesures « extrêmes » auxquelles les gais et les lesbiennes ne recourraient pas, comme le travestissement, les changements de nom et de pronom et, parfois, la transition hormonale et/ou chirurgicale. En termes d’organisation politique, il était devenu évident que la cause des déviants de genre serait toujours une faible priorité au sein du mouvement gay et lesbien. L’organisation autonome des transgenres, enracinée dans des groupes comme STAR (Street Transvestite Action Revolutionaries) ainsi que l’entraide entre travestis et transsexuel·les, semblaient nécessaires. Enfin, adopter la séparation du genre et de la sexualité a permis aux personnes trans d’explorer ouvertement un éventail de sexualités, pas seulement l’homosexualité (c’est-à-dire l’hétérosexualité, une fois qu’un changement dans les catégories de genre est prise en compte) à laquelle on les avait longtemps assigné·es. En attendant, Valentine soutient de manière convaincante que la catégorie transgenre a donné aux lesbiennes et aux gays ce qu’iels recherchaient depuis des décennies – une distance par rapport à la stigmatisation de la divergence de genre dans son association avec la pauvreté, le travail du sexe illégal, la culture de la rue et la race. Le modèle de la divergence semblait être avantageux pour tout le monde.

La binarité cis/trans

Vers 2008, l’adoption étonnamment rapide du terme cis (abréviation de cisgenre) par les jeunes trans instruits et leurs allié·es a réifié la binarité jusque-là tacite entre les personnes trans et tous les autres. Comme l’explique A. Finn Enke, le terme cisgenre a été inventé par la biologiste Dana Leland Defosse en 1994 [7]. L’origine scientifique du terme explique l’utilisation du préfixe latin peu courant cis– pour « ce qui reste en place ». Un grand nombre de personnes trans ont adopté ce terme à consonance technique, mais personne ne s’attendait à qu’il se répande autant – jusqu’à ce qu’il le fasse. Parmi les premier·es utilisateur·ices du terme cisgenre, comme Enke, certain·es le comprenaient comme une analyse du privilège et du pouvoir invisibles associées à un ensemble d’assomptions communes : le genre serait visible et évident, le sexe immuable et le genre une expression biologique naturelle du sexe. L’interprétation du terme cisgenre qui a été popularisée vers 2008 ne correspondait cependant ni à une analyse de privilèges, ni à la désignation des technologies de régulation du genre et du sexe, mais plutôt à une catégorie identitaire pour toutes les personnes non trans. L’utilisation du terme cis comme une identité visait à marquer la normalité autrement non marquée de celleux qui ne désirent pas une transition. La conséquence, cependant, a été de scléroser l’opposition entre les personnes trans et les autres. Rapidement, la binarité cis/trans a été réinterprétée comme une vérité ontologique. Seule une catégorie séparée de personnes, nommées transgenres, souhaitait une transition et présentait une divergence de genre – les autres, les personnes cis, étaient parfaitement à l’aise dans leur corps sexué et leurs rôles sociaux genrés.

Nous pouvons étendre à profit le questionnement de Butler en 1998 sur le statut de l’hétérosexualité dans la théorisation lesbienne au rôle du cisgenre aujourd’hui. ‘‘Quelle est la figure sous-jacente de l’hétérosexualité à l’œuvre ici ? Lorsque nous nous référons à l’hétérosexualité normative, savons-nous précisément ce que nous voulons dire ?”, demande Butler. Iel poursuit : « Avons-nous commencé à construire l’hétérosexualité comme un monolithe normatif afin d’ériger les bigarrures du désir non-hétérosexuel comme des forces non ambiguës et non contaminées de l’opposition sexuelle ? [8] » Quelle est la figure sous-jacente du cisgenre à l’œuvre ici  ? Lorsque nous nous référons au cisgenre normatif, savons-nous exactement ce que l’on veut dire ? Avons-nous commencé à construire le cisgenre comme un monolithe normatif afin d’ériger les bigarrures de l’identité trans comme des forces non ambiguës et non contaminées de l’opposition de genre ? En bref, idéalisons-nous le cisgenre comme non contaminé par un quelconque trouble dans le genre, tout comme nous avons idéalisé l’hétérosexualité comme non contaminée par le moindre désir homosexuel ? Si tel est le cas, alors on peut s’attendre à ce que les personnes cisgenres soient bien moins purement cis que ce que la binarité cis/trans nous amène à penser. Après tout, les recherches de Jane Ward ont clairement montré que les relations sexuelles homosexuelles entre personnes identifiées comme hétérosexuelles sont omniprésentes plutôt que rares chez les hommes et les femmes blanc·hes aux États-Unis aujourd’hui [9]. Le cisgenre en tant que catégorie pourrait-il être aussi impur que l’hétérosexualité ? Poser cette question n’implique pas nécessairement que transgenre et homosexuel soient des termes symétriques. Alors qu’un certain degré de désir homosexuel est probablement si omniprésent qu’il en devient presque universel, je dirais que seul un petit groupe de personnes non identifiées comme trans hébergent le désir secret de changer de sexe. Cette asymétrie matérielle de base est cependant faussée par les taxonomies et les définitions qui ont été conçues pour les transgenres sur la base du modèle préexistant de la division homosexuel/hétérosexuel. Pour raconter l’histoire du cisgenre, il faut donc étayer et expliquer l’émergence historiquement contingente de l’hétérosexualité.

