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En anglais : Against the Gendered Nightmare: Fragments On Domestication


Contre le cauchemar du genre

Fragments sur la domestication

Traduction du texte « Against the Gendered Nightmare – Fragments on Domestication » paru dans le deuxième numéro de Bædan (a queer journal of heresy) en 2014 (https://baedan.noblogs.org/).

Table des matières

IIIPremier mythe : Enkidu et ShamhatIVVVIVIIVIIIIXXXISecond mythe : Lilith et EveXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXTroisième mythe : Diane

Ces dernières années, la question du genre a été soulevée de nombreuses fois dans le milieu anarchiste, et seules quelques contributions vont au-delà de la reprise de vieilles idées. La plupart des positions sur le genre restent prisonnières des idéologies qui ont déjà échoué : principalement le féminisme marxiste, un éco-féminisme dilué ou encore quelque sorte d’ « anarchisme queer » libéral. Dans ces dernières sont présents les mêmes problèmes sur lesquels nous avons déjà gueulés : politiques de l’identité, représentation, essentialisme du genre, réformisme et futurisme reproductif (reproductive futurism). Bien que nous n’ayons aucun intérêt à offrir une autre idéologie dans ce débat, nous imaginons qu’une échappatoire pourrait être dessinée en soulevant la question que peu poseront, en mettant le cap directement sur le centre secret de la vie genrée que toutes les réponses idéologiques prennent pour acquis. Nous parlons, bien sûr, de la civilisation elle-même.

Une telle piste n’est pas aisée à suivre. A chaque étape, les histoires sont obscurcies et falsifiées par des imposteurs et des révolutionnaires carriéristes. Ces idées présentées comme la Science sont séparées du Mythe seulement parce que leurs auteurs proclament avoir aboli la mythologie. L’anthropologie, la psychanalyse, l’histoire, l’économie : chacune nous met face à un édifice différent construit pour cacher un secret vital. A chaque étape, l’on trouve plus de questions que de réponses. Et pourtant ce sombre voyage semble plus que nécessaire en ce moment. Alors que la civilisation technologique mène un assaut renouvelé contre l’expérience même des êtres vivants, les horreurs de la vie genrée continuent d’en être inséparables. Ces fléaux quotidiens que sont le viol, l’emprisonnement, les agressions, les séparations, la dysmorphie, le déplacement, l’exploitation sexuelle et toutes les angoisses des techniques du soi sont seulement remplacés par de fausses solutions qui s’efforcent d’exclure toute possibilité de fuite : économie queer (queer economies), communautés cybernétiques, réformes législatives, médication, abstraction, académie, utopies des prophètes militants (activist soothsayers) et diffusion d’innombrables sous-cultures et identités de niches – tant d’appareils de capture.

Le premier numéro de Bædan porte sur une exégèse plutôt complexe du livre de Lee Edelman Merde au futur (No Future). Nous y essayons de lire Edelman contre lui-même, de développer sa critique du progrès et de l’avenir hors de son cadre universitaire et au-delà des limites de sa forme. Pour cela, nous avons exploré les traditions de révolte queer auxquelles sa théorie est redevable, en particulier la pensée de Guy Hocquenghem. Explorer Hocquenghem se révèle toujours particulièrement excitant parce que ses écrits représentent une des premières théories queer à rejeter explicitement la civilisation – mais aussi les familles, l’économie, la métaphysique, les sexualités et les genres qui la composent – tout en imaginant également un désir queer comme chute de la civilisation. Cette exploration nous a amené à explorer les soubassements corporels et spirituels de la civilisation : la domestication, ou le « processus de la victoire de nos pères sur nos vies ; la manière dont l’ordre social établi par la mort continue à hanter le vivant… le résidu de mémoires, de culture et de relations accumulées qui nous ont été transmises à travers la progression linéaire du temps et le fantasme (fantasy) de l’Enfant… cet engagement des horreurs du passé dans nos vies présentes qui assure la perpétuation de la civilisation. »[1] L’enquête présente débute ici.

Explorer le conflit du caractère sauvage (wildness) du désir queer contre la domestication, c’est viser un ennemi qui nous affronte depuis le début du Temps lui-même. Alors que nos efforts dans le premier numéro de ce journal étaient concentrés sur le refus de la téléologie qui situait une fin au genre à l’issue (conclusion) d’une progression du temps, nous allons maintenant évoquer les questions des origines, qui font allusion à un dehors à l’autre bout de cette ligne. De la même manière que nous nous sommes privé-es nous-mêmes du futur, nous nous retournons maintenant contre le passé. En cela, nous abandonnons toute prétention de certitude ou vérité. A la place, nous avons seulement les expériences de celleux qui se révoltent contre l’existant genré et les histoires de celleux dont nous avons hérité des révoltes. Dans l’esprit de cette révolte, nous offrons ces fragments contre le genre et la domestication.

I

La domestication, l’intégration des êtres vivants dans l’ordre civilisé, doit aussi être l’intégration de la vie dans le dualisme et la séparation que l’on expérimente en tant que genre. Le concept est utilisé dans des contextes variés et sous plusieurs noms, et pourtant peu ont tenté de le définir complétement. Il est utilisé communément pour traiter du vaste gouffre qui existe entre les créatures sauvages et celles sans griffes (clawless) et apprivoisées dont l’existence a été réduite à des besoins économiques. Il est linguistiquement lié au domaine du domestique, et par extension à l’économie, à travers l’administration de la maison, oikonomia. C’est la violence impliquée par le concept d’accumulation primitive, la première séparation (mais aussi la séparation originelle) entre un être et son soi, et son emprisonnement ultérieur dans la société de classe. Il est de plus compris dans toutes les théories de la subjectivation, la construction de toutes les identités et de tous les rôles qui peuplent l’ordre social. Étant si central au monde que l’on habite et aux sujets que nous sommes devenus, le concept mérite une définition plus précise et cohérente.

Lors de nos précédentes confrontations avec la domestication, nous avons principalement regardé les écrits de Jacques Camatte. Il parvient à sa théorie de la domestication à travers une exploration des manières dont le Capital vide, transforme et colonise les êtres humains ; selon ses mots, l’anthropomorphose du Capital. Le Capital dissèque et analyse l’être humain, fait éclater (ruptures) l’esprit hors du corps et reconstruit l’humain comme un sujet volontaire (willful) de l’ordre social. La conséquence de cette séparation et de cette suture (rupturing and suturing) de la vie est la récupération d’une vaste gamme de moyens humanistes de résistance ; les communautés (communities) deviennent des communautés du Capital, et les citoyens devienne rien de plus que des consommateurs. La séparation évolue en une image de la totalité qui remplace l’unité qu’elle a abolie. La domestication, qui limite les possibilités de ce que l’on peut devenir, promet un futur sans limites parce qu’elle attache notre futur à un système mort-vivant qui consume tout. Nous sommes vidé-es de nos désirs et de nos instincts, et l’espace vide laissé en nous est rempli par toutes les représentations de ce qui a été pris. À la place d’une vaste multitude de manières et de potentiels d’entrer en relation (relate) avec le monde, nos vies sont réduites au microcosme de la progression linéaire de la société. La domestication fait plus que de nous réduire en esclaves du futur de l’ordre social, elle crée des esclaves obstinés. Alors que chaque être vivant est réduit au rang de spectateur et de fonction de choses mortes, le non-vivant lui-même devient autonome. Toutes les disciplines scientifiques, les linguistes de cette chose non-vivante autonome, proclament aux côtés des fascistes : vive la mort (long live death) ! Ces disciplines du Capital utilisent leur méthodologie pour prouver que les choses ont toujours été ainsi, elles naturalisent le Capital et démontrent son caractère inéluctable. Nous sommes divisés (split) et dominés de la même manière que les physiciens divisent et dominent l’atome ; gérés de la même manière que les cybernéticiens gèrent leurs réseaux et leurs boucles de rétroaction ; ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Ainsi, pour Camatte, le Capital conquiert notre imagination en ce qui concerne à la fois notre futur et notre passé.

