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Lien original : par baedanfr
En anglais : The Anti-Social Turn
Traduction en français de The Anti-Social Turn, dans le volume 1 de Baedan.
Introduction à la traduction
Le Tournant Anti-Social est le texte d’ouverture du premier volume du Journal Bædan (Bædan – a journal of queer nihilism, sorti en 2012), introduisant le projet queer nihiliste anarchiste qui posera ensuite une grande partie des bases de ce que l’on appelle désormais le nihilisme de genre. Le premier chapitre de ce texte, Pure négativité, a été traduit par Breakdown Édition dont nous adaptons la traduction ici. Les extraits cités ont soit été repris directement de traductions existantes, soit traduits partiellement pour l’occasion lorsqu’une traduction en français n’existait pas. La traduction de ce texte vise à diffuser les idées et pratiques qui nous intéressent pour l’anarchisme et le nihilisme, plutôt que de viser à traduire pour l’intérêt littéraire du texte même. Dans cette optique, certaines tournures ont pu être complètement modifiées et certains choix faits, en tentant de garder une perspective globale plutôt que de rester dans une traduction littérale phrase par phrase. Au niveau de ces choix, on mentionnera notamment le fait d’avoir choisi une féminisation et/ou neutrisation sans aucune formalité, cohérence ou règle générale (plus à la vibe qu’autre chose), d’utiliser des majuscules pour certains concepts ou mettre en avant certains mots (ce qui se retrouve notamment dans la dernière partie sur la Jouissance, le terme étant dans la version anglaise réutilisé directement du français, ce qui ne fait pas le même effet une fois replacé dans un texte en français), dans la réutilisation telle quelle de termes anglais tel que queerness (traduit par queerité dans la traduction du texte d’Edelman, parfois aussi traduit par queeritude, on trouve qu’il marche quand même beaucoup mieux tel quel) ou queer, ou au contraire de traductions peut-être un peu trop littérales de mots qui n’existent peut-être pas en français (le choix notamment d’utiliser futurité – où l’on retrouve parfois advenir en français – et de réserver futurisme à la seule expression de ‘futurisme reproductif’, ou bien de constamment utiliser futur là où ‘avenir’ serait peut-être plus utilisé en bon français). On a aussi essayé de limiter les notes de traduction, malgré l’utilisation excessive de certains concepts psychanalytiques notamment par Edelman ou de difficultés liées à la nature universitaire de certains textes cités, puisqu’on ne se sentait de toute façon pas capables de les expliquer. ChacunE les interprétera comme ielle veut, de sorte à rendre ces concepts plus utiles qu’ils ne le sont dans leur sens et contexte d’origine.
LE TOURNANT ANTI-SOCIAL
La pièce maîtresse d’Edelman, Merde au futur [No future, Queer theory and death drive] qui porte sur la négativité queer, offre un ensemble de leçons cruciales pour les adeptes de bædan, c’est-à-dire pour celleux d’entre nous pour qui la queerness signifie le refus de la société et non pas une négociation avec ou au sein de celle-ci. Notre interprétation et notre usage – peut-être abusif – du travail singulier d’Edelman ne nous laisse pas d’autre choix que de lui reprocher sa forme académique, sa position au sein de la théorie queer institutionnalisée, et l’écart entre sa théorie et sa pratique. Son projet échoue lorsqu’il situe la négativité queer dans diverses productions culturelles -films, littérature- et ne s’attelle pourtant jamais à amorcer cette négation dans le contexte d’une révolte vécue ou d’une lutte active contre la société à laquelle il prétend s’opposer.
En explorant Merde au Futur, on s’obstine à l’exproprier de sa tour d’ivoire, à l’extraire de son milieu académique, et à l’utiliser en tant qu’outil pour nos projets de vie. Nous nous posons en opposition aux interprétations « safe », rassurantes, offertes par l’université et ses théoricien.ne.s, vers une élaboration de la négativité queer qui ne signifie rien de moins que la destruction du monde civilisé.
Judith/Jack Halberstam, un.e autre théoricien.ne queer renommé.e, situe l’importance du texte d’Edelman dans ce qu’iel nomme le projet anti-social, mais y perçoit aussi ses lacunes:
L’œuvre polémique d’Edelman ouvre la voie à de féroces articulations de la négativité : « merde à l’ordre social et à l’Enfant au nom duquel nous sommes collectivement terrorisées ; merde à Annie et merde à l’orpheline dans Les Misérables, merde au pauvre et innocent enfant sur internet ; merde aux Lois (avec un l majuscule ou minuscule), et à l’ensemble du réseau de relations Symboliques [NdT : Les termes plusieurs fois utilisés dans ce texte de ‘symbolique’, ‘ordre symbolique’, ‘réseau de relation symbolique’ etc font référence au concept développé par Lacan d’ordre symbolique. C’est-à-dire comment le conscient et l’inconscient, le cognitif est régit par des catégories (homme/femme, enfant/adulte, animal/humain etc) et des systèmes de valeurs qui engendrent des règles, des convenances, et structurant ainsi la société et le langage.] et au futur qui lui sert de pilier ». Mais, au final, il n’emmerde pas la loi, qu’elle ait un L majuscule ou pas. Il succombe à la loi de la grammaire, la loi de la logique, la loi de l’abstraction, la loi du formalisme apolitique, la loi des genre littéraires […]
Halberstam définit également de manière plus explicite l’intérêt tout particulier qu’il porte au texte de la manière suivante :
je veux aborder de manière critique le projet d’Edelman pour pouvoir concevoir le projet anti-social d’une façon plus explicitement politique
D’une certaine manière, l’objectif d’Halberstam est similaire au notre. La féroce négativité d’Edelman demeure prisonnière de la toile du savoir formel et de la domination qu’est l’université. Prise au piège dans ces lois – logique, abstraction, formalisme –, la théorie d’Edelman ne peut en l’état que servir d’articulation – quelque part encore plus vicieuse – de la loi de l’ordre social lui-même. Et pourtant, le projet alternatif d’Halberstam échoue pour les même raisons. Nous ne désirons pas une construction politiquement plus explicite du projet anti-social quand tout ce que la logique de la politique elle-même ne peut réellement offrir n’est que plus d’abstraction, plus de formalisme, plus du Même. Pour nous, la théorie queer n’est importante que dans la mesure où l’on en fait un outil ou une arme pour nos propres projets. Mais pour cela nous ne pouvons nous tourner vers la politique, qui est la science d’organiser et de représenter la société. À la place, nous devons dépasser le projet d’Edelman, se défausser de son apolitisme en faveur d’une anti-politique explosive.
Si, comme l’affirme Halberstam, Edelman a ouvert une porte pour un projet queer anti-social, alors passons le seuil de cette porte puis foutons le feu à la maison toute entière tant qu’on y est. Ce qui suit est une lecture rapprochée et un renversement de Merde au Futur. Ce sont les élément vitaux de la théorie sans son bagage universitaire, les points cruciaux du texte aiguisés en armes destinées à des projet anti-sociaux.
Pure négativité
Le projet d’Edelman, bien qu’on ne le considère que comme un point de départ, est intriguant parce que la queerness est pour lui fondamentalement négative. Toute manifestation contemporaine de queerness, qu’elle se présente sous la forme d’une assimilation gay, de politiques centrées autour des identités ou d’une sous-culture « queer radicale », ne peut ignorer des décennies d’intégration capitaliste au sein de la société et de l’État. Ces différentes formes se rejoignent en ce que leurs contenus partagent une identité queer positive. Si nous lisons autant Edelman de manière cathartique [NdT : la katharsis est l’action correspondant à « nettoyer, purifier, purger », ici séparer le bon du mauvais pour extraire du texte ce qui est intéressant], c’est parce que sa conception de la négativité queer nous permet de nous défausser de tout les bagages liés aux identités qui accompagnent la queerness. Cette démarche contre une queerness positive est cruciale. Elle illustre une vérité sur le capital. Le capital se base sur l’accumulation de valeur – n’importe quelle valeur – pour sa propre reproduction. Le capital est en processus continu de révolte contre lui-même. Des sujets qui furent à un moment marginaliséEs ou annihiléEs par l’ordre civilisé sont absorbéEs dans ses rouages, les positions autrefois marginales sont déplacées en son sein. Il n’existe pas de queerness positive qui ne soit pas déjà un terrain propice à la reproduction de la société. Les institutions positivistes de la queerness – ses booms, ses projets communautaires, ses groupes militants, ses réseaux sociaux, sa mode, sa littérature, ses arts, ses festivals – forment la structure matérielle de la civilisation. Quels que soient les antagonismes ou les différences que portent ces formes, ces dernières sont re-faites méticuleusement à l’image du capital, vidées de toute leur valeur et neutralisées de toute dangerosité. Nous constatons avec horreur que la queerness devient l’avant-garde des marchés et le sang neuf de l’économie postmoderne avancée.
Cette analyse du positivisme n’est pas propre à la queerness. Il est facile de pointer du doigt un certain nombre de projets anarchistes et d’exposer de quelles manières ils reproduisent l’aliénation-même qu’ils tentent de dépasser. Les coop’, les marchandises produites pour une sous-culture radicale, les médias indépendants, les espaces de sociabilité, les Food Not Bombs : quand les projets anarchistes positifs ne font pas un travail social pour empêcher un effondrement ou un soulèvement, ils développent des innovations (self-management, production décentralisée, productions participatives, création de réseaux sociaux) qui aideront à prolonger le règne du capital jusqu’au siècle suivant.
Se séparer de ces formes, c’est élaborer la queerness dans le négatif. En faisant ainsi le lien entre la queerness et la négativité, nous rejoignons Edelman, qui définit la queerness de la manière suivante :
La queerité [est] irréductiblement liée à « l’égaré » ou à « l’atypique », à ce qui égratigne la « normalisation », trouve sa valeur non dans un « bien » qui est susceptible de généralisation, mais uniquement dans cet entêtement particulier qui vide la notion de bien général de toute substance. L’adhésion à la négativité queer, ne peut donc avoir aucune justification si la justification nécessite une adhésion au renforcement d’une valeur sociale positive quelle qu’elle soit ; sa valeur réside bien plus dans le défi qu’elle lance aux valeurs définies par le social, et ainsi dans son défi radical envers la valeur du social lui même.
Pour le formuler autrement, nous ne somme pas intéressé.es par un projet social de queerness, par des contributions queer à la société, par le fait de modeler nos propres ghettos dans les structures matérielles et symboliques de la vie capitaliste. Notre rapport à la théorie queer devrait plutôt se situer dans le discernement des moments révélant un potentiel de destruction de la société, de ses structures, de ses relations. Pour Edelman, une théorie de la négativité queer s’amorce à partir d’une exploration de la figure fantasmée qu’occupent les queers dans l’imaginaire collectif de la société. Sa méthodologie consiste à sillonner les discours et les cauchemars de l’hétéronormativité de Droite. En citant des fondamentalistes les uns après les autres, il dépeint la terreur avec laquelle l’ordre établi anti-queer imagine la menace que représente la queerness. Une menace qui persiste tout au long de l’histoire et jusqu’au présent, imaginant les queers comme les destructeur.ice.s de la cohésion sociale, comme les fossoyeu.r.euses de la société, le rejet même des valeurs du travail dur et honnête et de la famille, comme une vague persistante qui vient éroder les fondations des économies monétaires et libidinales, comme des voleur.euses, des escrocs, des hustlers, pêcheur.euses, meurtrier.ères, déviant.es, pervers.es. Les queers ne sont pas seulement damnéEs, iels sont aussi la preuve de la damnation fondamentale de la société. Après tout, les sodomites sont nommés ainsi d’après la position symbolique qu’iels occupent en tant que symbole sexuel de la décadence de la civilisation et de son annihilation imminente. Edelman analyse un exemple de ce fantasme:
Nous devrions la considérer moins comme un exemple de harangue hyperbolique que comme un rappel de la désorientation que les sexualités queer devraient provoquer : « L’acceptation ou l’indifférence envers le mouvement homosexuel entraînera la destruction de la société en laissant l’ordre civil être redéfini et en nous abîmant, nous, nos enfants et nos petit-enfants, dans une ère sans aucun idéal sacré. En fait c’est l’ensemble de la civilisation occidentale qui est en jeu » Avant que les platitudes lénifiantes et bien pensantes du pluralisme progressiste se répandent sur nos lèvres, avant que nous fournissions une fois de plus l’assurance que notre amour est un amour différent mais bel et bien un amour comme le leur néanmoins, avant que nous invoquions pieuse la litanie de nos glorieuses contributions aux civilisations de l’Orient comme de l’Occident, oserions-nous nous poser un instant pour reconnaître que M. Wildmon a peut-être raison – ou, plus important, qu’il devrait avoir raison : que la queerité devrait et doit redéfinir de telles notions, par exemple celle « d ‘ordre civil », par une rupture d’avec notre foi fondatrice en la reproduction du futur ?