L’irréalité privilégiée de l’hétérosexualité

Comme l’a montré Jonathan Ned Katz, l’hétérosexualité est apparue tardivement, comme un rempart normatif contre l’homosexualité. L’homosexualité, le type anormal, a d’abord été définie par les sexologues à partir de la fin du XIXe siècle et par les psychiatres au XXe siècle. Si l’homosexualité en est venue à décrire un type de personne défini par un désir homosexuel anormal et pathologique, l’un des nombreux problèmes épistémologiques qu’elle a introduits était qu’il n’y avait pas de concept pour un désir sain et normal du sexe opposé [10]. L’hétérosexualité est une idée venue après l’homosexualité et son caractère tardif est un symptôme de ses origines purement idéologiques. Aussi fictive qu’idéalisée, l’hétérosexualité nomme aujourd’hui une orientation sexuelle exclusive, normale et saine vers le sexe opposé, qui existe difficilement en pratique. Le premier paradoxe de l’hétérosexualité est qu’elle définit comme « saine » et « normale » une forme de sexe et de vie de couple fondée sur des asymétries de pouvoir matériel entre hommes et femmes et, par conséquent, sur le jeu psychosexuel fondamental du sadisme/masochisme, désir/dégoût et sexe/viol analysés par des universitaires féministes comme Catherine MacKinnon. Restituer les contextes du patriarcat et du sexisme de l’hétérosexualité, c’est révéler qu’elle est une forme constitutivement perverse de désir sexuel, « saine » uniquement en vertu de sa prédominance statistique et de son idéalisation omniprésente. Le deuxième paradoxe de l’hétérosexualité est qu’il n’y a, je parierais, aucun hétérosexuel qui n’ait ni éprouvé ni répondu à un désir érotique homosexuel, ne serait-ce que sous forme d’agression ou de jeu. L’hétérosexualité en tant qu’orientation sexuelle exclusive est et a toujours été un mythe, et une grande partie de l’histoire de la sexologie pourrait être racontée comme une tentative de rationaliser le fait qu’un grand nombre de personnes apparemment normales ont eu des relations sexuelles avec une personne du même sexe. L’idée de Butler est que la pensée queer renforce par inadvertance l’idéalisation d’une hétérosexualité pure et incontestée chaque fois qu’elle oppose queer/gay/lesbienne à hétéro. En allant plus loin, on pourrait soutenir que l’irréalité privilégiée de l’hétérosexualité est précisément ce qui permet aux gens de la revendiquer malgré et même à la lumière de leur propre activité et désirs homosexuels. Car revendiquer l’hétérosexualité a toujours été, d’abord et avant tout, un moyen d’aspirer à une normalité idéalisée. Comme Jane Ward le soutient avec force, l’hétérosexualité n’est pas une orientation sexuelle existant naturellement mais une “culture”. Se sentir à l’aise et “chez soi” dans la culture hétéro est un prédicteur plus puissant de l’identification hétérosexuelle qu’un désir exclusif pour le sexe “opposé”.