Le capital a réduit la nature et les êtres vivants à un état de domestication. L’imagination et la libido ont été clôturées aussi sûrement que les forêts, les océans et les biens communaux.

Le procès[2] de domestication s’est parfois accompli de façon violente (accumulation primitive) mais le plus souvent de façon insidieuse parce que les révolutionnaires acceptaient les mêmes éléments que le capital, le développement des forces productives, et exaltaient la même divinité, la science. Ainsi la domestication et la conscience répressive nous avaient plus ou moins fossilisés dans une attitude centenaire, figé nos gestes, stéréotypé nos pensées. On formait une armée de statues de sel tournées vers le passé, même quand on croyait lorgner l’avenir.

Ce moment de la pensée de Camatte est intéressant puisqu’il marque son déplacement du marxisme vers une critique de la civilisation (un déplacement qui sera important pour toute une génération de penseurs anticiv). Malheureusement, c’est précisément la situation de ce déplacement (une obsession pour un mode de production particulier) qui crée la limite de sa définition de la domestication. Pour lui, la non-vie autonome qui domestique la vie est le Capital, et il situe ce procès dans un moment spécifique du capitalisme où le Capital s’échappe et forme sa propre communauté. Cela est lié à sa lecture ésotérique (et à sa manière, exégétique) de Marx. Il situe la domestication au point où le capitalisme s’est développé comme une représentation et entre en crise. Il appelle Capital une extrémité des procès de démocratisation, d’individuation et de massification. Il parle de ces procès comme des présuppositions du Capital qui remontent aussi loin que la polis grecque et sa rupture figurative entre les humain-es et le reste de la vie sauvage, et de la « domination des femmes par les hommes ». Alors si nous pouvons situer le Capital à l’extrémité de cette ancienne chaîne de séparations, comment la domestication (la séparation elle-même) peut-elle débuter avec le Capital ? De plus, si la domination de genre précède la domestication de plusieurs millénaires, comment sa vision de la domestication peut-elle rendre compte de la séparation et de la colonisation de la vie, pour lesquelles le genre est un euphémisme ? Son mythe de l’origine échoue là où il débute. Son histoire n’est pas suffisante pour nous parce que nous savons que cette colonisation de notre existence même n’a pas commencé le siècle dernier, ou même au précédent. Nous pouvons toujours entendre les cris lointains de celleux qui ont résisté depuis bien avant. Clairement, il nous faut abandonner Camatte si l’on veut comprendre la domestication dans sa totalité.

II

La critique de la domestication de Camatte est le plus clairement développée dans son essai Errance de l’humanité, qui a été publié en anglais en 1975 par Black and Red de Détroit. A cette époque, la maison d’édition était gérée par Lorraine Perlman et son mari Fredy. Ils ont auto-publié ce texte dans une belle brochure après que Fredy a complété sa première traduction en anglais. En lisant les propres écrits de Perlman, l’influence de texte est immédiatement apparente. Perlman lui-même allait continuer à incorporer ces idées dans une critique cinglante de la civilisation qui inspirerait la plupart des perspectives anti-civilisationnelles dans le milieu anarchiste. Ses efforts seraient largement motivés par la saisie de la limite précise que nous avons identifiée dans l’histoire de Camatte : celle des origines.

Dans sa biographie de Fredy, Having Little, Being Much, Lorraine raconte la manière dont il a passé les sept ans suivants presque entièrement concentré à explorer l’histoire du monstre de la domestication. En particulier, il a passé ces années à dévorer des récits de la colonisation européenne de l’Amérique du Nord, et du procès de domestication que les Européens ont déchaîné sur les êtres vivants de ce continent. Il s’inspira de Hobbes en nommant ce monstre Léviathan, et entreprit la tâche monumentale de raconter l’histoire de celleux qui lui ont résisté. Il auto-édita ses recheches en 1983 dans un merveilleux et tragique livre, dévoilé lors d’une fête entre amis chez lui et chez Lorraine à Détroit. Le titre du livre était Contre le Léviathan, contre sa légende (Against His-Story, Against Leviathan!).

Affirmant que « la résistance est l’unique composante humaine de toute son [celle du Léviathan, NdT] Histoire (His-story)[3] », Fredy restreignit son travail à une étude en profondeur de la résistance contre les incursions du Léviathan dans les bois autour des Grands Lacs pour examiner les tribus « barbares » et non domestiquées (untamed) qui avaient auparavant refusé la servitude de la civilisation. Là où l’Histoire (His-story) exulte les réussites civiques et militaires, les appelant Progrès, l’histoire de Fredy voit chaque consolidation de la puissance étatique comme un empiétement sur la communauté humaine. Il s’adresse au-à la lecteurice comme un-e individu-e parlant à un-e autre et ne prétend pas suivre les règles académiques : « Je considère comme allant de soi que la résistance est la réponse humaine naturelle contre la déshumanisation et, par conséquent, qu’elle n’a pas à être expliquée ou justifiée. » L’histoire de la résistance suit la chronologie de la marche destructrice du Léviathan, mais évite d’utiliser les conventions des historiens (His-storians) de dater les événements. Ceci, aussi bien que son langage poétique et visionnaire, donne au travail une qualité épique.

Fredy commence son récit en tentant d’isoler la manière dont chaque position idéologique disponible échoue à saisir l’ennemi dans son entièreté. Sa méthode est instructive en cela qu’il montre comment chaque idéologie est trop limitée et peut seulement offrir des solutions incroyablement superficielles au problème de la domestication. Dans le premier chapitre, il écrit

Les marxistes montrent du doigt le mode de production capitaliste, parfois seulement la classe capitaliste. Les anarchistes montrent du doigt l’Etat. Camatte montre du doigt le Capital. Les New Ranters montrent du doigt la Technologie, la Civilisation ou les deux…

Les marxistes voient seulement la paille dans l’œil de leur adversaire. Ils remplacent leur vilain par un héros, le mode de production anticapitaliste, l’ordre social révolutionnaire. Ils échouent à voir que leur héros est la même « forme au corps de lion et à la tête d’homme, à l’œil nul et impitoyable comme un soleil. » Ils échouent à voir que le mode de production anticapitaliste veut seulement dépasser son frère dans la démolition de la biosphère.

Les anarchistes sont aussi variés que l’humanité. Il y a les anarchistes gouvernementaux et marchands ainsi que les quelques un-es à embaucher. Quelques anarchistes diffèrent des marxistes seulement par le fait qu’ils sont moins informés. Ils voudraient remplacer l’État par un réseau de centres informatiques, d’usines et de mines coordonné « par les travailleurs eux-mêmes » ou par un syndicat anarchiste. Ils n’appelleraient pas ce dispositif un État. Le changement de nom exorciserait la bête.