Le désir d’Edelman d’une queerness qui prendrait le fait de se faire appeler ‘menace à l’ordre social’ comme un défi plutôt qu’une insulte, fait écho au texte « Intimité Criminelle » écrit par « un gang de queers criminels », publié en 2009 dans le journal anarchiste Total Destroy [NdT : en français dans Queer Ultra Violence / Vers la plus queer des insurrections]:
« Les rouages du contrôle ont rendu notre existence illégale. Nous avons enduré la criminalisation et la crucifixion de nos corps, de notre sexe, de nos genres indisciplinés. Raids, chasses aux sorcières, bûchers. Nous avons occupé l’espace des déviants, des putes, des pervers, et des abominations. Cette culture nous a rendu criminelLEs, et bien sûr, à notre tour, nous avons dédié nos vies à la criminalité. Dans la criminalisation de nos plaisirs, nous avons trouvé le plaisir inhérent au crime ! Alors qu’on nous déclarait hors-la-loi pour qui nous sommes, nous avons découvert que nous sommes effectivement des putains de hors-la-loi ! Nombreux sont ceux qui accusent les queers d’être responsables du déclin de cette société – et nous en sommes fierEs. Certains croient que nous avons l’intention de réduire cette civilisation et son tissu moral en lambeaux — et ils ont bien raison. On nous décrit souvent comme dépravéEs, décadentEs, et révoltantEs – mais ils n’ont encore rien vu. »
Ce positionnement qui s’approprie, assume, embrasse le négatif implique une conspiration libératrice entre les ennemi.es de la société. Il nous permet d’échapper aux pièges qui se cachent dans chacune des tentatives de construction de contre-narratifs positifs. Il est impossible de nier le potentiel destructeur et anti-social de la queerness sans en même temps venir renforcer l’ordre social. Il est impossible de construire un discours qui s’oppose à la paranoïa anti-queer, qui nous imagine comme des ennemis de Dieu, de l’État et de la Famille, sans en même temps leur reconnaître à chacun une légitimité implicite. L’espoir que des notions progressistes de tolérance et qu’un activisme combatif puisse déconstruire cet imaginaire est l’expression d’un désir d’assimilation dans la société. Même les positionnements queer « anti-assimilation » ou « radicaux » cherchent à nier cette négativité et à faire de la place pour des représentations queers au sein de l’État, ou pour que les queers puissent trouver leur place au sein du capitalisme.
Nous suivrons Edelman tandis qu’il élabore cette idée :
Plutôt que de rejeter, comme le fait le discours de Gauche, cette association de la négativité avec le queer, nous devrions comme je le propose, envisager de l’accepter et même de l’embrasser complètement. Non dans l’espoir de forger ainsi un ordre social plus parfait – un tel espoir, après tout ne ferait que reproduire le mandat contraignant du futurisme, tout comme un tel ordre ne ferait que reproduire de la même manière la négativité associé au queer – mais plutôt de refuser l’insistance de l’espoir lui-même en tant qu’affirmation, laquelle est toujours l’affirmation d’un ordre dont le refus sera toujours reconnu comme impensable, irresponsable et inhumain. Et l’atout de cette affirmation ? C’est toujours la question : si pas ça, alors quoi ? C’est toujours l’exigence de traduire l’insistance, la force pulsionnelle de la négativité dans un point de vue ou une « position » déterminée, que cette même détermination viendrait nier : c’est toujours l’impératif de l’emprisonner dans une forme stable et positive. Quand j’avance donc que nous devrions tenter ce qui est sûrement impossible, renoncer à notre allégeance – aussi nécessaire soit-elle, à une réalité basée sur cette chaîne de Ponzi qu’est le futurisme reproductif – mon intention n’est pas de proposer quelque « bien » qui serait ainsi assuré. Je veux au contraire insister sur le fait que rien, et certainement pas ce que nous appelons au contraire le « bien », ne peux avoir aucune espèce de certitude dans l’ordre du Symbolique. […] nous devrions plutôt voter, de manière imagée, pour « aucune des mentions ci-dessus », pour la suprématie d’un non constant en réponse à la loi du symbolique, qui ferait écho à l’acte fondateur de la Loi, à sa négation auto-constituante.
Une fois de plus, un simple glissement permet d’appliquer cette critique aux discours et aux constructions imaginaires des anarchistes. De nombreuXses anarchistes se sentent obligéEs de répondre aux caractérisations négatives de nos intentions et de nos positionnements. A une farandole d’accusations flatteuses – comme quoi nous sommes des criminel.les nihilistes et violentEs semant le désordre – les adeptes d’un anarchisme positif répondent instinctivement en insistant sur le fait que nous sommes muEs par les idéaux les plus nobles (la démocratie, le consensus, l’équité, la justice), que nous cherchons à créer une société meilleure, que nous sommes non-violentEs, que nous pensons que l’anarchisme est la plus haute forme d’organisation qui soit Encore et toujours, les anarchistes et autres révolutionnaires prêtent allégeance à la société en niant la réalité ou même la possibilité d’être des ennemiEs de l’ordre social
Les concepts de Gauche telles que la réforme, le progrès, la tolérance et la justice sociale se retrouvent toujours confrontés à la dure réalité : à savoir que toute avancée progressiste ne peut qu’amener un système plus sophistiqué de misère et d’exploitation; que la tolérance ne veux rien dire; que la justice est une impossibilité. Les militantEs, autant les progressistes que les révolutionnaires, répondront toujours à notre critique de l’ordre social en demandant que l’on y articule une quelconque sorte d’alternative. Disons le une fois pour toute : nous n’en n’avons aucune à offrir. Face à un système qui intègre de manière ininterrompue tout projet positif en son sein, nous ne pouvons nous permettre d’affirmer ou de proposer de nouvelles alternatives qu’il puisse consommer. Nous devons plutôt prendre conscience que notre tâche est infinie, non pas parce que nous avons tant à construire mais parce que nous avons un monde entier à détruire. Notre vie quotidienne est si saturée et structurée par le capital qu’il est impossible d’imaginer une vie qui vaille le coup d’être vécue, à l’exception d’une vie de révolte.
Nous appréhendons la destruction comme nécessaire, et nous la désirons en abondance. Nous n’avons rien à gagner à avoir honte de ces désirs ou à manquer de confiance en eux. Il ne peut y avoir de liberté à l’ombre des prisons, il ne peut y avoir de communautés humaines dans un contexte marchand, il ne peut y avoir d’auto-détermination sous le règne d’un État.
Ce monde, les polices et armées qui le défendent, les institutions qui le constituent, les architectures qui lui donnent sa forme, les subjectivités qui le peuplent, les dispositifs qui administrent ses fonctions, les écoles qui inscrivent son idéologie, le monde militant qui répond frénétiquement à ses crises, les artères de ses flux et circulations, les denrées qui définissent la vie en son sein, les réseaux de communications qui y prolifèrent, les technologies d’informations qui le surveillent et l’enregistrent – doivent jusqu’au dernier être annihilés dans chacune de leur forme. Se dérober devant cette tâche, rassurer nos ennemiEs de nos bonnes intentions, est la plus crasse des malhonnêtetés. L’anarchie, tout comme la queerness, est la plus puissante sous sa forme négative. Les conceptions positives de ces dernières, quand elles ne sont pas simplement une acceptation silencieuse face à une domination totalisante et sophistiquée en constante évolution, restent désespérément piégées dans un combat avec les détails de sa totalité, combat dont la domination elle-même régit les règles.
Dans Merde au Futur, Edelman, s’approprie et s’attarde sur un concept psychanalytique particulier : la pulsion de mort. En élaborant la relation entretenue entre « la théorie queer et la pulsion de mort », il déploie ce concept pour pouvoir nommer une force qui n’est pas spécifiquement liée à l’identité queer. Il affirme que la pulsion de mort est une éruption constante du désordre existant dans l’ordre symbolique lui-même. Il s’agit de la tendance innommable et inarticulable de toute société à produire les contradictions et les forces qui seront à même de la détruire.
Pour éviter de se faire piéger dans une idéologie lacanienne, nous devons nous dépêcher de nous éloigner d’une grille d’analyse qui, pour comprendre cette pulsion, serait uniquement psychanalytique. Pour l’imaginer d’une autre manière, le marxisme nous promet qu’une crise interne fondamentale au mode de production capitaliste garantie que celui-ci produira de par lui-même sa propre négation. Les traditions messianiques, quant à elles, s’accrochent à la foi en un messie qui émergera un beau jour pour mettre fin aux horreurs de l’histoire. Les élaborations anarchistes les plus romantiques décrivent l’inévitabilité de la révolte des individuEs contre la banalité et l’aliénation de la vie moderne. Le gouvernement cybernétique opère, lui, sur la compréhension que l’illusion de la paix sociale contient une série complexe et imprévisible de risques, catastrophes, contagions, événements et soulèvements à gérer. Malgré leurs idéologies, chacune de ces grilles de lecture contiennent une part de vérité. La pulsion de mort désigne cet élément irréductible et permanent qui a produit et produira toujours de la révolte. Le vivant, la queerness, le chaos, la révolte délibérée, la commune, les ruptures, l’Idée, le sauvage, les troubles oppositionnels avec provocation – on peut donner d’innombrables noms à ce qui échappe à notre capacité de la décrire. Chacune tente de nommer la négation erratique intrinsèque à la société. Elles parviennent presque à théoriser la tendance universelle de toute civilisation à produire sa propre perte.
L’explosion des émeutes urbaines, la prévalence des méthodes de piratage et d’expropriation, la haine du travail, la dysphorie de genre, l’augmentation inexpliquée des attaques violentes contre des policiers, les auto-immolations, les pratiques sexuelles non-reproductives, les sabotages irrationnels, la culture nihiliste hacker, les campements hors-la-loi qui n’existent que pour eux-même : la pulsion de mort se révèle dans chaque moment qui s’écarte de l’ordre social et qui commence à en déchirer le tissu.
Le déploiement symbolique de la queerness mis en place par l’ordre social, est toujours une tentative pour identifier la négativité de la pulsion de mort, pour enfermer son potentiel chaotique dans les confins de tel ou telle subjectivité. C’est en partie parce qu’il affirme que le pouvoir doit créer, puis classifier les subjectivités antagonistes pour qu’il puisse ensuite annihiler tout potentiel subversif à l’intérieur du corps social, que le travail de Foucault est fondamental pour la théorie queer. Homosexuel.les, gangsters, criminel.les, immigrant.es, mères vivant des minimas sociaux, transexuel.les, femmes, jeunes, terroristes, black bloc, communistes, extrémistes : le pouvoir est toujours en train de construire et de définir ses sujets antagonistes qui doivent être géréEs. Après une émeute, quand la fumée se dissipe, les appareils étatiques et médiatiques commencent de manière universelle à replacer de tels événements dans des logiques d’identité, figeant ainsi la fluidité de la révolte en une poignée de positions de sujets à emprisonner, ou bien, de manière plus sinistre, à organiser. Le progressisme, mué par son désir d’inclusion et d’assimilation, place ses espoirs dans la viabilité sociale de ces sujets-là, en leur capacité à participer à la reproduction quotidienne de la société. En se conduisant ainsi, l’idéologie du Progrès fonctionne de manière à piéger le potentiel subversif à l’intérieur de sujets spécifiques. Elle sollicite ensuite l’auto-répudiation de ces sujets du danger qu’iels ont été construitEs pour représenter. Cet élan vers la paix sociale échoue à éliminer la pulsion puisque malgré toute une panoplie de déterminismes, il n’y a pas de sujet qui peut parfaitement et à lui seulE contenir le potentiel de la révolte. La tentative simultanée d’avoir recours à la justice, est elle aussi vouée à l’échec, puisque l’intégration successive de chaque position de sujet à l’intérieur des relations normatives, nécessite que la construction du prochain Autre soit disciplinée ou détruite.
Plutôt qu’un projet progressiste qui viserait à continuellement éradiquer un chaos émergeant au fil du temps, notre projet, situé au seuil du travail d’Edelman, se base sur la négativité persistante de la pulsion de mort. Nous choisissons de ne pas construire une place dans la société pour les queers, car cela transposerait la position structurelle occupée par la queerness à une autre population. Nous nous identifions avec la négativité de la pulsion, et performons donc une dé-identification avec toute identité qui puisse être représentée ou qui puisse implorer des droits.
En se référant à Edelman :
Pour figurer le délitement de la société civile et la pulsion de mort de l’ordre dominant, il ne s’agit pas d’être ou de devenir cette pulsion ; là n’est pas la question. Mais plutôt accéder à cette pulsion figurale signifie reconnaître et refuser les conséquences de la fondation de la réalité sur le déni de la pulsion. Tout comme la pulsion de mort dissout les scléroses de l’identité qui permettent de nous connaître et de survivre tels que nous sommes, le queer doit revenir sans cesse sur le dérèglement, sur la subversion de l’organisation sociale en tant que telle – donc en nous déréglant et en nous subvertissant nous-même, ainsi que nos investissements dans cette organisation. Car la queerité ne peut jamais définir une identité, elle ne pourra que la dérégler. Et donc quand je soutiens comme je suis en train de le faire que le fardeau de la queerité dois moins se trouver dans l’affirmation d’une identité politique oppositionnelle que dans une opposition à la politique en tant que fantasme dominant de la réalisation, dans un futur toujours indéfini, d’identités imaginaires forcloses par notre assujettissement consécutif au signifiant, je ne propose aucune plateforme ou position à partir de laquelle la sexualité queer ou n’importe quel sujet queer pourrait finalement et complètement devenir elleux-mêmes, comme si iels pouvaient réussir à atteindre ainsi une essence de la queerité.
Je suggère plutôt que l’efficacité de la queerité, sa réelle valeur stratégique, réside dans sa résistance à une réalité symbolique qui nous investit comme sujet à la condition que nous nous investissons en elle, en nous accrochant à ses fictions dominantes, à ses sublimations persistantes, comme s’il s’agissait de la réalité elle-même.