La préhistoire de l’hétérosexualité révèle pourquoi il en est ainsi. Avant l’hétérosexualité, il y avait les normaux, et il y avait les déviants de genre – les fairies et les queens, les butchs et les « he-shes », les hermaphrodites et les personnes intersexes. Les hommes suffisamment virils étaient par définition normaux (du moins en ce qui concerne le genre-sexualité), même lorsqu’ils avaient des rapports sexuels (virils, pénétratifs) avec des fairies ou des queens [11]. (Les femmes qui étaient imaginées, dans différents contextes, asexuées, perverses polymorphes, ou exclusivement sensibles aux avances sexuelles des autres, ont toujours été plus difficiles à intégrer dans les modèles de normalité sexuelle versus déviance ou de sexualité comme orientation.) Il n’est donc pas étonnant que de nombreux hommes normaux aient été et restent réticents à se recatégoriser comme déviants simplement à cause de leurs pratiques homosexuelles (conformes à leur genre). Si on peut dire que la binarité homo/hétéro fait des victimes, pour autant, ces victimes ne seraient pas les hommes normaux mais plutôt les femmes trans. Si, avant l’hétérosexualité, n’importe quel homme normal aurait pu désirer une fairy sans aucune diminution (et même avec une potentielle augmentation) de sa virilité, aujourd’hui les hommes hétérosexuels attirés par les femmes trans peuvent commettre des actes d’extrême violence transmisogyne pour protéger le statut de leur masculinité hétérosexuelle. Les actes extraordinaires de violence transmisogyne pourraient donc être une conséquence du clivage homo/hétéro.

Les pertes de l’histoire queer

L’émergence du cisgenre suit un schéma similaire à celui de l’hétérosexualité. La transsexualité a été inventée pour la première fois dans les années 1950 en tant que diagnostic médical de l’étrange désir de changer de sexe. Transgenre a suivi, environ quarante ans plus tard, comme une tentative de forger une politique et un sens de la communauté autour du désir démédicalisé d’être genré différemment. Comme hétérosexuel, cisgenre a émergé tardivement, sa signification passant d’une analyse de la normativité cis et du privilège à un nom attribué à un hypothétique type normal – l’opposé de transgenre. Le problème est que, entre-temps, la signification de transgenre s’était également déplacée, passant d’un terme politique parapluie pour toutes les formes de déviance de genre à la description neutre d’un décalage entre l’identité de genre d’une personne et son genre assigné. De plus, cette nouvelle définition de transgenre était en fait un retour aux théories sexologiques et psychiatriques du milieu du siècle sur le genre qui étaient à la base de la violence médicale intersexuée [12]. Une conséquence de cette série de néologismes et de glissement de définitions est que la binarité cisgenre/transgenre a un trou béant en son centre. Si, dans le passé, la déviance de genre – incarnée par la queen – était le centre définitionnel de l’homosexualité, maintenant, par un renversement historiquement choquant, l’homosexualité est devenue, par défaut, conforme de genre. Les personnes transgenres (initialement, toute personne genrée différemment et maintenant, de manière informelle, uniquement celles qui désirent une transition) sont devenues les seules déviantes de genre ; toustes les autres sont cisgenres. Alors qu’est-il arrivé à toustes les déviant·es de genre qui ne désirent pas transitionner ? Autrement dit, quels sont les destins contemporains de ceux qui auraient été des fairies, des queens et des butchs par le passé ?
Les butchs, en fait, restent communes, en raison à la fois de l’importante valeur de la masculinité dans la culture lesbienne et de l’inadéquation générale entre les personnes assignées femmes et l’histoire hégémonique de la sexualité. La vraie question, alors, est : qu’est-ce qui est arrivé aux fairies et aux queens ? Il ne fait aucun doute qu’un grand nombre d’entre elleux auraient choisi de transitionner ou se seraient installé·es dans une homosexualité conforme de genre relativement exempte de stigmatisation. Étant donné la valeur érotique et culturelle de la masculinité chez les hommes gais, les hommes gais féminins qui ne désirent pas transitionner sont devenus une forme de paradoxe. Stéréotypiques gay, mais rarement considérés désirables au sein de la culture masculine gay (le slogan ’’pas de gros, pas de femmes, pas d’Asiatiques’’ représente la culture gay ’’masc4masc’’ qui est désormais hégémonique), les hommes gays féminins sont ’’devenus historiques”, évoquant les homosexualités d’autrefois, mais dépourvus d’un seul terme affirmatif pour les identifier, et encore moins pour exprimer un désir positif pour eux [13]. Fait révélateur, pas une seule “tribe” sur l’application de sexe gay Grindr ne nomme des hommes gays féminins ou ceux qui pourraient les désirer ; ‘‘trans’’, en revanche, est une tribe recensée. Les hommes féminins sont devenus des non-entités érotiques, désirés, le plus souvent, malgré plutôt que pour leur féminité. Ce sont des retombées à la fois de la binarité cis/trans et de la binarité homo/hétéro : si, au début du XXe siècle, n’importe quel homme normal aurait pu les désirer, aujourd’hui aucun homme hétérosexuel n’y est autorisé, et ils n’attirent que peu d’hommes gays.