Camatte, les New Ranters et Turner traitent les vilains des marxistes et des anarchistes comme de simples attributs du protagoniste réel. Camatte donne au monstre un corps ; il appelle le monstre Capital, empruntant le terme à Marx mais lui donnant un nouveau contenu. Il promet de décrire l’origine du monstre et sa trajectoire mais ne l’a toujours pas fait…

Les problèmes qu’il fait ressortir à propos des marxistes et des anarchistes résonnent toujours autant aujourd’hui qu’en 1983 et celleux qui ont tiré d’autres conclusions que ces derniers doivent largement à Fredy pour avoir aidé à redynamiser une anarchie sans attachement à l’industrialisme, à la technologie ou à d’autres fétiches de la production. C’est depuis le dernier point, l’échec de Camatte à esquisser l’origine et la trajectoire du monstre, qu’il trace sa propre voie. Il puise dans les écrits de Frederick Turner pour faire ressortir l’esprit du monstre, mais le critique pour son incapacité à parler du corps du monstre ; le corps cadavéreux qui déchire les choses sauvages et les incorpore en lui. Le récit de Fredy s’attaque à ce corps.

Le projet de Fredy est important parce qu’il pousse la critique de la domestication au-delà des réponses confortables. Il interroge les machinations de la bête avant le capitalisme tardif, avant la colonisation du « nouveau monde », avant la naissance du capitalisme lui-même. Ce qu’il a accompli consistait en l’écriture d’une histoire à propos de la naissance de chaque civilisation depuis la première à Sumer, et donc à propos de celle de la civilisation elle-même. De manière significative, il a raconté cette histoire tout en attaquant les historiens, anthropologues et économistes qui justifient la montée du Léviathan. A la place, il a raconté l’histoire depuis le point de vue de celleux qui ont résisté à la domestication à chacun de ses tournants. C’est l’une des nombreuses raisons stylistiques et éthiques qui font que ce livre est si sincèrement beau à lire. Alors que je ne peux en tout bonne foi recommander à quelqu’un-e de lire les écrits ennuyeux d’Edelman ou de Camatte, je donnerais avec joie Contre le Léviathan à chacun-e de mes plus chèr-es ami-es. C’est aussi la raison pour laquelle il n’est pas très logique d’en tenter une paraphrase exhaustive. Tenter de capturer la magie de la narration de Fredy serait difficile, si ce n’est impossible. Plutôt, je suggérerais que quiconque voulant expérimenter la profondeur et le poids de la critique livrée dans ce livre simplement le lise ellui-même. Cela étant dit, nous allons identifier quelques thèmes dans l’histoire qui vont nous aider pour la nôtre. Ces clés de compréhensions seront utiles lors que nous nous dirigerons vers l’exploration de la domestication.

Sans ordre particulier, quelques thèmes utiles à propos de la domestication qui émergent à travers le texte :

· Le langage du/de la domestiqué-e sert toujours, ne serait-ce qu’un peu, à cacher des mensonges largement acceptés. Clairement, seul-es celleux hors du monstre sont libres, et pourtant les civilisé-es vont utiliser ce mot pour se décrire elleux-mêmes. Même le dictionnaire contient cette contradiction : il décrit la « liberté » (freedom) comme appartenant aux citoyens, et pourtant dit aussi que quelque chose n’est libre que s’il n’est contraint par rien d’autre que par son propre être. Il n’y aucune manière de résoudre cette contradiction. Les oiseaux sauvages, les arbres et les insectes qui sont seulement déterminés par leurs propres possibilités et envies sont libres. Les citoyens sont contraints par une infinité d’il-liberté. Les domestiqué-es appelleront les humain-es qui sont toujours libres des « barbares » ou des « sauvages », et pourtant ces termes désignent ces peuples mêmes qui sont les proies légitimes des atrocités les plus barbares des « civilisé-es ». Ce manque de sens et cette déception inhérents au langage sont vrais pour presque chaque mot que les domestiqué-es utiliseront pour se décrire elleux-mêmes : ce qui détruit les communautés est appelé une Communauté, ce qui a une soif de sang humain au-delà de toute raison est appelé Humanisme et Raison. C’est ce qui importe lorsque l’on fait face aux écrits de ceux qui visent, à travers les mots, à justifier la domestication.

· Le Léviathan prend la forme de la vie artificielle ; il n’a pas de vie propre, et peut donc seulement fonctionner en capturant en lui les êtres vivants. A la suite de Hobbes, le Léviathan (ou le Commonwealth, l’État, la Civitas) est un homme artificiel. Un homme blond, masculin, couronné portant une épée et un sceptre. Cet homme artificiel est composé d’innombrables êtres humains anonymes, chargés de manier les ressorts, les roues et les leviers qui font bouger la bête artificielle. Hobbes, à son tour, ne verrait ces individu-es comme rien d’autre qu’une assemblée de ressorts et de roues. Fredy imagine que la bête n’est peut-être pas un humain artificiel mais plutôt un ver géant, pas un ver vivant mais une carcasse de ver, un cadavre monstrueux, son corps consistant en de nombreux morceaux et sa peau étant couverte de lances et de roues et d’autres équipements technologiques. Il sait de par sa propre expérience que l’entièreté de la vie de la carcasse lui est donnée artificiellement par les êtres humains piégés à l’intérieur… qui manient des ressorts et des roues… Les êtres humains régressent alors que le ver progresse. La plus grande réussite du ver est de refabriquer les personnes en lui comme des unités individuelles mécanisées. Ces machines humaines sont en fin de compte remplacées par des machines entièrement automatisées, plus disposées à mener une existence dans les camps de travail du Léviathan. C’est une proposition troublante parce qu’elle implique que nous sommes complices de la machinerie de notre propre cauchemar : à la fois en tant que force vivante qui anime le monstre, mais aussi comme ayant internalisé ce mouvement.

· Le Léviathan se constitue lui-même à travers les institutions de la domestication ; ces institutions sont impersonnelles et immortelles. L’immortalité n’est trouvée parmi aucune créature vivant sur terre. Étant immortelles, ces institutions font partie de la mort, et la mort ne peut mourir. Les travailleurs, les prisonniers et les soldats meurent ; et pourtant les usines, les prisons et les armées continuent à vivre. Si la civilisation grandit, le domaine de la mort grandit aussi alors que les individu-es qui y vivent meurent. Aucun mouvement de résistance n’a encore été capable de prendre en compte cette contradiction. Les monastères étaient une innovation précoce parmi ces institutions immortelles. Dans ces établissements, qui ne sont rien d’autres que des écoles précoces, les êtres humains sont systématiquement brisés, de la même manière que les chevaux ou les bœufs sont brisés pour leur faire porter des poids et tirer des charges. Ils sont séparés de leur propre humanité, de toutes les activités et séquences naturelles, et on leur enseigne à accomplir des activités artificielles et à s’identifier aux séquences du Léviathan. Ils deviennent des ressorts disciplinés et des roues engagées dans une routine qui n’a plus de rapport avec les désirs humains et les cycles naturels. L’horloge sera inventée par les êtres monastiques parce que l’horloge n’est rien d’autre qu’un monastère miniature dont les ressorts et les roues sont faits de métal au lieu de chair et de sang. Aucune réforme institutionnelle n’a exorcisé cette aspect monstrueux des institutions.

· La parure de masques sur les visages et d’armures sur les corps définit les humain-es domestiqué-es. Ces masques et armures sont les manières par lesquelles l’individu-e internalise la contrainte du Léviathan et s’acclimatent eux-mêmes à vivre en lui. Ils sont nécessaires pour la survie dans la domination et l’humiliation quotidiennes qu’est la vie dans cette société. Ils protègent l’individu-e de ses propres émotions, de sa perception et de la séparation de leur être. L’armure enveloppe l’individu-e et envahit son corps tandis que toute la vie et la liberté joyeuses sont évacuées de leur corps, réduites à l’état de potentialité. C’est tout ce qu’il reste dans l’armure. Cela peut aussi être compris comme la formation d’identités civilisées.