Cette queerness négative coupe court à toute compréhension simplifiée de nous-même. Plus encore, elle nous coupe de toute formule toute faite, de toute notion facilement représentable de ce dont on a besoin, de ce que l’on désire, de ce qui doit être fait. Notre queerness n’imagine pas un « soi » cohérent et ne peut donc pas se battre pour que quelque individualité que ce soit puisse trouver sa place au sein de la civilisation. La seule queerness que la sexualité queer puisse jamais espérer atteindre, existerait dans un refus total de toute les tentatives d’intégration symbolique de nos sexualités à l’intérieur de structures gouvernementales et commerciales. Ce refus de la représentation met un terme à tout espoir que l’on puisse placer dans les politiques centrées autour des identités, ou dans des projets d’identité positive. Nous rejetons la foi progressiste en la capacité de nos corps à trouver une place dans l’ordre symbolique. Nous rejetons la foi progressiste qui veut que tout se finisse bien, qu’il suffit d’y croire.
Non, à la place nous voulons :
déchaîner la négativité contre la cohérence de toute image du moi, en nous assujettissant à une loi morale qui évacue le sujet pour le localiser par et dans ce même acte d’évacuation, en permettant la réalisation, ainsi, d’une liberté au-delà des liens de toutes images ou représentation, une liberté qui réside en dernier lieu en rien de plus que dans la capacité à ‘s’avancer dans le vide’.
Une révolte queer qui n’est pas basée sur les identités, qui est irreprésentable, inintelligible sera purement négative, ou elle ne sera pas. De la même manière, un anarchisme insurrectionnel doit embrasser la pulsion de mort pour se dresser contre tous les positivismes qu’offre le monde auquel il s’oppose. On ne peut pas se reposer sur des méthodes qui ont échouées si l’on espère interrompre l’incessante fuite en avant du capital et de son État. Les politiques centrées autour des identités, les plateformes, les organisations formelles, les sous-cultures, les campagnes activistes (qu’elles soient queer ou anarchistes) finiront toujours dans les impasses des identités et des représentations.
Nous devons fuir ces positivismes, ces modèles et expérimenter à la place avec la négativité indéfectible qui repose dans la pulsion de mort.
Edelman ajoute :
« L’immortalité » de la pulsion de mort fait alors référence à une négation persistante qui n’offre l’assurance de rien : ni de l’identité, ni de la survie, ni d’aucune promesse d’un futur. Au lieu de cela elle insiste en tant qu’impossibilité de la fermeture symbolique, sur l’absence de toutE Autre pour affirmer la vérité de l’ordre symbolique, et donc sur le statut illusoire du sens en tant que défense contre la substance auto-anéantissante de la jouissance. La queerité affirme une constante jouissance éruptive qui répond à l’inarticulable réel, à l’impossibilité du rapport sexuel ou même à l’incapacité à signifier la relation entre les sexes. L’existence queer, comme la pulsion de mort, s’avance pour refuser la stase normative, l’immobilité de la sexuation, […] pour saboter les structures mortifiantes qui constituent nos ego en tant qu’ego et elle le fait avec toute la force du Réel dont ces structures échouent à rendre compte. […] La pulsion de mort à la fois échappe à et défait la représentation. […] Les fossoyeur-euses de la société sont celleux qui n’en ont rien à faire du futur.
Nous reviendrons plus en détail sur les concepts de futurité et de jouissance. Pour conclure, nous affirmons qu’un processus insurrectionnel ne peut être qu’une explosion de négativité contre tout ce qui qui nous domine et nous exploite, mais aussi contre tout ce qui nous produit tel que nous sommes.
Pas pour les Enfants
Dans un passage plus haut, nous citions un texte de J. Halberstam dans lequel il exprimait son intention de retravailler la théorie d’Edelman en quelque chose de plus explicitement politique. Nous partageons l’insatisfaction d’Halberstam avec Edelman, pour qui la négativité queer n’équivaut pas à beaucoup plus que des circuits de conférences, des circuits de soirées, des heures à la salle, du botox, et le narcissisme grossier de la vie gay. Comme nous l’argumenterons plus tard, la théorie d’Edelman doit beaucoup à l’œuvre de Guy Hocquenghem, mais Edelman échoue à appliquer la critique d’Hocquenghem de la sous-culture queer à sa propre vie, choisissant bêtement d’ignorer l’avertissement donné dans Les Culs Énergumènes [NdT: la parenté du texte, publié dans 3 milliards de pervers, est ici attribuée à Guy Hocquenghem, à la suite de la traduction anglaise, mais celle-ci est remise en question] :
Du moment qu’on ne nous brûle plus sur les bûchers et qu’on ne nous enferme presque plus dans les asiles, nous continuons à patauger dans le ghetto des boîtes, des pissotières et des regards de biais, comme si cette misère-là était devenue l’habitude de notre bonheur. C’est ainsi, avec la collaboration de l’État, qu’on construit sa propre prison.
Pour pouvoir échapper nos propres prisons auto-constituées [ainsi] décrites [par Hocquenghem], nous devons nous tourner vers la critique que pose Edelman à propos de lui-même et de la forme pathétique du projet de sa vie. Notre argument continue d’être que son projet doit être emmené au-delà de ses propres limites. En réalité, c’est exactement le détachement de sa théorie par rapport à toute pratique de la révolte qui affaiblit le potentiel pouvoir de No Future. Arriver à la conclusion d’un détachement apolitique à travers la négativité queer est une faiblesse de raisonnement. Nous sommes plutôt intéresséEs dans une praxis à travers laquelle la théorie queer et la révolte queer se mêlent dans l’élaboration d’un nihilisme actif, d’une anti-politique.
Revenons à Halberstam un moment :
No future signifie, pour Edelman, signifie acheminer nos désirs autour de l’éclat éternel de l’enfant immaculé et trouver la face cachée des imaginaires politiques dans les logiques fièrement stériles et anti-reproductives de la relation queer. Cela paraît aussi signifier quelque chose (et même un peu trop) à propos du symbolique de Lacan et pas assez à propos de la puissante négativité de la politique punk. […] La Négativité peut bien constituer une anti-politique, mais elle ne devrait pas être comprise comme apolitique.
Halberstam a encore une fois raison de critiquer la dépendance excessive d’Edelman à la psychanalyse. Dans ce sens, nous pouvons uniquement interpréter sa méthodologie comme une échappatoire, une façon d’élaborer la négativité queer depuis la position de sûreté de l’universitaire ou de l’analyste. Nous sommes aussi d’accord que la négativité devrait être anti-politique plutôt qu’apolitique. Cependant, pour être honnêtes, nous ne sommes pas vraiment certainEs de ce que « la politique punk » puisse être, et nous craignons qu’elle soit probablement aussi mauvaise que n’importe quelle autre politique. Sur ce point, il est important que nous définissions notre anti-politique en tant que refus de toute logique politique : la représentation, la médiation, le dialogue avec le pouvoir. Et ainsi, encore une fois, nous devons abandonner les universitaires queer et leurs réponses faciles. Nous divergeons d’Halberstam en ce que nous ne localisons pas notre anti-politique dans un quelconque genre musical ou la sous-culture qui l’accompagne. A la place, nous allons essayer de montrer que l’insuffisance dans la pensée d’Edelman peut être complétée par les tendances anti-politiques d’une pratique anarchiste insurrectionnelle de l’attaque auto-organisée.
La critique de la politique d’Edelman part de la figure de l’Enfant. D’après lui, toutes les positions politiques se vendent comme faisant ce qui est le meilleur pour les enfants. Les politiciens, peu importe leur parti ou leur tendance, formulent universellement leurs débats autour de la question de quelles mesures politiques sont les meilleures pour les enfants, de qui garde l’Enfant le plus en sécurité, ou de quel type de monde nous voulons construire pour nos enfants. La centralité de l’Enfant dans le champ politique n’est pas limitée aux politiques électorales ou aux partis politiques. Les groupes nationalistes s’organisent autour de la nécessité de préserver un futur pour leurs enfants, tandis que les révolutionnaires anarchistes et communistes se préoccupent de s’organiser de façon révolutionnaire dans le but de créer un monde meilleur pour les générations futures. Les politicien-nes se préoccupent de différentEs enfants selon leurs différences idéologiques, mais l’Enfant reste une constante tel un ruban de Möbius, s’inversant et se retournant afin d’être la valeur universelle indiscutable et intouchable de toute politique. La politique, peu importe sa supposée radicalité, est simplement le mouvement universel de soumission à l’idéal du futur – pour préserver, maintenir et améliorer les structures de la société et les faire se proliférer à travers le temps, et tout cela pour le bien des enfants. L’Enfant doit toujours être le nom de l’horizon et le bénéficiaire de tout projet politique.
C’est pour cette raison qu’Edelman soutient que la queerness se retrouve absente de tout discours politique :
Car le point de vue progressiste de la société, qui semble accorder une place au queer, n’approuve pas plus que la Droite conservatrice le droit de la queerité à résister au futur et donc la queerité du queer. Pendant que la Droite imagine l’élimination des queers (ou le besoin de s’opposer à leur existence), la Gauche élimine la queerité en faisant briller la lumière froide de la raison, en espérant ainsi montrer qu’il s’agit seulement d’un mode d’expression sexuelle libre de toutes variations envahissantes, anticipant ainsi la formation fantasmatique déterminante, au moyen de laquelle la Gauche, et pas seulement la Droite, peut sembler présager le délitement de l’ordre social et [son focus] : l’Enfant. Des deux côtés, la queerité est ainsi réduite à ne rien signifier : pour la Droite, c’est le rien en perpétuel combat avec la positivité de la société civile ; pour la Gauche, rien de plus qu’une pratique sexuelle ayant besoin d’être démystifiée.
L’Enfant, bien sûr, a très peu de choses à voir avec de vraiEs enfants. Comme tout le monde, les enfants sont asserviEs par l’ordre politique de l’État et du Capital, il est attendu d’elleux de porter le fardeau d’être les bénéficiaires innocentEs des initiatives politiques. Non, plutôt, l’Enfant est le symbole fantastique de la prolifération éternelle de la société de classe. L’Enfant représente la succession des générations et la continuation de la société au-delà de la durée de vie de ses membres vivantEs. Toute politique, étant préoccupée avant tout par l’Enfant, se révèle n’être toujours qu’un processus servant à gérer et sécuriser la continuité de l’existence de la société. En tant qu’ennemiEs de la société, nous sommes aussi des ennemiEs de la politique.
Pour citer Edelman :
Le fantasme sous-tendant l’image de l’Enfant conditionne la logique à l’intérieur de laquelle la politique elle-même doit être pensée. A condition que nous nous comptions au nombre des individus politiquement responsables, cette logique nous contraint à nous soumettre au cadre du débat politique, et en fait, du champ politique, ce que le présent livre définit par le terme de futurisme reproductif : terme qui impose une limite idéologique au discours politique en tant que tel, et qui préserve dans le même mouvement l’absolu privilège de l’hétéronormativité en rendant impensable, et en excluant du domaine politique, la possibilité d’une résistance queer à ce principe organisateur des relations communautaires.
Si les différents discours de la politique sont toujours uniquement à propos de l’Enfant (en tant que le futur de la société), la queerness doit être anti-politique puisqu’elle marque une interruption fondamentale des normes et appareils sociétaux qui existent pour imposer la reproduction de l’Enfant. Oui, le sexe queer peut être du sexe non-reproductif, mais nous ne pouvons pas définir la queerness à travers des logiques aussi simplistes et naturalistes. La queerness, au-delà d’être la négation de la matrice de la famille hétéronormative, doit aussi être pratiquée comme le refus délibéré de l’impératif politique à reproduire la société de classe. Dans un monde où toutes les relations sociales sont régies par notre obligation à l’Enfant en tant que futur de l’ordre social, nous devons briser ces relations communales et détruire l’emprise de la politique sur notre vie quotidienne. La queerness se doit être en-dehors de la politique, un antagonisme contre le politique, faute de quoi elle ne serait pas queer du tout.
Par l’intermédiaire d’Edelman:
La queerité désigne le côté de celleux qui ne se battent pas pour les enfants, le côté extérieur au consensus par lequel toute politique confirme la valeur absolue du futurisme reproductif. Si les hauts et les bas du destin politique peuvent servir à prendre le pouls de l’ordre social, par contraste et au-delà de ses symptômes politiques, la queerité représente le lien de la pulsion de mort et de l’ordre social : sans aucun doute, un lieu d’abjection exprimé dans le stigmate, parfois fatal, qui fait suite à une lecture littérale de cette figure […] Pourtant, de manière plus radicale, je soutiens ici que la queerité atteint sa valeur éthique précisément dans la mesure où elle accède à ce lieu, en acceptant son statut figural comme une résistance à la viabilité du social, tout en insistant sur l’inextricabilité d’une telle résistance avec l’ensemble de la structure sociale.
La queerness, telle que nous allons ainsi la concevoir, n’est pas coincée dans une bataille dialectique d’identité queer contre identités normatives, ni de politique queer contre politique hétéronormative. Notre opposition queer est plutôt dirigée contre les fausses oppositions que la politique sert toujours à représenter. La queerness délimite l’espace qui est en dehors et à l’encontre de la logique politique. Les anarchistes insurrectionnalistes ne sont pas étrangerEs à cet espace. Tandis que les anarchistes de gauche articulent leur activité comme politique, les anarchistes insurrectionnalistes ne se préoccupent pas de telles abstractions. Nous fuyons tous les rôles politiques que nous sommes appeléEs à symboliser, que ce soient ceux construits par les médias ou par les leaders autoproclaméEs des luttes. Contrairement à la plupart des autres révolutionnaires autoproclaméEs, nous ne luttons pas pour un futur utopique (communiste, anarchiste, cybernétique). Nous ne visons pas des victoires dont profiteront des enfants symboliques dans une société future. Nous ne luttons pas pour un idéal abstrait. Nous ne construisons pas un mode, et nous ne sommes pas motivéEs par quoi que ce soit d’autre que nous-mêmes. Notre pratique anti-politique, nos tentatives d’insurrections, émergent purement du contexte d’une prise de conscience de notre vie quotidienne. Si nous parlons de guerre sociale, c’est parce que nous expérimentons des genres de relations et de combat pour attaquer l’ordre social.