L’entrée dans la non-binarité

Telles sont les conséquences d’une taxonomie mal conçue qui cherchait, contre les faits et au mépris de l’intégralité de l’histoire queer, à trier scrupuleusement les gens en cisgenres versus transgenres. Cela, jusqu’aujourd’hui. Conformément au penchant à la divergence comme stratégie de gestion des tensions taxonomiques, la distinction cis/trans a donné naissance à un troisième terme, non-binaire, qui, contrairement à son prédécesseur rarement employé, genderqueer, s’est propagé comme une traînée de poudre en quelques années. Initialement, non-binaire – un terme générique pour toustes celleux qui s’identifient comme ni homme ni femme – offrait un foyer indispensable à toustes ces orphelin·es habitant les limites floues de la binarité cis/trans. Mais l’identité non-binaire est de plus en plus revendiquée par des personnes qui ont une apparence et un comportement indistincts de celui de lesbiennes et de gays ordinaires, ou même d’hétérosexuels ordinaires. Alors que Miley Cyrus, Courtney Stodden et Sam Smith ont récemment fait la une des journaux en se déclarant non-binaires, ce phénomène ne se limite pas aux personnes riches et célèbres. Une enquête menée en 2021 par le Trevor Project estime que 26 % des jeunes LGBTQ aux États-Unis âgés de 13 à 24 ans s’identifient désormais comme non-binaires – une proportion familière à celleux qui enseignent des cours queer/trans [14]. Comment cela s’est-il produit ? Si, au début des années 2000, genderqueer était une catégorie presque inimaginable, comprise comme ne s’appliquant à quasi personne, comment la non-binarité est-elle devenue une catégorie omniprésente qui pourrait apparemment s’appliquer à quasi n’importe qui ?

Une condition préalable à l’universalisation de l’identité non-binaire est l’idéalisation trans du cisgenre. Pour paraphraser une fois de plus Butler, Avons-nous commencé à construire le cisgenre comme un monolithe normatif afin de mettre en relief les bigarrures de l’identité trans et non-binaire en tant que forces non ambiguës et non contaminées de l’opposition de genre ? La réponse ne peut être qu’un oui retentissant. Gardez à l’esprit que le cisgenre n’est pas et n’a jamais été une identité sociale. Comme l’hétérosexualité, le cisgenre est un terme contraire, fabriqué à partir de rien. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de personnes qui ne sont pas transgenres, dans le sens de personnes qui ne désirent pas de transition. En effet, si telle était la définition de cisgenre, tout irait bien. Mais cette définition n’est que le contraire de la définition familière de transgenre, et non la définition « officielle ». L’Oxford English Dictionary définit transgenre comme désignant « une personne dont le sens de l’identité personnelle et du genre ne correspond pas au sexe de cette personne à la naissance, ou qui ne se conforme pas aux notions conventionnelles de sexe et de genre » [15]. Dans une opposition logique, cisgenre est défini comme « désignant une personne dont le sens de l’identité personnelle correspond au sexe et au genre qui lui ont été attribués à la naissance (contrairement au transgenre) [16] ». Des définitions similaires prolifèrent sur internet et sur les réseaux sociaux, qui sont les espaces par excellence de formation de l’identité sexuelle et de genre des jeunes générations. Il est frappant de constater que cisgenre (et « officiellement » transgenre) est désormais uniquement défini comme une question d’« identité personnelle ». Mais comment une personne conforme de genre pourrait-elle développer une quelconque relation à son identité de genre ? Dans un contexte où la plupart des personnes conformes de genre n’ont jamais eu à réfléchir à leur identité de genre, lorsqu’elles se penchent à l’intérieur d’elles-mêmes pour trouver une relation éprouvée avec leur genre, elles ont toutes les chances de n’y rien trouver. Lorsqu’iels ont bien des ressentis liés à la masculinité et à la féminité, ces ressentis sont susceptibles d’être extrêmement ambivalents – comment pourraient-ils ne pas l’être, puisque ces termes sont des artefacts d’assignations de genre patriarcales et des critères racialisés de distinction civilisationnelle  ? Tandis qu’iels ont peut-être entendu des personnes trans parler de dysphorie de genre, iels chercheront en vain le sentiment qui indique leur cisness. Car il n’y en a pas. Parce que le cisgenre – la notion d’un alignement si exact entre le sens personnel de son identité et le rôle de genre assigné qu’il n’y a pas de frottement, pas d’ambivalence et pas de sentiment de contrainte – est et a toujours été un fantasme. Personne ne s’est jamais senti de cette façon. Nous, les personnes trans, avons inventé le fantasme du cisgenre comme le contraire de l’extrême inconfort genré et sexualisé que nous avons vécu. Nous sommes les responsables de l’idéalisation du cisgenre, et il nous incombe en partie de la défaire.