· La domestication est perpétuée à travers une spiritualité civilisée qui met l’accent sur la domination sur toutes les choses vivantes, mais de manière plus importante, sur l’autogestion (self-management) et la domination de soi (self-domination). Toutes les religions monothéistes ont en commun que l’homme doit dominer toutes les choses vivantes. L’Église catholique en particulier a appliqué ce décret en déclarant la guerre à toutes les choses vivantes ; les mêmes choses vivantes qui constitue l’autonomie et l’indépendance des personnes libres. L’Église a innové dans le cadre de cette doctrine à travers le concept de péché. En réponse au péché, les personnes sont obligés de faire à elles-mêmes ce que Dieu fait à toutes les choses vivantes et ce que les nobles font aux paysans. Ils retournent la violence contre leurs propres envies et leurs propres désirs, et contre le désir de liberté et de fuite avant tout. La guerre contre toute vie continue comme guerre contre soi-même. Aucun léviathan précédent n’avait autant dégradé son contenu humain. Les humain-es domestiqué-es par la civilisation chrétienne ne souffrent pas seulement, iels souffre d’une violence auto-infligée de leurs propres mains et par leurs propres esprits. Iels s’imposent un lent meurtre tortueux. Cette guerre contre le soi sera ensuite exportée en tant que Guerre Sacrée que l’Eglise mènera contre les infidèles, intérieurs (domestic) et extérieurs. Une telle conquête est démocratisée par le décret qui établit que chaque homme devrait être un empereur chez lui : les paysans et la noblesse sont pris de la même frénésie de violence et de contrôle envers leurs sujets. A ce stade, même la société civilisée la plus séculaire a été ancrée dans cette auto-contrainte depuis tant de générations qu’une telle forme spirituelle de domination apparaît aussi comme séculaire et naturelle.

· Alors que certains Léviathans peuvent être vus comme des vers, d’autres apparaissent plus comme des pieuvres pilant la terre de manière plus intense et plus étendue que jamais ; cette expansion est nécessaire à la survie du Léviathan, mais aucun être vivant dans ces monstres ne se soumet volontairement à l’accumulation. Les économistes et les historiens décriront une dialectique matérielle naturelle par laquelle les gens entrent volontairement dans ces bêtes, à cause de leurs infrastructures supposément supérieures. Et pourtant à chaque étape, la violence doit être utilisée pour forcer les personnes à accepter ces infrastructures. Il n’y a pas de « demande » avant que les gens aient été séparés du monde sauvage et de leurs propres capacités à s’occuper d’elleux-mêmes. Les vêtements européens sont seulement portés par celleux qui ont perdu les leurs. Ces communautés de personnes libres sont attaquées lors d’une guerre biologique et chimique sans précédente, qui n’existe nulle part hors de la civilisation elle-même. Tout ce qui existe hors de la civilisation est vu comme des matériaux bruts à accumuler. Ce dehors est souvent construit à travers des catégories racialisées et genrées. Cette accumulation ne vient pas des mains des économistes, mais des lynchages, des armées et de tout le reste de la police du Léviathan. Le génocide mené par les Européens contre les populations natives, animales et les terres du continent Américain comptent parmi les accumulations les plus inédites. A travers l’activité des fossoyeurs (connus sous le nom d’archéologistes), même les morts deviennent des marchandises. Toute cette violence est nécessaire pour la croissance du Léviathan, les marchandises mortes deviennent les graines d’une nouvelle vague d’accumulation.

· Celleux dont les communautés ont depuis longtemps été défaites vont porter le drapeau de leur communauté perdue dans un espoir de regagner cette liberté perdue en combattant contre un ennemi imaginaire. Les humain-es civilisé-es portent le masque de quelque chose qu’ils ne sont plus ou qu’ils n’ont jamais été, tout cela dans une tentative de dissimuler ce qu’ils sont devenu-es. Cela devient une course effrénée loin de soi. La Chrétienté, la Réforme, le marxisme et le nazisme sont quelques exemples de mouvements qui se forment en projetant une image de rejet de l’enfer industriel, mais qui ne font en réalité seulement que reproduire la civilisation industrielle. En fait, la plupart des nouveaux Léviathans commencent en tant que mouvements de résistance.

· « En subissant ce qu’on appellera des révolutions industrielles et technologiques, le Grand Artifice perce tous les murs, prend d’assaut toutes les barrières naturelles et humaines, augmentant sa vitesse à chaque étape. Mais au moment où la bête démarre vraiment tel un rongeur ailé s’élançant hors de l’Enfer, ses propres prophètes diront qu’un objet qui s’approche de la vitesse de la lumière perd son corps et se transforme en fumée. Les victoires de tels objets sont, à long terme, des victoires à la Pyrrhus. » La civilisation est marquée par une sur-expansion, une croissance rapide et un mouvement vers l’infini. Ce mouvement est en définitive autodestructeur, produisant des contradictions et des pannes qui menacent la machine elle-même. Toute l’histoire est jonchée du carnage et des débris de cet hubris. Il s’agit d’un point complexe à propos de la notion de décomposition qui demande plus d’attention, nous y reviendrons plus tard.

Ces points éraflent à peine la surface de l’éloquente argumentation présente dans Contre le Léviathan, contre sa légende, mais ils valent la peine d’être développés parce qu’ils nous aident à comprendre et à trouver une définition opérante de la domestication qui commence avec les premières civilisations. Déception, capture, domination, accumulation, annihilation, déclin : nous allons voir ces thèmes se répéter dans toutes les histoires qui suivent notre enquête.

III

Depuis que Fredy a publié Contre le Léviathan, contre son Histoire, tout un pan d’anarchistes et de projets anti-civilisation se sont mis à s’intéresser au sujet de la domestication. Dans la plupart des écrits venant de ce milieu, domestication et civilisation sont presque tautologiques. (La civilisation est comprise comme étant la toile de pouvoir entre les institutions, les idéologies et les appareil physiques qui accomplissent la domestication et le contrôle ; alors que la domestication est comprise comme le processus par lequel les êtres vivants sont piégés dans le réseau qu’est la civilisation.) Cette tautologie est instructive car elle montre l’existence autonome d’un monstre qui a pour seul objectif sa propre perpétuation en y apportant toute vie à l’intérieur. Fredy allait appeler un tel monstre un destructeur-de-monde. Alors que différentes tendances de l’anti-civilisation tendent à comprendre la domestication selon différents angles[4], elle occupe toujours une place centrale dans la pensée et la pratique de ceux qui croient que la civilisation doit être détruite.

Les écrivains anticivilisation contemporains (la plupart anonymes ou écrivant sous pseudonyme) ont élaboré une critique de la domestication dans la vie quotidienne, attaquant les innombrables petites opérations qui servent la domestication de la vie.

La domestication est le procès que la civilisation utilise pour endoctriner et contrôler la vie selon sa logique. Ces mécanismes de subordination éprouvés incluent : l’apprivoisement, l’élevage, la modification génétique, le dressage, la mise en cage, l’intimidation, la contrainte, l’extorsion, la promesse, le gouvernement, l’esclavage, la terreur, le meurtre… la liste continue jusqu’à inclure presque toute interaction sociale civilisée. Leur mouvement et leurs effets peuvent être étudiés et sentis dans toute la société, imposés à travers plusieurs institutions, rituels et coutumes.[5]

D’autres ont voué leurs explorations aux conditions et événements qui ont mené à l’établissement de l’agriculture et de la pensée symbolique il y a dix mille ans, essayant de forcer le passé lointain à livrer ses secrets. Depuis ce point de vue, cette origine de la domestication a inauguré des millénaires de guerre, d’esclavage, de destruction écologique et d’annihilation des créatures vivantes.