Afin de véritablement rompre avec la politique, nous devons développer des formes de lutte qui brisent les illusions qui rendent la politique nécessaire. Pour encore citer Edelman :
La politique définit le cadre de la mise en scène sociale de la tentative du sujet d’établir les conditions [d’une] impossible fusion en s’identifiant à quelque chose d’extérieur à soi-même […] perpétuellement différée, à soi-même. Ainsi, la politique fixe les termes de la lutte pour l’avènement d’un ordre fantasmatique de la réalité dans lequel l’aliénation du sujet disparaîtrait dans une identité aux sutures rendues invisibles tout au bout de cette chaîne interminable des signifiants vécue comme l’Histoire.
La politique est une force si extrêmement sinistre car elle est animée par une aliénation et un manque ancrés dans les fondations de la société. Pour remédier à cet ennui, des individuEs se tournent vers la politique afin de découvrir des vérités universelles pour lesquelles lutter – une abstraction confortable pour remplir le vide dans leur expérience. C’est un paradoxe, bien sûr, puisque cette aliénation est intrinsèque à la société capitaliste, et la politique ne peut jamais que reproduire cette société, et par conséquent la misère qui l’accompagne. Le fantasme de la politique promet de connecter sa subjectivité vide à une abstraction extérieure à soi dans une tentative de trouver un sens profond, de se situer dans l’histoire, de vraiment faire quelque chose. Comme une forme de performance artistique, la politique agit comme une grande représentation de la résistance à la société, pourtant, en simple représentation elle reste inséparable de l’ordre symbolique. La réalité de la politique est qu’elle n’offre rien du tout, un rien-du-tout qui correspond au vide-de-sens de la vie sociale.
Une anti-politique queer et insurrectionnelle fonctionne comme interruption du circuit fermé vide-politique-vide. Interrompant la poursuite incessante d’un monde meilleur pour l’Enfant, notre projet se concentre sur l’épanouissement immédiat, la joie, le conflit, la vengeance, la conspiration et le plaisir. Plutôt que de faire de la politique, nous nous engageons dans la guerre sociale. Sans revendications, nous exproprions ce que nous désirons. Au lieu d’être représentéEs, nous pratiquons une auto-organisation autonome. Nous ne manifestons pas, nous attaquons. Comme pour notre queerness, notre anti-politique vise à échapper à l’identification politique ou à l’attachement idéologique à telle ou telle subjectivité politique.
Atteindre cette identification figurale avec le délitement de l’identité, et donc également avec la désarticulation du sociale et du symbolique, pourrait bien être décrit comme “politiquement autodestructeur”. […] Mais la politique (en tant qu’élaboration sociale de la réalité) et le soi en tant que prothèse maintenant le futur de l’enfant figural sont ce que la queerité, encore en tant que figure, nécessairement détruit – nécessairement dans la mesure où ce soi est l’agent du futurisme reproductif et cette politique le moyen de sa promulgation en tant qu’ordre de la réalité sociale. […] L’autodestruction politique est inhérente au seul acte qui compte : l’acte de résister à l’asservissement au futur au seul nom d’une vie.
Échapper au piège du Futur
Il devrait être évident par le traitement fait par Edelman de la relation entre la politique avec l’Enfant que la cathexis qui capture toute ambition politique est un mouvement vers le futur. L’ordre social doit se préoccuper du futur afin de créer une infrastructure en mouvement vers l’avant et un discours afin de proliférer. Le nom que donne Edelman à l’insistance sur l’Enfant comme futur est futurisme reproductif. Le futurisme reproductif est l’idéologie qui exige que toutes les relations sociales et la vie commune soient structurées de façon à permettre la possibilité du futur à travers la reproduction de l’Enfant, et donc la reproduction de la société. L’idéologie du futurisme reproductif assure le sacrifice de toute énergie vitale pour la pure abstraction de la continuité idéalisée de la société. Edelman affirme que “la futurité se résume à une lutte pour La Vie au détriment de la vie-même ; pour les Enfants au détriment des expériences vécues par les véritables enfants.”
Si la queerness est un refus de la valeur symbolique de l’Enfant comme horizon du futur, la queerness doit être considérée comme étant contre le futur lui-même. Pour être plus précis, notre projet queer doit aussi se positionner comme la négation du futur de la civilisation.
Edelman soutient que “le queer représente une barre posée devant toute réalisation du futur, la résistance, interne au social, à toute structure ou forme sociale.” Il situe cette anti-futurité queer comme étant la principale justification de la violence anti-queer: “Si il n’y a pas de bébé, et par conséquent, pas de futur, alors la responsabilité doit en incomber à l’appât fatal, stérile et narcissique des plaisirs, nécessairement destructeur du sens, et donc responsable du délitement de l’organisation sociale, de la réalité collective, et de manière inévitable, de la vie elle-même.” Il invoque les interprétations anti-queer de la destruction biblique de Sodome pour décrire la manière dont l’imaginaire collectif est toujours hanté par la notion qu’une prolifération de la queerness ne peut avoir Ainsi, au nom de l’Enfant et du futur qu’il représente, toute répression, sexuelle ou autre, peut être justifiée.
L’Enfant, enfermé dans une innocence perçue comme étant continuellement assiégée, condense un fantasme de vulnérabilité à la queerité des sexualités queer précisément dans la mesure où cet Enfant symbolise, dans sa forme sublimée, l’exacte valeur pour laquelle la queerité se trouve régulièrement condamnée : cette insistance sur la non-altérité qui tend à reproduire un passé imaginaire. Ainsi l’Enfant caractérise-t-il la fixation fétichiste à l’hétéronormativité : un investissement essentiel pour le récit compulsif du futurisme reproductif et chargé érotiquement dans la non-altérité rigide de l’identité. Et ainsi, comme la Droite radicale le soutient, la bataille contre les queers est un combat à mort pour le futur d’un Enfant, que cherchent à ruiner les féministes, les queers et ceux qui défendent la possibilité légale de l’avortement. En fait, comme l’Armée de Dieu le dit clairement dans le guide de confection de bombes produit à l’intention de ses membres militants pro-life, son but était complètement cohérent avec la logique du futurisme reproductif : “interrompre et finalement détruire le pouvoir de Satan de tuer nos enfants, les enfants de Dieu”.
Edelman continue en développant comment le futurisme reproductif est intrinsèque à l’idéologie suprémaciste blanche et au nationalisme blanc; vu à quel point l’Enfant est lié aux notions de race et de nation :
Permettez-moi de finir par une référence aux Fourteen words, attribués à David Lane, par lesquels les membres de différentes organisations séparatistes à travers les États-Unis affirment leur engagement collectif dans la cause de la haine raciale : “ Nous devons préserver l’existence de notre peuple et l’avenir des enfants blancs.” Aussi longtemps que “blanc” sera le seul mot qui fera l’horreur de ce credo, aussi longtemps que les enfants symboliques continueront à “protéger [notre] existence” grâce au fantasme que nous survivons en eux, aussi longtemps que le queer démentira ce fantasme, provoquant sa déréalisation aussi efficacement qu’une rencontre avec le réel, alors aussi longtemps également [la queerness] aura un futur.
Afin de renforcer son argument sur la nature répressive du futurisme reproductif, Edelman cite Walter Benjamin pour décrire la manière dont le fantasme du futur fut intrinsèque à la propagation du fascisme en Europe. Edelman, via Benjamin, décrit “ce fascisme du visage de l’enfant,” une phrase censée illustrer le pouvoir absolu accordé à l’idéologie du futurisme reproductif. Ce fascisme du visage de l’enfant sert à réifier la différence et ainsi sécuriser la reproduction de l’ordre social existant sous la forme du futur. Aucune atrocité n’est à exclure si c’est pour l’Enfant ; aucun projet horrible de l’industrie n’est à exclure si il sert à accélérer le futur de la civilisation industrielle. Les armées d’hommes, impériales comme révolutionnaires, se sont toujours présentées pour le massacre au nom de l’Enfant.
Mais il n’y a pas besoin de regarder bien plus loin que les gros titres du jour pour voir le pouvoir symbolique que le visage de l’Enfant déploie au service de l’ordre sociale. Cette année, la nation a été captivée par deux exemples horrifiques du régime-de-mort de la suprématie blanche aux États-Unis. Trayvon Martin à Sanford, Florida et Bo Morrison à Slinger, Wisconsin : deux jeunes noirs assassinés aux mains de justiciers racistes.
Tandis que le meurtre et l’incarcération systématiques des NoirEs sont si banals qu’ils ne peuvent pas faire les gros titres, ces histoires ont bouleversé la nation en particulier pour la façon dont elles rejoignent les récits d’innocence et d’enfance. Particulièrement dans le cas de Trayvon Martin, dont le futur lui a été dérobé à l’âge de dix-sept ans, un débat fait rage autour de son caractère et de son innocence par rapport à sa position symbolique en tant que l’Enfant.
Un camp de ce débat fait circuler une photo “angélique” de son visage afin d’assurer la société de sa nature d’enfant. L’autre camp fait circuler une photo truquée de lui portant une grillz comme preuve racialisée de sa nature d’adulte. Ce qui est en jeu dans ce débat est la position symbolique de Trayvon en tant que l’Enfant : s’il représente l’Enfant, son meurtre est une destruction atroce du futur (et par extension, des futurs de chacunE). S’il n’est pas l’Enfant, alors son assassin a agi par nécessité de protéger le futur de sa propre communauté (et les enfants y appartenant) d’une menace perçue (même si faussement). Tandis que des politicienNEs au rang aussi élevé que le Président investissent Trayvon du fardeau de porter la futurité de leurs propres enfants, d’autres continuent d’affirmer leur droit garanti par le second amendement à posséder des armes afin de protéger les leurs.
Bo Morrison a aussi été assassiné par un propriétaire raciste, et son assassin poursuit sa vie en toute impunité parce qu’il peut prétendre qu’il avait besoin d’éliminer toute menace pour ses enfants. Des jeunes hommes noirs qui étaient considérés, comme les queers, comme des menaces à la famille ont été détruits au nom de l’Enfant. A chaque fois, l’ensemble du débat est centré sur l’Enfant tout en occultant complètement la réalité des jeunes individuEs réellEs exécutéEs au nom de l’Enfant.
Les éditorialistes articulent les mesures qui pourraient être prises par les parents et l’État afin de restaurer la promesse du futur : l’interdiction des armes à feu, des propriétaires d’armes plus responsables, l’élimination des hoodies de la garde-robe des enfants, la surveillance de voisinage, davantage de police; de “justice.” Ces meurtres horrifiques démontrent qu’il n’y a vraiment aucun futur. C’est à cette vérité que les jeunes du monde entier s’éveillent. Iels remplissent les rues en masse, capuches sur le visage, pour distancer la police et prendre les flux de la ville. Iels marchent hors de l’école – la prison banale de la futurité – afin de piller des magasins et d’être avec leurs amiEs. Iels se préparent et se coordonnent, afin que la prochaine fois que l’unE d’elleux est brûléE sur le bûcher pour le bien du Futur, iels feront brûler la ville par la même occasion. Les feux de la Grèce, de Londres et de Bahreïn donnent une idée des conséquences d’un tel éveil.
Pour mieux ancrer la théorie de l’Enfant de Edelman et les débats contemporains autour de la reproduction dans le contexte historique spécifique qui a donné naissance au Capitalisme, nous nous tournerons brièvement vers le travail de Silvia Federici dans son livre Caliban et la Sorcière. Dans Caliban, Federici étudie la naissance du Capitalisme en Europe à travers le processus d’accumulation primitive. Pour Federici, le passage du féodalisme au capitalisme a été possible uniquement à travers l’accumulation des corps des femmes et par conséquent à travers la transformation de leur capacité corporelle en un site spécifique pour la reproduction d’une force de travail prolétarisée. Son histoire illustre que plutôt qu’une transition sans heurts, la période fut marquée par une oscillation constante entre insurrection et contre-insurrection. Elle caractérise les paysanNEs et les travailleurEs prolétariséEs qui se sont rebelléEs contre l’État et suite à la peste noire comme “ne se souciant pas du tout du futur,” coupéEs comme ielles l’étaient de toute fantaisie téléologique confortable. Elle affirme que l’autonomie et le pouvoir que les femmes paysannes (et les queers) avaient sur leurs propres corps devaient être détruit pour que la classe bourgeoise naissante puis les tourner en des machines de travail reproductif.