Comme si le terme cisgenre n’en faisait pas assez, le discours non-binaire vient d’inventer un nouveau contraire fictif. Tout comme l’homosexualité a engendré une hétérosexualité idéalisée et que le transgenre a donné naissance à un cisgenre idéalisé, la non-binarité a donné naissance à une identification binaire idéalisée comme son opposé (opposition ironiquement binaire). Si une personne non-binaire ne s’identifie ni comme homme ni comme femme, non seulement une personne binaire s’identifie bel et bien comme un homme ou une femme, mais elle le fait (par connotation) de manière « binaire », c’est-à-dire sans aucune expérience ou identification transgenre. Le problème est que, ainsi compris, personne n’est binaire, ni les « personnes trans binaires » communément opposées aux personnes non-binaires, ni les « personnes cis binaires », qui ne choisiraient jamais ce terme pour se décrire ou décrire leur rapport au genre. En effet, si l’identité non-binaire se propage comme une traînée de poudre, il n’est pas une coïncidence si ce ne soit pas le cas de l’identité binaire. Presque personne, trans ou cis, ne s’identifie comme binaire ou ne trouve ce terme utile pour décrire sa relation expérientielle au genre. Le binaire, encore plus que le cisgenre ou l’hétérosexuel, est un contraire idéalisé, et non une façon d’être réellement vécue.

Le discours non-binaire a également poussé l’auto-identification de genre bien plus loin que ce que les personnes transgenres auraient pu imaginer. Si les personnes trans ont utilisé le discours de l’auto-identification pour s’assurer que nos choix de transition – médicale ou sociale – étaient respectés, le discours non-binaire l’a utilisé pour éliminer tout bonnement la nécessité de transitionner. Le discours non-binaire contemporain soutient fermement que le non-binaire peut prendre différentes apparences et n’a pas besoin de trouver une expression extérieure dans le choix vestimentaire, de la coiffure, des pronoms ou de tout autre marqueur social de genre [17]. Ce principe a probablement émergé comme un moyen de contrer le réflexe de genrer de façon binaire même les personnes visiblement déviant·es de genre, étant donné la difficulté d’apparaître hors des catégories homme ou femme à celleux qui ont l’habitude de classer tout le monde de cette manière. En réponse, le discours non-binaire a renchéri avec une notion de genre comme identification psychique interne, avec le corollaire que l’identification non-binaire est « valide » quelle que soit l’expression extérieure. Alors que de nombreuses personnes non-binaires cherchent à modifier leur apparence pour contrer les attentes genrées binaires, avec le discours d’auto-identification de genre, de plus en plus de personnes cessent de le faire.