Toutes ces élaborations sont utiles en ce qu’elles expliquent ce que la domestication signifie dans des circonstances et des phénomènes variés, mais il est toujours rare de parvenir à trouver une définition concise et opérante de ce que cela signifie dans sa globalité. Si nous avons besoin d’une telle définition, nous pourrions dire assez simplement que la domestication est capture. Plutôt, c’est la capture des êtres vivants par une chose morte, et l’intégration de ces êtres dans tous les rôles et les institutions que comprend la chose morte. En outre, il s’agit de toutes les pratiques qui forcent ces êtres à accéder spirituellement à leur capture. Et, enfin, c’est le discours et l’idéologie qui justifient cette capture. Cette capture est sans fin, et la chose morte peut continuer son règne immoral si elle continue à intégrer de nouveaux êtres vivants et marchandises en elle-même.

Premier mythe : Enkidu et Shamhat

Fredy commence son récit de la première civilisation apparaissant à Sumer. Il décrit l’ascension du premier roi, le Lugal, et à partir de lui celle de tous les vers monstrueux qui suivent. Sumer est intéressant pour notre enquête parce que c’est la naissance de la civilisation, mais aussi celle de l’écriture (written word). De cette ancienne civilisation nous provient la plus ancienne histoire écrite, celle du roi sumérien Gilgamesh, qui a été gravée dans des tablettes de lapis lazuli. Étant son héros, Gilgamesh est responsable de l’institution de la domination ultime du Léviathan sumérien sur le monde sauvage. Il fait cela parce qu’il

[…] ne laisse pas un fils à son père

jour et nuit règne sa violence

mais Gilgamesh le pasteur d’Ourouk aux remparts

est notre pasteur,

le fort l’admirable, l’omniscient.

Il ne laisse pas une vierge à sa mère

fille de guerrier ou promise à un héros.

Dans sa mobilisation sans fin des êtres humains, Gilgamesh construit une machine humaine qui mena la guerre contre la vie sauvage. En réponse à Gilgamesh et l’imposition de son ordre, les Dieux créèrent un être qui pourrait s’opposer à lui. Son nom était

Enkidou le héros,

substance de Ninourta.

Son corps est couvert de poils

sa chevelure est celle d’une femme

les touffes de ses cheveux

poussent comme des épis de blé.

Il est vêtu comme le dieu Soumouqan.

Il ne connaît ni les hommes ni les pays

sa seule compagnie est l’animal

avec les gazelles il broute l’herbe

avec les hardes il s’abreuve aux points d’eau.

Auprès des sources, en compagnie des bêtes sauvages

son cœur se réjouit.

Mais les chasseurs et les bergers étaient en colère et terrifiés par Enkidou, qui sabotait leurs pièges et relâchait leurs animaux. Ils allèrent voir Gilgamesh pour lui demander son aide. Il conçut un plan incluant Shamhat, une des prostituées sacrées du temple. Il dit

« Va chasseur

emmène avec toi une prostituée du temple

une courtisane sacrée.

Elle dominera cet homme

elle saura l’apprivoiser :

lorsqu’il viendra pour s’abreuver

avec sa harde aux points d’eau

qu’elle enlève ses vêtements

dévoile sa nudité et les charmes de son corps.

En la voyant il sera attiré vers elle

et deviendra son captif.

Sa harde qui a grandi avec lui dans la plaine

ne le reconnaîtra plus. »

 

La courtisane enlève ses vêtements

dévoile ses seins, dévoile sa nudité

et Enkidou se réjouit des charmes de son corps.

Elle ne se dérobe pas, elle provoque en lui le désir.

Elle enlève ses vêtements

et lui Enkidou tombe sur elle.

Elle apprend à cet homme sauvage et innocent

ce que la femme enseigne.

Il la possède et s’attache à elle.

Six jours et sept nuits Enkidou sans cesse

possède la courtisane.

Lorsqu’il est rassasié de ses charmes

il lève son regard vers ses compagnons

mais en le voyant les gazelles se détournent de lui

et les bêtes sauvages le fuient.

Enkidou est sans force,

ses genoux le trahissent

lorsqu’il veut suivre sa harde.

Affaibli, il ne peut plus courir comme autrefois

mais son cœur et son esprit sont épanouis.

Il revient s’asseoir aux pieds de la courtisane

et regarde longtemps son visage.

La courtisane parle à Enkidou

il écoute, attentif :

« Tu possèdes maintenant la sagesse,

tu es devenu comme un dieu

pourquoi avec les bêtes parcours-tu la plaine ?

Viens, je vais t’emmener

dans une cité entourée de remparts

je vais te conduire dans Ourouk

au temple sacré, demeure d’Anou et d’Ishtar »

Enkidou donna son accord, mais parce qu’il y voyait la possibilité de défier le puissant Gilgamesh, cependant Shamhat le convint d’en faire autrement. Gilgamesh avait déjà rêvé de la venue d’Enkidou, et le roi ferait du sauvage un proche ami, le traiterait comme sa femme. Il le domestiquerait.

La courtisane déchire son vêtement

en deux parties,

de la première elle couvre Enkidou

de la seconde elle se couvre

elle le prend par la main

comme une mère guidant son jeune enfant

elle l’emmène vers les huttes des bergers

vers les étables.

Autour de lui les bergers s’assemblent.

Lorsque les bergers mettent devant Enkidou

du pain et de la boisson forte

plein d’embarras, longtemps il regarde.

Enkidou ne connaît pas le pain comme nourriture

ne connaît pas la boisson forte

il a grandi en tétant le lait des bêtes sauvages.

La courtisane lui dit :

« Mange du pain, Enkidou,

le pain est l’élément de la vie

bois de la boisson forte

c’est la coutume des gens du pays. »

Enkidou mange du pain

jusqu’à satiété

de la boisson forte

il en boit sept fois.

Son esprit se libère, sa poitrine s’élargit

son cœur est enchanté et son visage illuminé.

Il frotte d’huile son corps velu

il ressemble à un homme.

Il met un vêtement

et ressemble à un époux.

Il prend une arme et pourchasse les lions

les bergers peuvent dormir la nuit

L’histoire d’Enkidou et de Shamhat est une histoire de la domestication vue depuis la mythologie de la première civilisation. Elle montre le dressage d’Enkidou à travers l’imposition de rôles sexuels, le port de vêtements, la consommation d’alcool et la séparation d’avec les bêtes sauvages. Shamhat est une prostituée sacrée des temples sumériens, une praticienne spirituelle de la plus ancienne profession. Elle sert la déesse Ishtar à travers le rite de l’hiérogamie (herios gamos), le mariage sacré entre le roi et une déesse de la cité. Ishtar est la déesse de la nature, certes, mais de la nature au sein de la cité. L’hiérogamie, la prostitution sacrée, est une soumission rituelle de la nature au pouvoir du roi, l’apport du sauvage au sein des murs de la cité. Ainsi, la déesse de la nature était aussi la déesse des arts de la civilisation. Ces arts incluaient les pratiques du gouvernement et la religion, de la guerre et de la paix, de l’artisanat, de la profession, de l’alimentation, de la boisson, des vêtements et ornements corporels, de l’art, de la musique, du sexe et de la prostitution. Ce sont les arts de la vie applicables à chaque aspect de la vie civilisée. La déesse règne sur la nature dans la cité, donc son art de vivre était les règles de la civilisation, de la domestication. Et, ainsi, c’était à travers ces règles que Shamhat, une prêtresse d’Ishtar, fit d’Enkidou un homme. Après avoir été arraché de son monde, Enkidou devient viril et assoiffé de sang, destructeur de la nature. L’imposition du genre déchaîne un continuum de séparation qui sépare sans fin la cité de la forêt, l’humanité du reste de la vie sauvage et qui sépare les humain-es dans des genres.