Nous la citons tandis qu’elle élabore la manière spécifique dont la construction de l’unité atomisée de reproduction sociale – la famille – fut cruciale dans le processus de répression des révoltes du début du Moyen-Âge contre le capitalisme :
Au Moyen Âge, les migrations, le vagabondage et l’augmentation des “crimes contre les biens” faisaient partie de la résistance à la paupérisation et à la dépossession : ces phénomènes prirent alors des proportions massives. Partout, si l’on en croit les déclarations des autorités de l’époque, des vagabonds s’ameutaient, passant d’une ville à l’autre, traversant des frontières, dormant dans des meules de foin ou s’agglutinaient aux portes des villes – une vaste humanité engagée dans une diaspora originale, qui devait échapper au contrôle des autorités durant des décennies […] une récupération et une reconquête dans de grandes proportions de la richesse commune volée était en marche […] Afin d’affirmer la discipline sociale, une attaque fut lancée contre toutes les formes de socialisation et de sexualité collectives : les sports, les jeux, les danses, les fêtes, festivals et autres rituels de groupe qui avaient été à l’origine des liens et de la solidarité entre travailleurs. […] Ce qui était en jeu était la désocialisation et la décollectivisation de la reproduction de la force de travail. Il s’agissait aussi de contraindre à un emploi plus productif des temps de loisir. […] L’enclosure physique qu’opérait la privatisation de la terre et la clôture des communaux fut redoublée par un processus d’enclosure sociale, la reproduction des travailleurs passant de l’openfield au foyer, de la communauté à la famille, de l’espace public au privé.
Le long de son analyse, Federici se tourne constamment vers l’atrocité historique qu’a été la chasse aux sorcières comme la figure principale de la destruction du pouvoir des femmes et l’accumulation subséquente de leurs corps en tant que machines-utérus. Elle soutient en particulier qu’au 16e et 17e siècles, un récit collectif circulait, pour tenter d’alimenter la paranoïa et la ferveur anti-sorcière, accusant les sorcières d’être des meurtrières d’enfants. Des conception courantes voulaient que les sorcières, sous prétexte d’être des guérisseuses, entreraient dans les maisons de leurs employeurEs afin de sacrifier leurs enfants au Diable. A une époque où les États et les familles étaient particulièrement préoccupées par le déclin de la population, cette peur mena à une haine féroce envers celles accusées de sorcellerie. Ici, on voit l’émergence de la primauté de l’Enfant comme symbole dominant de la reproduction idéologique et matérielle de la société de classe. Les sorcières, et les femmes médiévales de façon plus générale, peuvent ainsi être situées à l’intérieur de la catégorie structurelle de la queerness établie par Edelman : la catégorie de celleux qui refusent l’asservissement au futur sous la forme de l’Enfant. Il faut également noter, bien que Federici ne le mentionne que dans une note de bas de page, qu’il y avait une très forte association entre sorcellerie et queerness, et que d’innombrables queers aient trouvé la mort pendant la chasse aux sorcières.
Federici soutient qu’avec
[…] l’asservissement des femmes à la procréation […] Leurs utérus devenaient un territoire public, contrôlé par les hommes et l’État, et la procréation était directement mise au service de l’accumulation capitaliste. […] Marx n’a jamais reconnu que la procréation pouvait devenir un terrain d’exploitation et du même coup un terrain de résistance. Il n’a jamais pensé que les femmes pouvaient refuser de reproduire, ou qu’un tel refus puisse être partie prenante de la lutte de classe. […] Des femmes se mettant en grève contre l’enfantement.
Cet angle mort dans la pensée de Marx doit rester présent dans notre critique du futurisme reproductif et de son ordre social. Il est utile d’examiner les moments où les gens ont résisté à la reproduction de la société par la soustraction de leurs corps aux flux de la futurité. On voit bien comment, au moment historique décrit dans Caliban, le refus littéral de créer des enfants était une pratique de résistance contre la domination étatique de leurs corps. Ces résistance et refus corporels sont vitales aujourd’hui encore, mais notre lutte contemporaine n’est pas uniquement menée contre l’exigence de produire de réels enfants. Nous sommes confrontéEs au symbole de l’Enfant dont les intérêts et le visage gouvernent les opérations de la politique et de toustes les sujets politiques. Une autre sorte de grève sera nécessaire pour refuser le pouvoir fantastique de l’Enfant.
Une autre critique utile que Federici fait au Marxisme est que de la perspective des femmes, il est impossible de prétendre que le capitalisme ait un jour été progressiste ou libérateur. Elle soutient que si l’on reconnaît que la société de classe a émergé du massacre de milliers de femmes et de la transformation de leurs corps pour répondre aux besoins de l’industrie, alors nous devons reconnaître que le capitalisme a universellement été synonyme de dégradation et d’exploitation pour les femmes. Bien que ce ne soit rien de novateur de soutenir que le capitalisme soit synonyme d’exploitation, ce raisonnement est lié à notre analyse puisqu’il incrimine et réfute spécifiquement la téléologie (particulièrement Marxiste, mais déployée par de nombreuses autres idéologies) qui dit que le capitalisme était une étape nécessaire sur le chemin vers l’utopie. En rejetant cette idéologie progressive, Federici remet fondamentalement en question la stabilité narrative du futurisme reproductif, qui prétend que l’histoire nous conduit vers le paradis, et que la situation présente n’est seulement qu’une étape sur ce chemin.
Si nous voulons parfaitement comprendre pourquoi le complexe de l’Enfant, du politique, et du futurisme reproductif s’est mêlé dans des conditions si répressives, nous serons bien aviséEs d’analyser la dynamique spécifique du capitalisme tel qu’il a évolué à travers la contre-révolution des dernières décennies. En particulier, nous devons regarder le capital lui-même comme une force qui colonise la vie et la remodèle à son image. Pour cela, nous nous tourons vers le travail de Jacques Camatte dans son texte “Contre la Domestication”:
L’industrie du futur est née et a pris une vaste ampleur. Le capital pénètre dans ce nouveau domaine et se met à l’exploiter, provoquant une nouvelle expropriation des hommes et renforçant leur domestication. Cette emprise sur le futur distingue le mode de production capitaliste des autres modes de production. Dès le début, pour le capital, le rapport au passé et au présent se révèle moins important que le rapport au futur. En effet le seul échange vivifiant pour lui, c’est celui avec la force de travail ; la plus-value créée, capital potentiel, ne peut devenir capital effectif qu’en s’échangeant contre le travail futur. C’est-à-dire qu’au moment présent où la plus-value est engendrée celle-ci n’a de réalité que si dans un futur qui peut n’être qu’hypothétique et qui n’est pas obligatoirement proche, il y a manifestation d’une force de travail. Si ce futur n’est pas le présent (désormais passé) s’abolit : dévalorisation par perte total de substance. Il est donc clair que d’entrée le capital doit dominer le futur pour qu’il y ait assurance d’accomplissement de son procès de production. Le système du crédit lui permet de réaliser cette conquête. Dès lors le capital s’est bien approprié le temps qu’il modèle a son image, le temps quantitatif. Toutefois au travers de l’échange avec le travail futur c’était la plus-value présente qui était réalisée, valorisée, avec le développement de l’industrie du futur, il y a capitalisation de ce dernier. Celle-ci réclame une programmation du temps qui s’exprime de façon scientifique dans la futurologie. Désormais le capital produit le temps. Où les hommes peuvent-ils dorénavant placer leurs utopies et leurs uchronies ?
Au fil de la vie de Camatte, ses écrits dans “Contre la Domestication” marquent un tournant dans sa théorie de l’ultragauchisme [“left-communism”] aux idées anti-civilisation. Ce texte inspirera plus tard une quantité énorme de théorie anti-civ anglophone. Son argument est que la nature spécifiquement orientée vers le futur du capital – sa tendance à accumuler le futur – a permis au capitalisme de devenir la monstruosité qu’il est maintenant. Au delà de simplement s’approprier le travail vivant des êtres humains et de le commodifier comme travail mort, Camatte affirme que le capital a colonisé les humainEs elleux-mêmes, constituant leur être même et re-créant les relations humaines comme des communautés de capital. Il appelle ce processus – l’anthropomorphisation du capital – domestication. En venant coloniser chaque aspect de la vie dans la société industrielle, le capital finit par dominer le futur des individuEs autant que leur présent. Camatte continue :
Aux époques antérieures les sociétés en place dominaient le présent et, dans une moins grande mesure, le passé, le mouvement révolutionnaire avait pour lui le futur. Les révolutions bourgeoises et les révolutions prolétariennes devaient assurer le progrès qui n’est que par existence d’un futur valorisé par rapport à un présent et un passé à abolir. Dans les deux cas […] le passé était empire des ténèbres, le futur celui des lumières. Le capital a conquis le futur. Il ne craint plus les utopies, il tend même à les produire. Le futur est rentable. Produire un futur c’est conditionner les hommes, dès maintenant, en fonction d’une certaine production, c’est la programmation absolue. […]
La domination du passé, du présent et du futur avec exclusion de l’homme permet la représentation structurale où tout n’est que combinatoire de rapports sociaux, de forces productives ou de mythèmes, etc. La structure en se parachevant élimine l’histoire.
La totalité est notre situation. L’Histoire n’est que l’enregistrement de siècles de défaite et du triomphe du capital sur les mortEs. Le futur est un horizon dominé par sa représentation comme la sphère des possibilités d’expansion et des nouvelles technologies. Et autour de nous se trouvent les innombrables institutions, technologies et processus qui nous utiliseraient comme les outils soumis à ce processus de domination. C’est ce que cela signifie de décrire le capitalisme comme une totalité. C’est pourquoi nous ne nous opposons pas seulement à un système économique spécifique, mais à la société industrielle elle-même ; pas pour un contrôle en particulier des moyens de production, mais contre eux tout court.
Que le capital forme désormais l’horizon de nos vies est évident. Dire “no future” veut dire que nous n’avons aucun futur, excepté un futur à la dérive en mer, souffléEs à tout moment par les vents de la crise en cours du mode de production capitaliste. La précarité de l’emploi, des dettes à vie, l’impossibilité de la retraite, le besoin de constamment se reconstruire à travers d’innombrables techniques de soi pour pouvoir se mettre sur le marché comme belle et nouvelle marchandise, le loyer, les factures, les crédits : les faits de notre propre force de reproduction quotidienne nous forcent à constamment vendre non seulement nos capacités physiques, mais aussi nos futurs. A chaque fois que nous offrons notre corps dans le cadre d’une étude médicale, que nous jouons un tour, ou que nous menons une escroquerie, nous parions notre futur contre la tâche titanesque de survivre un mois de plus en enfer.
Les rédacteurices-en-chef du journal communiste anti-état Endnotes écrivent dans leur second numéro :
L’autoperpétuation capitaliste se présente comme une éternisation, elle apparaît comme infinie, sans au-delà. Comme cette relation se projete dans un futur infini, la théorie révolutionnaire se préoccupe forcément de la rupture, d’une interruption précisément dans la temporalité de la relation.
A quoi ressemblerait une telle interruption ? Comment peut-on imaginer une force capable de bloquer le flux ininterrompu du temps vers le futur ? Retournons à Edelman. Il cite un passage d’une campagne pour une ‘déclaration des droits des parents’ (une campagne politique ayant pour but de ‘renforcer la famille’):
Il est temps de nous rassembler et de reconnaître que le travail que font les parents est indispensable – qu’en nourrissant ces petits corps et en faisant croître ces petites âmes, ils créent la réserve du capital humain et social qui est si essentiel à la santé et à la richesse de notre nation. Plus simplement dit, en créant les conditions qui permettent aux parents de chérir leurs enfants, nous assurons notre futur collectif.
Edelman continue en analysant la campagne :
Écartons pour le moment ce qu’il faut bien appeler la transparence de cet appel. Écartons donc à quel point la vision spiritualiste de parents “nourrissant et faisant croître […] les petits corps […] et […] les petites âmes” aboutissent rapidement à une rhétorique demandant l’investissement bien plus pragmatique (et politiquement nécessaire) dans “le capital humain […] essentiel à la santé et à la richesse de notre nation”. Écartons, ce faisant, à quel point le passage rebaptise ces petits “âmes” humains du nom de “capital” [et] nous incite à “chérir” ces humains “capital[isés]” (précisément dans la mesure où ils viennent incarner ainsi ce “capital” humanisé. Tout cela écarté, des yeux pourraient encore découvrir que seule une intervention politique peut “permettre […] aux parents de chérir leurs enfants” ainsi que “d’assurer notre futur collectif” – ou de s’assurer […] que notre présent sera toujours hypothéqué sur un futur fantasmatique au nom du “capital” politique ces enfants seront devenus.
Et c’est ainsi que l’idéologie du futurisme reproductif s’inscrit parfaitement dans le contexte du capitalisme orienté vers le futur. Toute la force des ordres politiques et symboliques est mise au service de la reproduction – de la reproduction de l’Enfant. Mais ici nous voyons que la portée en constant expansion du capital revendique le futur et même les âmes des enfants pas-encore-néEs. Le Capital doit continuer à s’étendre, et peut seulement le faire en s’appropriant chacun de nos futurs, et même ceux des enfants que nous pourrions un jour avoir. Et la poussée-vers-l’avant du futurisme reproductif doit servir son but, à savoir continuellement procurer des sacrifices au processus sans-fin de domestication où le capital en vient à posséder toute vie. Le Capital est notre futur ; et pourtant il n’y a aucun futur. C’est au sein de cette contradiction – l’expansion du capital dans tous les domaines de la vie contre l’impossibilité de vivre une vie au sein du capitalisme – que nous devons orienter notre étude et théoriser comment l’on pourrait interrompre la perpétuation sans-fin de l’ordre présent.