Cette confluence d’événements a créé un contexte propice à l’émergence de plus en plus de personnes non-binaires. Car si, selon la loi des contraires, il faut être soit non-binaire, soit binaire, et si, dans le prolongement de l’interprétation populaire erronée de Trouble dans le genre, il est radical d’être non-binaire et normatif d’être binaire, alors de plus en plus de personnes choisissent et continueront de choisir une identité non-binaire. Ceci est d’autant plus vrai que l’identité non-binaire est à peu de frais. Tout ce qui est requis pour être non-binaire est de s’identifier comme tel. Personne ne sera attaqué·e, emprisonné·e, expulsé·e de chez elle·lui ou discriminé·e simplement pour s’être identifié·e comme non-binaire. L’une des explications actuelles les plus populaires de l’identité non-binaire est qu’il ne s’agit pas, en fait, d’un genre supplémentaire, mais plutôt d’une perspective ou d’une croyance – un choix de voir le genre comme un spectre ou comme illimité plutôt que comme binaire [18]. Aujourd’hui, une liste de personnes que j’ai rencontrées qui s’identifient comme non-binaires comprendrait : une personne blanche assignée femme qui a étudié le bouddhisme et a décidé que, ontologiquement, le genre n’est pas binaire ; un certain nombre de féministes assignées femmes qui éprouvent un malaise face aux attentes patriarcales ; un certain nombre de personnes trans qui ont transitionnées et souhaitent être « out » en tant que trans, déclarer que leur histoire de vie n’a pas été dans un seul genre ; un certain nombre de personnes brown qui souhaitent décoloniser la « binarité de genre coloniale » ; un certain nombre de personnes noires pour qui, en raison d’une histoire de leur dégenrage (ungendering), la noirceur écarte du statut de cisgenre [19]. Selon cette logique, toutes les personnes « éveillées » devraient être non-binaires ; seul·es les personnes politiquement rétrogrades pourraient souscrire à une identité de genre binaire, ou encore pire croire à la binarité de genre tout court.

Aucune croyance ou sentiment de ces personnes à propos du genre n’est inintéressante ou erronée. Ce que j’interroge, c’est si l’avis politique, les sentiments personnels ou les croyances sur le genre, contrairement à ce qu’affirme le discours progressiste actuel sur le sujet, devraient être la base des catégorisations de genre tout court. Comme le langage, les catégories de genre – y compris trans, cis, non-binaire et binaire – sont sociales et interpersonnelles, et non individuelles ; c’est ce qui les rend significatives en premier lieu. Si elles ne l’étaient pas, les personnes trans et non-binaires ne ressentiraient pas plus le besoin d’annoncer leur genre au monde que nous ne ressentons le besoin d’annoncer nos couleurs préférées. Ce qui est socialement pertinent, c’est la transition – un déplacement des catégories sociales de genre, quelles qu’elles soient – et non l’identification – une relation personnelle, ressentie, et donc hautement fantasmatique et labile, à ces catégories. L’identification est le processus psychique qui rend apparent l’intervalle entre l’individuel et le social ; ce n’est pas le site de leur soudure. Ou, comme le dit Butler, « l’identification n’est pas l’identité », une distinction qui a été oubliée dans le discours non-binaire [20]. Alors que les politiques de genre sont socialement pertinentes, c’est seulement l’universalisation néolibérale de l’identité comme base de toutes les politiques qui a rendu nécessaire d’annoncer sa politique de genre comme une identité – non-binaire – plutôt que de simplement la mettre en pratique. Il est donc nécessaire de réparer la blessure historique ouverte par la binarité cis/trans en créant une ou plusieurs catégories de genre socialement lisibles – basées sur la présentation et le comportement, et non sur l’auto-identification seule – pour celleux qui veulent passer d’hommes ou de femmes à quelque chose d’autre, quelque chose avec un contenu social positif plutôt que quelque chose qui en est dépourvu, comme l’est actuellement la non-binarité.