 

Des lectures contemporaines montreront bien sûr un certain degré de misogynie envers Shamhat, en impliquant que les femmes ont dressé les hommes. Mais elles sont incorrectes et révèlent à quel point la domination genrée est enracinée dans la civilisation. Enkidou est domestiqué par tout l’art de vivre (ars vivendi) qui définit la vie dans la première civilisation, par le travail des femmes et le travail des hommes. Enkidou est fait homme à travers ses lois domesticatoires, il est civilisé par le genre lui-même.

 

IV

On pourrait dire que peut-être aucune tendance ne s’est saisie autant du genre que le primitivisme. Nous disons cela parce que les primitivistes voient cette question à travers la lentille offerte par la critique de la domestication. Alors qu’il y a d’évidents exemples odieux de théories et d’individus masculinistes et misogynes dans la pensée anti-civilisationnelle, les écrivains les plus lucides et les plus attentifs ont toujours situé l’ascension du patriarcat au début même de la civilisation. Pour beaucoup (Fredy Perlman et John Zerzan pour n’en nommer que deux), le patriarcat émerge à côté de la domestication et les deux sont pratiquement synonymes. Nous pouvons même entrevoir des fragments de ce point de vue dans les écrits tardifs de Camatte comme L’Écho du temps, par exemple. Cela est aussi reconnu dans l’éditorial de BLOODLUST : a feminist journal against civilization (2009). Il y est dit que le désir de publier le journal venait de ce qui semblait être le traitement superficiel de la critique du genre, et il y est tout de même célébré que la tendance anticiv est une des rares qui fait invariablement du patriarcat un ennemi central. Alors que, malheureusement, le journal n’a publié qu’un seul numéro, la tâche d’étoffer la critique anti-civilisationnelle du patriarcat semble être une étape vers la compréhension du caractère central de la domestication pour le genre lui-même.

Le point de vue primitiviste sur le genre est problématique pour des raisons que nous élaborerons plus loin. Mais, pour le moment, nous allons suspendre notre critique afin de l’exposer fidèlement. Quels que soient ses défauts, cette perspective sur l’ascension du patriarcat est utile parce qu’elle situe l’émergence de la domination genrée avec celle de la civilisation elle-même. Par ce geste, elle rejette toute idéologie qui échoue à faire de même. En démontrant constamment qu’un tel malheur est plus vieux que la plupart des autres institutions et systèmes de domination, elle nous donne le pessimisme nécessaire pour répondre à ceux qui assure que la violence genrée disparaitra après leur réforme ou leur révolution particulière.

Camatte (et toustes celleux qui sont influencé-es par ses écrits) est redevable, en ce qui concerne ses réflexions fugaces sur le genre, envers une écrivaine française nommée Françoise d’Eaubonne. On lui attribue l’invention du terme éco-féminisme dans son livre Le féminisme ou la mort (1974). De manière encore plus intéressante, elle était l’une des co-fondatrices du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), le même groupe militant de libération gay que Guy Hocquenghem rejoignit et qui façonna ses perspectives ultérieures. Il semble ainsi logique que ces deux théories anticiv du genre, l’éco-féminisme d’Eaubonne et le désir homosexuel de Hocquenghem, émergent des mêmes actions et discussions. La plupart des primitivistes et éco-féministes anglophones ont été exposé-es aux idées d’Eaubonne à travers des sources secondaires (notamment Camatte). Nous citons un extrait du Féminisme ou la mort puisqu’il est peu probable que beaucoup des lecteurices aient accès au texte :

Tout le monde, pratiquement, sait qu’aujourd’hui les deux menaces de mort les plus immédiates sont la surpopulation et la destruction des ressources; un peu moins connaissent l’entière responsabilité du Système mâle, en tant que mâle (et non pas capitaliste ou socialiste) dans ces deux périls; mais très peu encore ont découvert que chacune des deux menaces est l’aboutissement logique d’une des deux découvertes parallèles qui ont donné le pouvoir aux hommes voici cinquante siècles : leur possibilité d’ensemencer la terre comme les femmes, et leur participation dans l’acte de la reproduction.

Jusqu’alors, les femmes seules possédaient le monopole de l’agriculture et le mâle les croyait fécondées par les dieux. Dès l’instant où il découvrit à la fois ses deux possibilités d’agriculteur et de procréateur, il instaura ce que Lederer nomme « le grand renversement » à son profit. S’étant emparé du sol, donc de la fertilité (plus tard de l’industrie) et du ventre de la femme (donc de la fécondité), il était logique que la surexploitation de l’une et de l’autre aboutissent à ce double péril menaçant et parallèle : la surpopulation, excès des naissances, et la destruction de l’environnement, excès des produits.

La seule mutation qui puisse donc sauver le monde aujourd’hui est celle du « grand renversement » du pouvoir mâle que traduit, après la surexploitation agricole, la mortelle expansion industrielle. Non pas le «matriarcat», certes, ou le « pouvoir aux femmes », mais la destruction du pouvoir par les femmes. Et enfin l’issue du tunnel : la gestion égalitaire d’un monde à renaître (et non plus à «protéger» comme le croient encore les doux écologistes de la première vague).

Bien que simpliste et essentialiste, ce genre d’argument se démarque de par son élaboration singulière de la connexion intrinsèque entre production agricole et reproduction humaine. Nous regarderons toustes celleux qui ont poursuivi cette théorie, mais il sera difficile de trouver quoi que ce soit dans les textes de référence du primitivisme qui dévie largement de cette position franche et directe. Tout cela mettra au centre le rôle de l’homme comme mari envers son épouse et comme praticien de l’agriculture et de l’élevage (animal husbandry). L’argument est utile parce que c’est une articulation de la manière dont la domestication capture à la fois ces humaines assignées femmes mais aussi une vaste diversité de vie non-humaine.

On peut clairement en voir les échos dans cette introduction[6] écrite par le collectif Green Anarchy

Vers le début de la transition vers la civilisation, un premier produit de la domestication est le patriarcat : la formalisation de la domination masculine et le développement d’institutions qui la renforcent. En créant de fausses distinctions et divisions de genre entre hommes et femmes, la civilisation, à nouveau, crée un « autre » qui peut être objectifié, contrôlé, dominé, utilisé et échangé. Ce processus fonctionne, dans sa dynamique générale, en parallèle de la domestication des plantes pour l’agriculture et des animaux pour l’élevage en troupeau mais aussi dans des cas plus spécifiques comme le contrôle de la reproduction. Comme dans les autres domaines de la stratification sociale, des rôles sont assignés aux femmes pour établir un ordre rigide et prévisible, au bénéfice de la hiérarchie. La femme en vient à être vue comme une propriété, sans différence avec les graines dans le champ ou les moutons dans le pâturage. Possession et contrôle absolus, que ce soit des terres, des plantes, des animaux, des esclaves, des enfants ou des femmes font partie de la dynamique établie de la civilisation. Le patriarcat demande l’assujettissement du féminin et l’usurpation de la nature, nous poussant à l’annihilation totale. Il définit le pouvoir, le contrôle et la domination sur la nature sauvage, la liberté et la vie. Le conditionnement patriarcal dicte toutes nos interactions ; avec nous-mêmes, notre sexualité, nos relations avec les autres et notre relation à la nature. Il limite sévèrement le spectre des expériences possibles. La relation interconnectée entre la logique de la civilisation et le patriarcat est indéniable ; ils ont modelé pendant des milliers d’années l’expérience humaine à tous ses niveaux, de l’institutionnel au personnel, pendant qu’ils dévoraient la vie. Être contre la civilisation ne peut se faire qu’en étant contre le patriarcat ; et pour remettre en question le patriarcat, il faut semble-t-il remettre en question la civilisation.