Bien sûr, faire ceci nécessite un scepticisme aigu à l’égard du fantasme du futur. Edelman:
Nous aimerions penser qu’avec de la patience, du travail, des contributions généreuses aux groupes de lobby ou des participations généreuses dans les groupes activistes, ou encore qu’avec une dose généreuse de démarches juridiques futées et de sophistication électorale, le futur nous fera une place – une place à la table politique qui ne sera pas au prix de la place que nous cherchons dans un lit, un bar ou un sauna. Mais il n’y a pas de queer dans ce futur comme il ne peut y avoir de futur pour les queers, destinés comme ils le sont à être les oiseaux de mauvaise augure apportant la nouvelle qu’il ne peut pas y avoir de futur du tout […] Ce futur n’est rien d’autre qu’un rêve de gamin, qui renaît chaque jour pour éliminer la tombe béante qui vient de l’intérieur de la lettre sans vie, nous appâtant, nous piégeant dans la toile d’araignée de la réalité.
Cette croyance en un futur pour les queers que pointe Edelman a été récemment démontrée par les campagnes “It Gets Better” [NdT : “Ça s’améliore”], une série de vidéos YouTube virales dirigées aux jeunes queers qui leur promet que la vie s’améliore si seulement iels sont assez patientEs. Des célébrités, des politiciennEs et des personnes de tous horizons ont uni leurs forces pour défendre la magnifique inévitabilité d’un futur meilleur. Dans la réponse de la campagne à la trop réelle atrocité des suicides d’ado queers, elle ne fait que repousser l’atrocité et encourage son audience à se soumettre patiemment à une misère continue. En essayant de chasser la mort, iels chassent la vie, la remplaçant par des sacrifices et l’attente d’un futur meilleur. Le campagne promet un monde enrichissant qui existerait au-delà du cauchemar du lycée, mais oublie pourtant de mentionner les cauchemars éveillés de la dette, du travail, de la famille, de la maladie, de la dépression et de l’anxiété que le futur nous réserve.
De toutes ces vidéos, la plus vile et peut-être la plus parlante est une sortie récente par le service de la Police de San Francisco, qui montre des agents de police queers racontant leurs coming-out et rassurant les spectateurEs d’un futur meilleur à venir. Aux côtés de ces garanties, iels vont aussi implorer la jeunesse queer à appeler la police lorsque dans le besoin, déclarant que “ça va s’améliorer, et jusqu’à que ça s’améliore, nous serons là pour vous.”
Le futur va continuer son spectacle de mirages, promettant la rédemption tout en reportant éternellement sa livraison. Plus nous progressons loin sur ce chemin, plus nous serons loin de l’utopie avec laquelle il nous intrigue. Nous arriverons constamment où nous imaginions que le futur nous emmènerait, pour n’y trouver que le fait que le désert de la vie moderne continue de s’étendre dans toutes les directions – que le passage du temps a continué à nous livrer une nouvelle pure et simple répétition de la même chose : la même exploitation, aliénation, dépression, absence-de-sens. Si la queerness doit être notre arme, nous devons éviter de manière fanatique toute tendance vers le futurisme reproductif qui émousserait nos lames. Nous devons refuser les institutions du futur, qu’elles soient des lycées ou des services de police, qui appauvrissent éternellement notre présent. Si nous devons faire cesser la croissance exponentielle de la pile de corps queers sacrifiés aux pieds du futur, nous devons faire taire les refrains de it-gets-better et attaquer, ici et maintenant, tout ce qui rend la vie insupportable.
S’il est dans notre intention de participer à l’insurrection contre la domestication et la futurité du capital, nous ne devons pas être dupéEs par les utopies fuyantes du futurisme reproductif. A la place, nous devons nous situer dans notre présent, et explorer soigneusement les méthodes de sabotage, interruption, expropriation et destruction qui refusent la domination du futurisme. Ou, tel que le dit Edelman :
Si le destin du queer est de représenter cette fatalité qui coupe le fil du futur […] alors le seul statut oppositionnel auquel notre queerité pourra nous mener dépendra de notre capacité à prendre très au sérieux la place de la pulsion de mort que nous sommes appelés à représenter contre le culte de l’Enfant et l’ordre politique qu’il renforce, et en insistant sur le fait que nous, comme le dit clairement Guy Hocquenghem, ne sommes pas “le signifiant de ce quelque chose d’autre que serait une nouvelle forme ‘d’organisation sociale’ ”, que nous n’avons pas pour but une nouvelle politique, une meilleure société, un lendemain qui chante, puisque tous ces fantasmes reproduisent le passé, par déplacement, sous la forme du futur. Nous choisissons, au lieu de cela, de ne pas choisir l’Enfant, en tant qu’image disciplinaire d’un passé Imaginaire ou en tant que site d’une identification projective avec un futur toujours impossible. La queerité que nous proposons, dans les mots d’Hocquenghem “ignore la succession des générations comme étapes vers le mieux-vivre. [Elle] ne sait pas ce que signifie le sacrifice pour les générations à venir […], [elle] sait que la civilisation est mortelle, elle seule.” Plus encore : elle se réjouit de cette mortalité en tant que négation de tout ce qui se définirait soi-même, moralement comme pro-vie. C’est à nous d’enterrer le sujet dans le creux sépulcral du signifiant, prononçant enfin les mots mots pour lesquels nous sommes exécrés, que nous les prononcions ou pas : que nous sommes les avocats de l’avortement, que l’Enfant comme emblème du futur doit mourir, que le futur n’est qu’une répétition, et tout aussi mortifère que le passé. Notre queerité n’a rien à offrir à un ordre symbolique qui vit en niant ce vide, à l’exception de notre retour systématique sur la présence fantomatique de l’excès que ce vide implique, une insistance sur la négativité qui transperce l’écran fantasmatique du futur, faisant éclater la temporalité du récit avec la force toujours explosive de l’ironie. Et donc ce qui est le plus queer chez nous, le plus queer en nous et le plus queer malgré nous, c’est cette volonté d’insister de manière intransitive – d’insister sur le fait que le futur s’arrête ici.
Nommer l’innommable
Un concept crucial au projet d’Edelman est le terme de catachrèse. La catachrèse peut être définie soit comme l’utilisation d’un terme pour nommer quelque chose qui ne peut pas être nommée, ou la mauvaise utilisation d’un mot pour décrire quelque chose. Pour Edelman, toute utilisation du mot queer doit toujours être une catachrèse, puisque ce mot donne, par erreur, un nom à l’innommable. Ce concept est un outil pour critiquer tous les processus politiques et théoriques qui affirment une catégorie identitaire à la place de notre projet innommable. Pour Edelman, l’innommable fondamental est la pulsion de mort : la dé-faite de la civilisation, et notre propre dé-faite, pulsant avec l’existant. Il affirme que “c’est bien parce que c’est innommable, avec toutes les résonances que vous pouvez donner à ce nom, que cela est apparenté à l’innommable par excellence, c’est-à-dire à la mort.” Bien que nous puissions situer nos pulsions et projets innommables différemment, nous sommes forcéEs de nous heurter à la logique politique de la catachrèse et de nous confronter au désir de donner un nom – et par conséquent une représentation et une politique – à ce qui est par essence ineffable dans nos vies.
L’argument d’Edelman est spécifiquement dirigé contre Judith Butler et son projet pour une inclusivité radicale. En opposition à Butler, il soutient que toute tentative de légitimer et inclure toutE sujet dans la politique doit toujours échouer. Bien que l’on puisse agir en faveur de l’inclusion du catachrèse particulière qui nomme le vide anti-social, ce vide reste intouché, et un autre nom doit lui être donné. L’Autre nécessaire de l’ordre social ne peut être aboli à travers l’intégration réformiste de chaque Autre successifve dans le projet de la représentation politique. Un-e autre Autre doit s’élever pour remplir le vide. La Société trouvera unE autre ennemiE à discipliner et détruire.
En opposition à Butler et ses conceptions de la justice sociale, Edelman soutient :
Impliqué-e comme iel est dans l’intelligibilité en tant qu’horizon en expansion de la justice sociale, Butler voudrait affirmer “notre propre pouvoir” pour réarticuler, au moyen de la catachrèse, les lois responsables de ce qu’iel appelle justement notre “horreur sexuelle mutualisée”. Une telle réarticulation, affirme-t-iel, avancerait par le “scandale répété qui permet que l’indicible soit néanmoins entendu, grâce à l’emprunt et l’utilisation des termes mêmes qui sont signifiés pour imposer le silence”. Cela, bien sûr, suppose que l’indicible a pour but, par-dessus tout, de parler, alors que Lacan maintient […] quelque chose de radicalement différent : que le sexe, en tant “que incomplétude structurelle du langage est ce qui ne se communique pas, ce qui marque le sujet comme inconnaissable”. Sans aucun doute, comme Butler nous aide à le voir, les normes de l’ordre social changent en fait par catachrèse, et celleux qui jadis étaient persecutéEs comme symboles de “l’horreur sexuelle moralisée” pourraient bien échanger leur tombe froide et silencieuse pour une place sur la scène publique. Mais cette redistribution des rôles sociaux n’arrête pas la production culturelle de symboles […] de porter le fardeau de l’incarnation de l’horreur sexuelle moralisée. Car cette horreur survit aux figures fongibles auxquelles elle donne naissance dans la mesure où elle répond à quelque chose dans le sexe qui est par nature indicible : le Réel de la différence sexuelle.
Pour Edelman, la queerness est l’ineffable qui échappe à la possibilité d’être nommée : “la queerité considérée en tant que mot peut bien renforcer l’ordre Symbolique de la dénomination, mais nomme ce qui résiste, en tant que signifiant, à l’absorption dans l’identité Imaginaire du nom.” Ainsi, cette critique de la dénomination et son inclusion subséquente des sujets déviantEs doit remettre en cause les structures qui produisent des sujets normatifves et déviantEs dès le départ. Notre lutte ne peut pas être pour telle ou telle identité, mais plutôt contre les politiques représentatives de l’Identité elles-mêmes.
Edelman :
Cet agent responsable d’engendrer leur destruction a reçu plusieurs noms : […] une extermination globale du sens […] les fossoyeur-euses de la société […] tout ce qui empêche les parents de chérir leurs enfants […] les homosexuel-le-s […] la pulsion de mort et le Réel de la jouissance. […] La [queerité] noue ensemble ces menaces envers le futurisme reproductif. Contrairement à ce que propose Butler, aucune catachrèse politique ne peut empêcher le besoin de constituer une telle catégorie de [queerité]. Car même si, comme Butler le suggère, la catachrèse politique peut changer au cours du temps, les occupantEs de cette catégorie, la catégorie elle-même […] continue de marquer l’emplacement de tout ce qui refuse l’intelligibilité.
Et donc la question ainsi posée concerne le refus de l’intelligibilité. Les modalités contemporaines du pouvoir ont aboli le silence qui accompagnait un temps les sombres désirs ineffables de queerness et de destruction. Plutôt qu’une injonction contre la parole, le pouvoir de la démocratie biopolitique est précisément de nous faire parler. Les relations cybernétiques s’assurent que chacunE de nous en tant que sujet parlant ait la capacité de se nommer soi-même, de s’esthétiser soi-même, de déployer des blogs et des réseaux sociaux pour se représenter. La fonction contemporaine du pouvoir peut être comprise comme un mouvement perpétuel vers l’intelligibilité – un mouvement qui transforme ce qui était des angles morts en de nouvelleaux sujets à commercialiser ; de nouvelles identités à surveiller.
Nous sommes capturéEs par l’État à chaque fois que nous nous rendons intelligibles. Que ce soit une revendication, unE sujet politique, ou une organisation formelle, toute forme intelligible peut être récupérée, représentée, ou annihilée.
Notre projet doit alors procéder à constater le paradoxe que de le rendre vraiment intelligible – même par nous, même pour nous – serait sa défaite. Nous devons saisir la possibilité d’une vie ni contrainte ni produite par l’omniprésence du Capital et de l’État. C’est précisément par le fait que les mots échouent à le décrire et que les programmes échouent à l’amener que nous pouvons mener cette vide. Ainsi, tout impératif de mettre en mots ce projet ineffable doit être compris comme un compromis de ce qui se doit d’être un projet sans-compromis. Il n’y a aucun langage qui puisse rendre nos intentions compréhensibles par l’ordre social. Aucun mouvement vers une telle compréhensibilité serait une trahison de caractère antagoniste particulier de notre projet contre cet ordre social.
Camatte élabore à ce sujet :
Il y a soulèvement de la vie, recherche d’un autre mode de vie. Le dialogue ne peut être qu’entre les ébauches de réalisation et non entre l’ordre social et ceux qui se soulèvent. S’il y a encore possibilité de dialogue, cela est dû aux balbutiements du mouvement. Ce qui est fondamental, c’est un phénomène profond: “l’inadéquation de la vie humaine à l’aube de son développement avec la société capitaliste“ qui est la mort organisée sous les apparences de la vie. Il ne s’agit plus de la mort en tant que moment au-delà de la vie mais de la mort dans la vie, de la mort comme substance de la vie ; l’homme est mort et n’est que rite du capital. […] pour tous ceux qui ont la bouche pleine de terre et les yeux remplis de fantômes, cette exigence apparaisse irrationnelle ou tout au plus comme celle d’un paradis par définition inaccessible.
Ainsi, une queerness qui s’oppose à la société doit incarner la pulsion de mort de ce qui est devenu mort-dans-la-vie, la négation intrinsèque d’un ordre social fondé sur l’utilisation de la vie à ses fins. Dans ce projet, nous n’avons rien à gagner en parlant le langage des, ou en faisant des revendications aux, structures du pouvoir existantes. C’est précisément la capacité de ses structures à comprendre l’antagonisme qui rend l’intelligibilité synonyme de la récupération.