Enrayer la machine identitaire occidentale

Comme l’a montré ma brève histoire d’accidents, nous ne sommes pas passé·es d’un système de genre rigide et appauvri à un système flexible et nuancé. Au contraire, l’histoire occidentale du genre-sexualité a été celle de la création, par méthode de divergence comme mode de gestion de l’instabilité catégorielle, de catégories normatives de plus en plus idéalisées et inhabitables, allant de l’hétérosexuel au cisgenre, puis au binaire. C’est l’histoire de l’enfouissement de plus en plus profond du genre dans les recoins privés du soi, désavouant de plus en plus tout rapport au social. Si Butler a écrit Trouble dans le genre comme une critique de l’imputation d’un noyau intérieur là où il n’y a rien d’autre que des performances contraintes d’idéaux sociaux de genre, en 2022, le noyau fictif de l’identité de genre s’est autonomisé. L’identité de genre est envisagée non pas comme dérivée mais comme autonome du social, dans la mesure où elle peut totalement contredire la façon dont quelqu’un performe son genre en réalité (la popularité de l’identité non-binaire femme AFAB [Assigned Female at Birth] en est un exemple). Aujourd’hui, « l’identité de genre » fait référence à une individualité fondamentale qui ne nécessite aucune expression, aucune incarnation et aucun point commun – dans le cas de certaines micro-identités qui se répandent sur Internet – avec les genres tels qu’ils sont vécus par d’autres dans le monde. En ce sens, l’identité de genre contemporaine est l’apothéose du fantasme occidental libéral d’une individualité « autologique » autodéterminée, idéal régulateur qui ne prend sens qu’en opposition à l’individualité « généalogique », surdéterminée par les liens sociaux, attribuée aux personnes racisé·es et indigènes [21]. L’identité non-binaire n’est donc pas, comme le voudraient certain·es non-binaires, un refus radical de la binarité coloniale du genre. Car la pensée occidentale binaire a gouverné chaque étape de l’histoire des catégories occidentales de genre-sexualité, générant un opposé idéalisé pour chaque nouvelle catégorie inventée. Le noyau binaire qui régit la pensée non-binaire est moins celui entre binaire et non-binaire que celui, fondateur de la pensée occidentale, entre l’individu souverain autologique et les liens généalogiques non-choisis du social. Il est donc difficile d’imaginer une identité plus localisée dans l’Occident et moins décoloniale que l’identité non-binaire contemporaine.
Ma brève histoire a également montré, cependant, que tous les problèmes identitaires et discursifs non-binaires ne sont pas la faute des seules personnes non-binaires. Conformément aux enseignements de la généalogie foucaldienne, ils sont la conséquence d’une lente avalanche d’accidents historiques. En somme, ils sont le fruit : 1) d’un recours à la divergence comme moyen de gérer l’imperfection des catégories identitaires ; 2) l’utilisation de la pensée binaire pour fabriquer des opposés fictifs (hétérosexuels, cisgenres, binaires) dont le caractère inhabitable engendre alors d’autres identités divergentes, qui engendrent ensuite de nouveaux opposés fictifs, et ainsi de suite ; 3) l’idéalisation de ces identités ; et 4) la vulgarisation de la thèse (occidentale, cartésienne, sexologique) selon laquelle le genre est psychique plutôt que social.
Je propose qu’on enraye cette machine identitaire. Il peut être nécessaire de générer de nouvelles identités, étant donné que la non-binarité n’est pas une véritable catégorie sociale mais plutôt un vaste parapluie sans contenu social positif. Néanmoins, nous pouvons abandonner la pensée binaire et taxonomique occidentale en refusant de créer un opposé fictif pour chaque nouveau terme. Nous pouvons abandonner l’idée que le genre est purement psychique et travailler à la place à la création d’une catégorie sociale vivable, valorisée et lisible pour les personnes féminines assignées hommes (étant donné la haute valeur culturelle et érotique de la masculinité, un espace pour les personnes masculines assignées femmes existera probablement toujours). Plus important encore, nous pouvons arrêter d’idéaliser (et d’essayer de nommer) une version du genre normal, et nous pouvons refuser d’utiliser les termes trompeurs binaire et cisgenre. Car de même qu’il n’y a jamais eu d’hétérosexualité sans désir homosexuel, il n’y a jamais eu de genre cis- ou binaire exempt d’identification croisée ou d’atypie de genre. Comme l’écrit Butler :

La ligne est censée différencier straight de lesbienne, mais la ligne est contaminée par ce qu’elle cherche précisément à conjurer : elle délimite l’identité avec le même geste par lequel elle se différencie ; le geste par lequel elle se différencie devient la frontière par laquelle passe la contamination, minant la différenciation elle-même [22].

La contamination va de pair avec la catégorisation. Il est presque impossible de se sentir totalement non ambivalent par rapport à une catégorie sociale identitaire, ni entièrement décrit·e par celle-ci ; cela n’a jamais été l’objectif de la politique transgenre ou transsexuelle en premier lieu. La question est donc de savoir si nous pouvons développer une tolérance à la contamination et à l’inévitable inadéquation des catégories identitaires, plutôt que de continuer à repousser perpétuellement le problème, en générant toujours plus de termes à la poursuite d’un rêve impossible – celui des catégories sociales capables de correspondre à l’unicité des psychés individuelles. Pour mener à bien cela, nous devons avant tout renoncer au fantasme selon lequel le genre est un moyen de connaissance de soi, d’expression de soi et d’authenticité plutôt qu’un schéma social partagé, donc imparfait. Cela signifie développer une politique et un discours trans solides sans l’identité de genre.