Fredy Perlman poursuit sa réflexion à partir de cette prémisse de différentes manières. Premièrement, il met constamment au centre le viol et la transformation du phallus en arme (weaponization of the phallus) comme méthodes intrinsèques à la domestication. Il lie les tours phalliques au centre du Léviathan primitif aux armes utilisées par ses armées. Pour lui, ces institutions et ces appareils servent à naturaliser une forme de domination et de pouvoir non-naturelle, pour assujettir les femmes et les hommes et prétendre que cet arrangement est l’ordre naturel des choses. Il décrit parfois les hommes léviathaniques comme « détestant les femmes ». Deuxièmement, il croit que l’Histoire (His-story) est le procès par lequel les hommes qui contrôlent le Léviathan racontent leurs propres conquêtes et exploits. Pour lui, l’Histoire (His-story) est spécifique à la culture civilisée et n’émerge que par l’annihilation violente d’un matriarcat préexistant, mais aussi à travers la déification d’une image d’hommes militaristes et léviathaniques opposés aux anciennes déesses de la nature. Pour lui, la terre elle-même est féminine, elle est une mère qui donne naissance à toute vie. Par contraste, le Léviathan ne donne naissance à rien d’autre qu’à la mort, et, en tant que telle, méprise la terre-mère. Dans les fragments suivants nous allons largement critiquer cette théorie, mais l’on doit reconnaître qu’il est rare de trouver une autre théorie de l’Histoire (His-story) (surtout écrite par un homme) qui place le patriarcat comme étant indissociable de la civilisation.

John Zerzan développe cette théorie depuis un angle différent. Il s’intéresse avant tout à l’étude du travail de plus d’une douzaine d’anthropologues (toutes des femmes) qui analysent le rôle des femmes dans les agencements sociaux avant la domestication. Beaucoup de ces anthropologues faisaient partie de cette vague de changement théorique appelée passage de « l’homme chasseur » à « la femme cueilleuse ». En se basant sur leurs recherches, il soutient qu’une vaste majorité des moyens de subsistance dans la plupart des sociétés non-civilisées étaient fournis par les cueilleurs-ses, qui tendaient généralement à être des femmes. Il soutient qu’en conséquence, les femmes avaient un pouvoir social et une autonomie significativement plus importants, parce qu’elles ne dépendaient pas d’agencements agricoles patriarcaux pour leur survie. Il suit aussi d’autres anthropologues en affirmant que les hiérarchies genrées au sein des tribus indigènes américaines étaient rares, notamment en notant l’absence de fétichisme de la virginité et de la chasteté, de l’attente de la monogamie pour les femmes ou de contrôle masculin de la reproduction. Il affirme que la division sexuelle du travail, imposée par la domestication, était la première forme de division du travail qui constitue la civilisation contemporaine. Il critique également le passage des relations communales et tribales de partage à l’existence privatisée et genrée de la forme-famille, affirmant que la famille n’est jamais inévitable ou universelle dans les communautés humaines. Zerzan déclare que le passage vers la domestication est marqué par l’émergence de rôles de travail spécialisés, la limitation du travail des femmes à l’effort reproductif et le renforcement des liens de parenté par-dessus tout. Pour lui, la présence d’une division genrée du travail à l’époque du plus ancien art symbolique connu indique qu’il s’agit de la division qui donne naissance à toutes les autres. Il refuse de croire que ces phénomènes sont des coïncidences, pointant à la place en direction d’une relation causale entre l’émergence de l’existence genrée et celle de la domestication. Les deux sont des changements par rapport à la vie non-séparée et non-hiérarchique. Il dit : « rien dans la nature n’explique la division sexuelle du travail, ni les institutions telles que le mariage, la conjugalité ou la filiation paternelle. Elles sont toutes imposées aux femmes par la contrainte, et sont donc des faits de la civilisation qui doivent être expliqués, et non pas être utilisés comme explications. » Son explication concernant ces changements implique à la fois les manières dont la vie agricole a appauvri les femmes qu’elle a capturées, mais aussi que l’introduction du patriarcat était une stratégie essentielle des civilisateurs coloniaux et des missionnaires dans le monde entier. Il soutient que toute tentative de destruction de la civilisation doit aussi être une tentative de retour à « la totalité de l’existence sans genre originelle. »

La plupart des perspectives primitivistes sur le genre ne s’accordent pas bien avec une perspective queer, notamment à cause de l’importance de leur essentialisme genré et de leur manque de critique substantive de l’hétérosexualité obligatoire, pour ne rien dire du rôle de l’anthropologie. Et pourtant, il y a toujours quelque chose qui nous parle dans cette théorie. Peut-être que l’appel de la perspective primitiviste vient-il du fait qu’elle inclue dans l’horreur du genre littéralement tout ce qui concerne ce monde : la nourriture que nous mangeons, les villes dans lesquelles nous vivons, le langage que nous parlons, nos familles, nos fétiches – tout cela est entremêlé dans la fabrique de l’existence genrée. Cela implique alors que chaque pas hors du genre requerrait un pas hors de littéralement toutes les assurances et les conforts qui nous maintiennent captif-ves en lui. Encore plus puissante est ainsi l’insistance impétueuse que toute notre vie genrée n’est ni inévitable ni tombée du ciel. Le primitivisme pourrait être compris comme un essai de donner des mots à (et des preuves de) l’expérience viscérale de la non-appartenance à ce monde, du sentiment ancré dans nos os et notre chaire qui hurle contre le genrage de nos vies et de nos potentialités. Le primitivisme revendique un extérieur et la certitude quant à sa nature. Nous nous passerons de leur certitude, mais l’extérieur lui-même nous appelle.

V

Une des remarques les plus lucides que fait Fredy Perlman dans Contre le Léviathan, contre sa légende ! est sa critique de l’Anthropologie. Il parle souvent des anthropologues et des archéologues comme des « pilleurs de tombeaux », dont l’intention est d’imposer leur propre histoire de l’existence humaine tout en effaçant les autres récits. Il accorde une attention particulière aux efforts des anthropologues pour décrire le rôle du travail dans les sociétés primitives. Beaucoup d’anthropologues, ayant de la sympathie à l’égard des sociétés primitives, proclameront que les gens dans ces sociétés travaillaient beaucoup moins que les gens domestiqués. Ils les appellent Chasseurs ou Cueilleurs. Ils parleront des quatre heures par jour dédiées au travail. Fredy critique cette position en affirmant que c’est une opération de gestionnaire de camp de travail que de naturaliser le travail comme partie de toute autre existence humaine ou animale. Oui, les peuples primitifs travaillaient moins, mais parce qu’ils ne travaillaient pas du tout.

Les anthropologues modernes qui portent en eux mentalement le goulag réduisent de telles communautés humaines aux mouvements qui ressemblent le plus à du travail, et donnent le nom le nom de Cueilleur-ses aux personnes qui cueillent et stockent leur nourriture préférée. Un employé de banque appellerait de telles communautés des caisses d’épargnes ! Les [travailleur-ses] d’une plantation de café au Guatemala sont des Cueilleur-ses, et l’anthropologue est une caisse d’épargne. Leurs ancêtres libres avaient des choses plus importantes à faire.