Edelman revient à Butler:
Il n’est donc pas étonnant que son acte subversif, sa “réarticulation de la norme”, tout en promettant d’ouvrir ce que Butler appelle un radical “nouveau champ de l’humain”, nous renvoie, au lieu de cela, aux formes connues d’un humanisme progressiste durable dont le cri de ralliement a toujours été, et reste, le “futur”.
Et si cela n’arrivait pas ? Et si toustes celleux qui, condamnéEs à une suspension ontologique à cause de leurs illégitimes et, par conséquent, invivables amours, ont refusé l’intelligibilité, [ont] refusé de se mettre, de manière catachrétique, dans le domaine du sens futur – [ont] refusé plus exactement, de se débarrasser du sens qui colle à ces identités sociales que l’intelligibilité exècre. […]
De tel-le-s [queers] insisteraient sur l’inintelligibilité de l’inintelligible, sur la limite interne à la signification et l’impossibilité de changer la perte Réelle en un profit significatif dans le Symbolique sans son rappel persistant : l’inévitable Réel de la pulsion de mort. En tant qu’incarnation de l’inintelligibilité, bien sûr, iels doivent voiler ce qu’iels exposent, devenant, comme des symboles de l’inintelligibilité, les moyens de son apparent assujettissement au sens. Mais où Butler […] contribue à l’intelligibilité de la logique du futurisme en ne cherchant pas moins que d’élargir le champ de ce qu’elle nous permet de saisir; où elle va, sur le chemin du futur, vers la légitimation continue de la forme sociale grâce à la reconnaissance qui est censée permettre “la certitude et la durabilité ontologique”, la [queerité], bien que destinée, bien sûr, à être requise par l’intelligibilité, consent à la logique qui en fait un symbole de ce que le sens ne peut jamais saisir. Rabaissée, elle étreint la dé-faite du sens en tant qu’insistance sans fin du Réel que le Symbolique ne peut jamais maîtriser pour signifier aujourd’hui ou dans le futur.
Ici, Edelman invoque le concept lacanien du Réel, ou ce qui échappe à l’articulation par les structures symboliques. Le Réel est l’indescriptible et innommable caractéristiques de notre vécu. Le Réel est l’essence irréductible de la révolte, du plaisir, de la conspiration et de la joie que comporte notre projet et qui échappe constamment à la représentation par les politiciennEs ou à la surveillance par les dispositifs de Police. Au contraire, l’Intelligibilité offre deux options : légitimation et inclusion démocratique, ou délégitimation et répression.
Jouissance
Maintenant que nous avons esquissé les aspects importants de la pensée d’Edelman, il est temps de se pencher sur la question de notre vécu. Si nous refusons la politique (avec ses projets positifs, son futurisme reproductif et son mouvement en avant vers l’intelligibilité) nous nous retrouvons à nous demander quel moyen de Jouissance la dépasse immédiatement. Comment constituer le projet purement négatif qu’appelle une telle conception rigoureusement critique de la queerness ?
Pour articuler un tel échappatoire, nous devons regarder en dehors du cadre des téléologies qui promettent des parcours progressifs vers l’utopie, en dehors du monde symbolique abstrait où vivent la politique et l’identité. Edelman nous inciterait à nous tourner vers le royaume psychanalytique du Réel : les faits matériels et affectives de notre existence qui échappent à la représentation et à la signification. Pour Edelman, le réel de la queerness – qui coupe court au bagage positiviste de l’identité – est la Jouissance. Il écrit :
La queerité défait les identités par lesquelles nous faisons l’expérience de nous-mêmes en tant que sujets, insistant ainsi sur le Réel d’une jouissance que la réalité sociale et le futurisme dont elle dépend ont déjà forclos. La queerité, dès lors, n’est jamais une question d’être ou de devenir mais, plutôt, d’incarner le rappel du réel interne à l’ordre symbolique. L’un des noms pour cet innommable rappel, tel que Lacan le décrit, est “Jouissance” : un mouvement au-delà du principe de plaisir, au-delà des distinctions de plaisir et douleur, un passage violent au-delà des liens de l’identité, du sens et de la loi.
Il est utile, pour comprendre ce concept de Jouissance, de suivre Edelman afin de penser les éléments de la réalité queer qui échappent à la représentation : les Rappels, comme il les nomme. Ces Rappels sont ce qu’il reste après que le Capital ait colonisé les positivités de la queerness – ses modes, ses fêtes, ses activités académiques, ses esthétiques, son travail, ses réseaux sociaux – et après que la politique intègre la queerness intelligible à son ordre symbole. Et donc quel est ce Rappel ? Ce qui reste après que l’on ait soustrait l’idéologie progressive de l’inclusivité, l’humble victime, les citoyennEs modèles, les arguments de vente excentriques, les permutations fluides de l’Identité, les volumes de théorie ? Ce qui reste est la Jouissance.
Edelman décrit la Jouissance comme une supplantation des frontières du plaisir et de la douleur, un éclatement de l’identité et de la loi. Nous devons analyser cette distinction entre plaisir et douleur comme étant une marque de l’ordre social sur nos corps. Et de la même façon, ce sont les plaisirs banals et minuscules produit par les structures de pouvoir modernes qui nous maintiennent dépendantEs de ces structures pour notre bien-être. La Jouissance, en abolissant les deux camps de cette distinction, nous coupe de la douleur comme instinct de self-préservation et du plaisir comme corruption séduisante de la société. C’est le processus qui nous rend momentanément libre de notre peur de la mort (au sens propre comme figuré) qui est un inhibiteur si puissant.
Nous pouvons situer cette Jouissance dans les moments historiques d’émeute queer : la cafeteria de Compton, Dewey’s, la Nuit White, Stonewall, et d’innombrables autres moments où des corps queers ont participé à la rupture – jeter des briques, allumer des feux, casser des vitrines, se réjouir dans les rues. Mais pour aller plus loin, la Jouissance est située précisément dans les aspects de ces moments (et d’autres qui nous sont inconnus) qui échappent aux historien-nes, ces moments qui ne peuvent être capturés dans un manuel scolaire ou situés dans des récits de progrès pour les personnes queers, ou d’une lutte politique rationnelle pour un meilleur futur. La Jouissance est la rage qui déborde de la première queen a allumé un feu ; la haine de tout un ordre social qui coule dans nos veines tandis qu’ielles brûlent une dizaine de voitures de la police de San Francisco. C’est le bonheur extatique qui a dû faire frissonner toustes celleux assez chanceuxses pour avoir entendu les sirènes de police de ces voitures hurler en prenant feu. La Jouissance est la manière dont les relations sexuelles ayant immédiatement suivies de telles émeutes furent complètement incommensurables comparées au sexe banal de la vie quotidienne. La Jouissance est l’élan moteur de la culture sexuelle queer, et pourtant c’est précisément cet aspect du sexe queer qui ne peut pas être cantonné à une industrie, vendu comme marchandise ou prévu pour un rituel commercial de de masse. Alors que chaque élément de l’industrie du sexe tente de résoudre un manque fondamental et d’intégrer ses désirs dans une expérience subjective cohérente, la Jouissance est très spécifiquement cet aspect du désir sexuel qui rend une telle union impossible. C’est un désir pour la Jouissance qui nous envoie chaque nuit chercher à dépasser nos capacités corporelles, à désintégrer nos propres limites corporelles, à vraiment fuir ce que et qui nous sommes. C’est précisément ce Rappel, qui définit le gouffre infranchissable entre la culture sexuelle publique de New York et de San Francisco dans les années 70 (des entrepôts squattés pour du sexe, des orgies perpétuelles, une culture du cruising qui a entièrement dissous la distinction entre le sexe et le reste la vie) et le soi-disant cruising de l’ère cybernétique (grindr, craiglist, des soirées peu fréquentées et hors de prix dans des sex-clubs en faillite). Cette distance peut aussi être comprise comme ce qui sépare l’anarchie d’une orgie de l’idéologie démocratique du polyamour puriste. La Jouissance est le désir innommable que l’on tente désespérément de résumer avant d’offrir son corps à unE autre : “Je veux qu’on me réduise à rien.” La Jouissance est l’essence la criminalité queer qui ne peut être réduite à un déterminisme vulgaire. C’est la joie trouvée dans la rétribution lorsque l’on cambriole un bourgeois client de prostitution, le frisson du vol, la satisfaction de la destruction. C’est parce que nous sommes accros à l’enchevêtrement du plaisir et de la douleur qui nous fait sortir encore et encore dans les rues : à la recherche d’une émeute ou d’une bagarre ou d’une baise. C’est précisément la poursuite d’une Jouissance innommable qui fait que à tous les coups, on risque tout en sacrifice au grand chaos. Cet aufheben des catégories de douleur et de plaisir et aussi le renversement de nos attachements et investissements dans l’activisme politique, une identité stable et la raison. La négativité de la Jouissance est la même qui nous éloigne de nos obligations à l’Économie, la Famille, la Loi, et, par dessus tout, le Futur.
Edelman:
Cette jouissance dissout ces investissements fétichistes en défaisant la consistance d’une réalité sociale qui est basée sur des identifications imaginaires, sur les structures de la loi Symbolique, et sur la métaphore du Nom-du-Père. Ainsi, il y a un autre nom qui désigne le caractère innommable de ce à quoi la jouissance nous donnerait accès : Derrière ce qui est nommé, ce qu’il y a est innommable. C’est bien parce que c’est innommable, avec toutes les résonances que vous pouvez donner à ce nom, que cela est apparenté à l’innommable par excellence, c’est-à-dire à la mort. Ainsi, la pulsion de mort se manifeste, bien que sous des formes complètement différentes, dans […] la jouissance […]
Dans la mesure où elle déchire le tissu de la réalité symbolique tel que nous la connaissons, en dénouant la solidité de tout objet, y compris l’objet sur lequel le sujet s’appuie nécessairement, la jouissance évoque la pulsion de mort qui persiste inlassablement en tant que vide dans et du sujet, au-delà de son fantasme d’autoréalisation, au-delà du principe de plaisir.
Il vaut le coup de suivre Edelman en mettant en garde contre la manière dont la Jouissance, ou plus précisément les tentatives futiles de s’identifier à ou de nommer la Jouissance, peut mener à une réification des catégories dont nous attendons de la Jouissance l’abolition :
Dans la mesure où la jouissance, comme fuite fantasmatique de l’aliénation intrinsèque au sens, se loge elle même dans un objet dont l’identité se voit devenir dépendante, elle produit l’identité comme une mortification, en rejouant exactement la contrainte de sens dont elle devait nous aider à échapper.
Toute tentative de faire de la Jouissance un projet positif ne peut jamais que s’en éloigner. Les circuit festifs cycliques [NdT : un type de soirées LGBT+], le porno, les réseaux sociaux, les manifs politiques, les organisations militantes, l’art : tout ceci vise à récupérer la Jouissance dans une structure alternative, et pourtant doit toujours échouer car la Jouissance est de façon inhérente ce qui échappe à la capture et rompt avec les récits cohérents qui justifient ces structures. Cette critique est particulièrement ironique venant de Edelman, dont la propre pratique de ‘jouisseur’ [NdT : jouissieur en anglais] ne semble jamais dépasser la participation à ces mêmes circuits festifs cycliques, conférences universitaires, heures interminables à la salle et des virées shopping luxurieuses. Il critique spécifiquement “[les] éruptions de la Jouissance hors-sens associés à ces circuits festifs cycliques qui lorgnent sur les circuits de la pulsion.” Dans son affirmation de tel ou tel élément de la culture gay moderne, il échoue à situer la Jouissance dans les histoires réellement subversives de la queerness (en comparaison desquelles la culture gay ne peut être qu’un remplacement pathétique). Il est important ici de réaffirmer que notre conception et notre pratique de la Jouissance doivent absolument s’étendre au-delà des limitations de l’œuvre d’Edelman.
La queerness, conçue comme entièrement négative, nomme la Jouissance interdite par, mais imprégnant cependant, l’ordre social lui-même. C’est la raison précise pour laquelle nous pouvons dire que derrière la façade du fonctionnement normal de la vie sous le capitalisme, il y a un courant subversif qui s’en prend infailliblement et irrationnellement aux conditions de l’existant. C’est aussi pour cela que nous pouvons dire que dans les moments de rupture et de révolte généralisés, il existe une tendance puissante et sinistre à la ré/assimilation de la révolte dans les circuits de la politique, de l’identité et de l’économie elle-même. Cette tension explique pourquoi toute révolte urbaine, comme on l’a observé à Londres ou Oakland, doit être rationalisée par les militantEs, les politicien-nes et les organismes de la police comme l’expression de plaintes précises par des communautés cohérentes. Et pourtant cette contradiction est aussi la raison pour laquelle des contrôles routiers de routine ou des raids par des policiers ont causé souffrance et mort pour ces policiers aux mains de celleux qu’ils sont habitués à gouverner.
Pour retourner à Edelman une fois de plus :
Voilà, je pense, le fardeau éthique auquel la queerité doit adhérer, dans un ordre social résolu à méconnaître son propre investissement dans la morbidité, la fétichisation et la répétition : se placer au lieu même de l’hors sens du sinthome hors sens ; représenter une sexualité non régénérée et non régénérante dont l’insistance singulière sur la jouissance, rejetant toute contrainte imposée par un futurisme sentimental, dénonce la culture esthétique – la culture des formes et de leur reproduction, la culture des appâts imaginaires – comme toujours d’emblée une “culture de mort” qui cherche à rendre abjecte la force de la pulsion de mort quand elle fait trembler la tombe que nous appelons la vie.