Kadji Amin.
Traduction de l’anglais (États-Unis) par luki fair.

[1Jules Gleeson, ‘‘Judith Butler : ‘We Need to Rethink the Category of Woman,’’’ Guardian, 7 septembre 2021, https://www.theguardian.com/lifeandstyle/ 2021/sep/07/judith-butler-interview-gender.

[2Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity (New York, 1990).

[3Jay Prosser, Second Skins : The Body Narratives of Transsexuality (New York, 1998), 21–60.

[4Judith Butler, “Afterword”, dans Butch/femme:Inside Lesbian Gender, ed. Sally Munt (Londres, 1998), 227, emphase de l’auteur.

[5Je m’approprie la terminologie de la divergence/convergence de Janet Halley pour faire référence à deux stratégies opposées pour négocier la variété, la fluidité et les stigmates sociaux différentiels de genre-sexualité. Voir Janet Halley, Split Decisions : How and Why to Take a Break from Feminism (Princeton, 2008).

[6Esther Newton, Mother Camp : Female Impersonators in America (Chicago, 1979) ; Joanne Meyerowitz, How Sex Changed : A History of Transsexuality in the United States (Cambridge, MA, 2002) ; David Valentine, Imagining Transgender : An Ethnography of a Category (Durham, NC, 2007). La terminologie de “l’ouvert” versus le “couvert” est celle de Newton.

[7A. Finn Enke, ‘‘The Education of Little Cis : Cisgender and the Discipline of Opposing Bodies,’’ dans The Transgender Studies Reader 2, ed. Aren Aizura and Susan Stryker (New York, 2013), 234–47.

[8Butler, “Afterword”, 226

[9Jane Ward, Not Gay : Sex between Straight White Men (New York, 2015).

[10Voir Jonathan Ned Katz, The Invention of Heterosexuality (New York, 1995).

[11George Chauncey, par exemple, démontre que cela se passait parmi hommes de la classe ouvrière à New York entre la fin du XIXe siècle jusqu’au années 30. Voir George Chauncey, Gay New York : Gender, Urban Culture, and the Making of the Gay Male World, 1890–1940 (New York, 1994).

[12A propos de la violence médicale à l’encontre des personnes intersexes, voir Hil Malatino, Queer Embodi- ment : Monstrosity, Medical Violence, and Intersex Experience (Lincoln, 2019).

[13Kadji Amin, Disturbing Attachments : Genet, Modern Pederasty, and Queer History (Durham, NC, 2017), 127.

[14‘‘National Survey on LGBTQ Youth Mental Health 2021,’’ https://www. TheTrevorProject.org/survey-2021/.

[15OED Online, s.v. ‘‘transgender, adj.’’

[16OED Online, s.v. ‘‘cisgender, adj.’’

[17Voir, par exemple, Meredith Talusan, ‘‘This Is What Gender-Nonbinary People Look Like,’’ them, November 19, 2017, https://www.them.us/story/this-is-what-gender-nonbinary-people-look-like.

[18Jennalynn Fung, ‘‘What It Means to Be Non-Binary,’’ Teen Vogue, June 1, 2021, https://www.teenvogue.com/story/what-it-means-to-be-non-binary.

[19La relation des Noirs à l’identité non-binaire est sans aucun doute la plus intéressante et mérite une étude plus approfondie. Parfois, les personnes noires non-binaires rompent avec le penchant autologique du discours non-binaire pour affirmer une identité non-binaire comme un résultat de la racisation anti-noire.

[20Butler, ‘‘Afterword,’’ 227.

[21Elizabeth Povinelli, The Empire of Love : Toward a Theory of Intimacy, Genealogy, and Carnality (Durham, NC, 2006) ; Aniruddha Dutta, ‘‘Allegories of Gender : Transgender Autology versus Transracialism,’’ Atlantis : Critical Studies in Gender Culture & Social Justice 39, no. 2 (2018) : 86–98.

[22Butler, ‘‘Afterword,’’ 228.