La négativité de la Jouissance, que nous comprenons comme la caractéristique vitale de notre queerness, est la méthode par laquelle nous exposons la banalité et l’horreur de la vie moderne. Si l’ordre social produit systématiquement des moments de rupture et de violence anti-sociale – expropriation, émeute, pillage, bagarres de rue, dépravation sexuelle, incendies criminels en série, hacking – ces moments exposent la société pour ce qu’elle est : l’enfer sur terre. Notre consentement à l’attraction de la Jouissance fonctionne comme un miroir dans lequel la société doit se regarder et reconnaître sa décadence, l’actualisation imminente de sa dé-faite. Dans le contexte d’une telle horreur, notre tâche est donc d’ “incarner les forces de la négation, l’obstination déréalisante de la Jouissance.”
La force matérielle de la négation doit ainsi continuer non seulement à perturber la circulation quotidienne de la société, mais aussi à saboter les appareils qui fonctionnent à notre reproduction comme sujets au sein de ces flux. Nous devons, comme le dit Edelman, “[nous] ouvrir à la jouissance et [nous] laisser aller dans le vide alentour et contre lequel le sujet lutte en se raidissant.”
La Jouissance doit être l’attaque de tous les appareils subjectifs qui nous ancrent dans l’Identité à chaque instant : éducation, carrières, politiques de l’identité, identité politique, comptes en banque, technologies de surveillance biométrique, avatars sur internet, infrastructures de communication, ad nauseam. Les sujets capitalistes sont forméEs dans la guerre perpétuelle entre les êtres vivantEs et ces techniques, et donc tout projet d’abolition du capital et de ses sujets doit étudier et liquider ces appareils. Insister sur la Jouissance, c’est intervenir systématiquement dans cette guerre contre les symboles dans le camp du Rappel non-symbolisé qui est exploité dans le jeu de la subjectivité. La Jouissance est l’ensemble des pratiques déviantes et subversives qui relient notre lutte contre la société à notre refus d’être ses sujets.
Le fait que nous poursuivions la Jouissance ne fait pas de nous des queers. Notre queerness n’est pas cette identité réifiée mais plutôt “un mode de jouissance qui se fait aux dépens de l’ordre social” (Edelman). Et en faisant cela, nous devons résister contre toute tendance à la récupération d’identifier la Jouissance avec une quelconque identité ou catégorie d’identités. Jack Halberstam critique Edelman là-dessus :
Les archives des hommes gays, puisqu’elles se limitent à une courte liste d’écrivains classiques privilégiés, sont également limitées à un ensemble particulier de réponses affectives. Et ainsi, la fatigue, la mélancolie, l’ennui, l’indifférence, la distanciation ironique, l’indirectité, le renvoi violent, l’absence de sincérité et le camp constituent […] “une archive de sentiments” associée à cette forme de théorie anti-sociale. Mais ce canon occulte une autre série d’affectivités associées, là encore, à un autre type de politique et à une différente forme de négativité. Dans cette autre archive, nous pouvons identifier, par exemple : la rage, l’impolitesse, la colère, le débat, l’impatience, l’intensité, la manie, la sincérité, l’honnêteté, le surinvestissement, l’incivilité, la franchise brutale, etc. La première est un répertoire camp, un répertoire de réponses formelles et souvent formalisées à la banalité de la culture hétéro, de la répétitivité et du manque d’imagination de l’hétéronormativité. La seconde, cependant, est beaucoup plus fidèle au types de réponse indisciplinés que Bersani semble au moins associé avec le sexe et la culture queer, et c’est ici que la promesse d’autodestruction, de perte de contrôle et de sens, de parole et de désir non régulés se déchaîne. La colère gouine, le désespoir anti-colonial, la rage raciale, les violences contre-hégémoniques, le pugilat punk, ce sont les lugubres et furieux territoires du tournant anti-social ; ce sont les zones déchiquetées à l’intérieur desquelles non seulement l’autodestruction (d’une certaine façon le contraire du narcissisme) mais aussi la destruction-de-l’autre ont lieu.
Nous trouvons encore une fois utile de suivre la critique d’Halberstam, et nous nous approprions joyeusement les effets négatifs nommés ci-dessus. Et pourtant nous devons sans cesse répéter l’importance de dissocier ces affects de l’appartenance à unE quelconque sujet, Edelman a peut être tort de ce concentrer sur le sujet de l’homme homosexuel, mais alors le projet plus inclusif d’Halberstam échouerait ainsi en se concentrant sur d’autres sujets. Edelman échoue en confinant l’exploration de la Jouissance seulement aux domaines de la littérature et du cinéma, et cet échec ne serait pas corrigé (comme le soutient Halberstam) en élargissant le corpus d’œuvres d’art à explorer. Non, nous arrivons ici aux limites des théories queers, dans leur attachement à l’identité et à l’art. C’est précisément parce que nous voulons embrasser la Jouissance, ce Rappel innommable, que nous devons éviter les positivités à nommer dans la littérature et l’identité. Notre projet de négativité et de Jouissance sera située dans le potentiel subversif caché par la vie quotidienne – un potentiel qui ne peut être piégé dans la subjectivité, mais qui, au contraire, possède les sujets et les tourne contre elleux-mêmes.
Nous conclurons nos tentatives d’articuler la Jouissance en retournant à Jacques Camatte et son texte “Ce monde qu’il faut quitter,” écrit à l’époque où il était déjà arrivé à la conclusion que toute lutte contre le capital doit chercher à détruire la domestication, et par extension la civilisation elle-même :
La crise postule un choix, une décision ; et ceci s’impose parce qu’il y a une situation difficile, inhabituelle. Ceci se pose pour le mode de production capitaliste et pour les hommes, sans négliger les interférences entre les deux. […] il y a un déterminisme rigoureux qui conduit à une certaine réalisation ; déterminisme qui ne peut être remis en cause que si les [humains] deviennent aptes à briser [leur] domestication. Se pose pour l’humanité le choix entre l’acceptation de son pullulement destructeur de la vie ou la domination-restriction de son inhumaine multiplication quantitative ce qui permettrait sa pérennisation ; abandonner une certaine peur de la mort qui lui fait chercher la vie dans l’extension de sa vie – multiplication et progression de la vie. La reproduction est une certaine peur de la mort et l’homme vit dans l’extension et non dans l’intensité du vivre ; cela traduit l’incertitude au monde comme si l’espèce n’était pas encore assurée de son existence sur la planète. L’intensité du vivre implique une réflexion de la vie sur elle-même, alors il y a jouissance par résorption de la vie au sein du sujet vivant et non délégué à une autre génération.
Le mode de production capitaliste doit réagir à la situation qui plonge son futur même dans une crise. Il va réagir, en partie, par la mise en place d’un large éventail d’alternatives et de mesures (austérité, réajustement, durabilité) pour assurer la poursuite de sa viabilité. Pour toustes celleux d’entre nous impliquéEs dans l’interférence entre le capitalisme et les humainEs, ces mesures nous confronterons à de nouvelles conditions de notre propre paupérisation et survie. Toutes les options qui nous sont présentées sont toujours tenues en otage par le spectre du futurisme reproductif. Pour chacune, nous sommes forcéEs d’identifier l’extension de nos propres vies avec l’extension éternelle du capitalisme dans le futur. L’austérité nous confronte à une nouvelle éthique à intégrer dans notre propre être si nous voulons un jour nous assurer un futur dans cette civilisation en déclin. Il sera attendu de nous de travailler et de souffrir, et d’être payéEs seulement par l’assurance que le futur continuera sa marche funèbre à travers le temps. Les économistes et politiciennEs offriront une pléthore de fausses options et excluront la possibilité d’une réelle rupture.
Tandis que les gestionnaires étatistes du capital doivent appliquer à l’échelle mondiale un régime d’austérité et de réajustement structurel afin de préserver leur futur (par tous les moyens), un nouveau mouvement social a émergé et envisage le futur autrement. Aux États-Unis, le mouvement Occupy peut être vu comme une forme sous laquelle les luttes anti-austérité pourraient prendre forme et agir pour un futur différent. Pour certainEs au sein du mouvement, cela revient à défendre un keynésianisme défaillant, un investissement structurel dans un futur pour l’État-providence. Iels soutiennent qu’iels ne sont pas anti-capitalistes, qu’iels essaient précisément de ‘sauver le capitalisme’ des contradictions fondamentales qui assurent sa défaillance. Contre cette position réformiste, les radicaux-les au sein du mouvement Occupy défendent plutôt une politique préfigurative, permettant aux militantEs et autres radicales-aux de démontrer qu’ ‘un autre monde est possible’. Cette position se focalise sur l’expérimentation et le perfectionnement de formes de lutte et d’organisation qu’iels imaginent être les bases d’une utopie à venir. La politique préfigurative, comme toute politique, investit son énergie et sa foi dans l’espoir que si seulement nous faisions toute la dure labeur maintenant, nos efforts seront récompensés dans une société future.
Et ainsi la dialectique du futurisme reproductif continue à se dérouler dans le contexte d’une crise qui s’aggrave. Que ce soit la défense du projet vaincu de la social-démocratie, la stratégie réactionnaire d’une privatisation et d’une restructuration militarisées, ou la politique préfigurative des nouveaux campements, chacune de ces positions réaffirme l’idéologie du futurisme reproductif, qui demande une vie entière de privation et de sacrifice pour la possibilité d’un monde meilleur pour nos enfants. Et pourtant chaque option nous livre, encore et encore, à une répétition mortelle. On nous demande de choisir entre les camps de concentration de l’austérité néo-fasciste d’une part et la pauvreté autogéré de l’occupation urbaine d’autre part, entre un moyen de reproduction décharné à la maison ou un moyen ‘collectivisé’ de notre propre reproduction sur les places. Une option attend de nous que nous nous sacrifions pour que l’économie puisse survivre et l’autre pour que nous puissions être rachetéEs par une utopie sans cesse déférée. Quoiqu’il en soit, le Camp, en tant que figure centrale de l’idéologie reproductive moderne, se situe à l’horizon, éclipsant cette option non-exprimée qui briserait la double contrainte de la futurité et de l’austérité.
Cette option non-exprimée, celle établie par Camatte et d’une manière différence par Edelman, est cette intensité de vivre qui briserait notre domestication et en finirait avec notre investissement dans le futur de la civilisation. Cette intensité de jouissance [en anglais ‘enjoyment’, qui se traduit littéralement par jouissance en français] doit être la même Jouissance qui brise notre asservissement subjectif à la civilisation capitaliste. C’est ce même courant qui imprègne toute la société et délivre la nécessité de l’insurrection contre tout ce qui est existe et pour une joie que nous ne pouvons pas nommer. Cette Jouissance est la résistance qui est cachée par, et pourtant intégrale, toute structure sociale. Le Rappel innommable qui ne promet pas de meilleur futur se cache au sein des spectacles des manifestations anti-austérité et des occupations de places. C’est la tendance inassimilable et ineffable des personnes à auto-saboter tout effort à s’organiser politiquement. C’est la noirceur qui est tant crainte par la droite et niée par la gauche. C’est ce que la Police doit être appelée à réprimer et l’Organisateurice à assimiler.
Si les milieux militants et la Gauche ont parié tout leur futur sur Occupy Wall Street (OWS), c’est parce que ce mouvement représentait le geste désespéré d’un ordre social dont le futur s’éloigne. Les médias capitalistes mondiaux se sont dépêchés de comparer et d’opposer le mouvement soi-disant pacifique et démocratique des places à l’irruption violente de la jeunesse lumpenprolétarienne à Londres. C’est précisément leur position sur la question de la futurité qui sépare un groupe de jeunes dépossédéEs d’un autre. Pour les occupantEs indignéEs, leur futur est quelque chose qui a été mis en jeu par les institutions financières, qui doit être regagné par une lutte légitime. Pour la racaille émeutière de Londres, un futur est une chose qu’on ne leur a jamais promise, à part pour un futur de pauvreté, d’ennui, de violence policière ou en prison. Derrière leur façade pleine d’espoir que fut OWS, des milliers de LondonienNEs étaient dissimuléEs. Notre projet insurrectionnel est l’érosion de cet espoir et l’insistance contre la possibilité du futur.
Cette insurrection ne peut pas être comprise comme encore un autre événement déféré au futur, mais plutôt une possibilité de saisir la vie envers et contre l’ordre social. La promesse de la Jouissance n’est pas d’apporter une futurité plus révolutionnaire, mais une irruption d’irréductible négativité. Pendant que les militantEs se sacrifient au niveau des lignes de policiers, les jeunes et les bons-à-rien brisent les vitres sans protection des voitures de police et s’entraident pour franchir les portes-fenêtres brisées des cafés afin d’aller se servir en sucreries. Pendant que les assemblées déterminent comment articuler le futurisme reproductif ‘d’en bas’, les jouisseurEs baisent, vandalisent, exproprient et conspirent. Des flash mobs à Milwaukee et Philly, des manifestations qui virent au pillage, des églises incendiées, des aventures sexuelles irresponsables, des cargaisons bloquées, des explosions de la distinction des genres, des fêtes de rue qui deviennent des bagarres de rues, des évasions de prison, des embuscades tendues aux policiers, du sabotage des infrastructures : d’innombrables moments où les idéologies et structures qui assurent l’auto-reproduction de l’ordre social sont détruites aux dépens d’une jouissance irrationnelle; d’une jouissance ancrée dans le présent sans se soucier un seul instant du futur. Ce que nous appelons la commune n’est pas un modèle pour encore une autre utopie évasive, mais plutôt le processus qui entremêle ces moments diffus de plaisir, de douleur et d’attaque joyeuse.