Le peuple !Kung a miraculeusement survécu comme communauté d’êtres humains libres durant notre propre époque d’extermination. R.E. Leakey l’a observé dans sa forêt natale africaine luxuriante. Les gens n’y cultivaient rien d’autre qu’elleux-mêmes. Iels faisaient d’elleux-mêmes ce qu’iels voulaient être. Iels n’étaient déterminé-es par rien d’autre que leur propre être – pas par des réveils, des dettes ou des ordres de supérieurs. Iels fêtaient, célébraient et jouaient tout le temps, sauf quand iels dormaient. Iels partageaient tout avec leurs communautés : nourriture, expériences, visions, chansons. L’immense satisfaction personnelle, la joie intérieure profonde, venaient du partage.

(Dans le monde d’aujourd’hui, les loups expérimentent toujours la joie qui provient du partage. Peut-être est-ce pourquoi les gouvernements donnent des primes aux tueurs de loups.)

Cette affirmation est simple, mais profonde : ceux qui vivent dans un monde de travail ne peuvent comprendre l’activité des autres que comme travail. Le travail est une institution historiquement déterminée, et pourtant notre métaphysique civilisée opère en vue de naturaliser cette institution ; ainsi que pour rendre obscure la violence de la domestication en elle. Les implications de cette opération sont d’autant plus sinistres que nous vivons dans un monde où de plus en plus d’activités non salariées sont subsumées sous le travail. En un sens, la domestication fonctionne comme une exécution linéaire du monde du travail, colonisant notre passé comme notre futur.

S. Diamond a observé d’autres êtres humains libres qui ont survécu à notre propre âge, en Afrique également. Il pouvait voir qu’iels ne travaillaient pas, mais il ne pouvait pas se résoudre à le dire en anglais. A la place, il disait qu’iels ne faisaient aucune distinction entre le travail et le jeu. Est-ce que Diamond voulait dire que l’activité du peuple libre peut être vue comme du travail à un moment donné, et comme un loisir à un autre moment, selon comment l’anthropologue se sent ? Voulait-il dire qu’il ne savait pas si leur activité était du travail ou du jeu ? Voulait-il dire que nous, toi et moi, les contemporain-es vêtu-es de l’armure de Diamond, ne pouvons pas distinguer leur travail de leur loisir ?

Si les !Kung visitaient nos bureaux et nos usines, ils pourraient penser que l’on y est en train de jouer. Pour quelle autre raison pourrions-nous être là-bas ?

Je pense que Diamond voulait dire quelque chose de plus profond. Un-e analyste de la productivité (time-and-motion engineer) regardant un ours près de baies ne saurait pas quand regarder son horloge. L’ours commence-t-il à travailler quand il se rend là où se trouvent les baies, quand il cueille la baie, quand il ouvre sa mâchoire ? Si l’analyste a un demi-cerveau iel pourrait dire que l’ours ne fait pas la distinction entre travail et loisir. Mais si l’analyste a de l’imagination, iel pourrait dire que l’ours expérimente de la joie à partir du moment où les baies deviennent rouge foncé, et qu’aucun des mouvements de l’ours n’est du travail.

Si l’on est tenté-e d’imaginer qu’aucune des activités de l’ours (ou de nos ancêtres lointains) n’est du travail, alors on est forcé-e d’abandonner les disciplines scientifiques qui visent à affirmer des certitudes à propos des activités des peuples vaincus. C’est une rupture importante avec une orthodoxie primitiviste qui prioritarise l’utilisation de méthodes anthropologiques. On comprend pourquoi quelqu’un-e voudrait faire des assertions à propos de la nature précise d’un dehors ou d’un avant de la civilisation. Nous voudrions affirmer, cependant, que de telles assertions ne sont pas simplement fausses (en vertu de leur ancrage dans la vision scientifique du monde) mais aussi non nécessaires à notre critique. Nous n’avons pas besoin de pouvoir proclamer que nos ancêtres « travaillaient moins » pour refuser notre capture par le monde du travail. Que l’on puisse remarquer que le monde du travail est une institution de domination déterminée historiquement qui a émergé avec la domestication et continue d’appauvrir nos vies est une raison suffisante pour que ce monde brûle.

Cela représente une orientation différente vers le dehors. Croire les réponses scientifiques à propos de ce qui est dehors apporte sûrement un certain confort et une paix de l’esprit. Il y a aussi la dignité et la certitude qui viennent de la croyance en une utopie qui aurait un jour existé sur la surface de la Terre. Mais que nous laisse-t-on si nous abandonnons ces certitudes ? Ce qui reste est un mystère et un chaos qui échappent toute tentative rationaliste de les capturer et de les mettre à profit. Cet inconnu est précisément ce qui rend fol-les celleux qui parlent avec certitude. C’est le monde sombre et magique du mystère que toute la violence de l’opération scientifique vise à annihiler. Notre proposition est simple : au lieu de nous leurrer sur l’inconnu avec telle ou telle Preuve Positive, l’inconnu lui-même est quelque chose à célébrer. Plutôt qu’un retour primitiviste à un dehors qui est supposément adapté à notre biologie, nous allons poursuivre un échappatoire vers un dehors qui est à la fois un mystère et une incertitude. Devons-nous moins lutter pour nous échapper si nous ne savons pas à quoi ressemble le dehors ? On a juste à regarder le monde qui se présente lui-même comme si certain pour connaître la réponse.

VI

En plaçant cette contradiction dans le contexte de notre enquête sur le genre et la domestication, une contradiction flagrante apparaît : pourquoi la volonté de Fredy d’embrasser l’inconnu (au sujet du travail) ne s’applique-t-elle pas de la même manière au genre ? Peu d’efforts sont nécessaires pour étendre la critique de la certitude anthropologique au monde genré. On pourrait aisément dresser un parallèle en disant : les anthropologues, sympathiques envers les société primitives, vont voir les relations entre hommes et femmes comme plus justes et désirables dans ces sociétés que dans les sociétés civilisées. Iels ont tort parce qu’il y a pas de relations entre les hommes et les femmes. Iels vivent dans un monde genré, et donc iels ne peuvent percevoir les existences variées et ineffables des autres qu’en conformité avec ces catégories. Un anthropologue avec la moitié d’un cerveau dira que ces relations de genre sont moins rigides et dominantes que celles que nous vivons ; un anthropologue avec une imagination dira que ce sont pas du tout des relations genrées dans la manière dont nous les comprenons.

 

Cette critique peut être très aisément appliquée à presque tous les écrits primitivistes sur le genre. Perlman et d’Eaubonne sont évidemment impliqué-es dans ce type d’essentialisme concernant les rôles que les femmes et les hommes jouaient dans les cultures primitives. L’archétype de la femme comme centre de l’univers nourricier et procréatif est clairement aussi construit par la division du travail, et pourtant il est d’autant plus sinistre qu’il opère comme s’il était naturel. Alors que la théorie du genre de Zerzan est plus ouverte à l’usage de l’anthropologie, elle dégage une ouverture contre l’essentialisme en identifiant le genre comme une institution socialement construite et cousue sur une différence sexuelle naturelle. Cela mérite toujours d’être critiqué, cependant. L’une des clés de compréhension les plus utiles de la théorie queer est la provocation déclarant que la dichotomie sexe/genre à laquelle se référent les féministes depuis les dernières décennies ne représente pas deux systèmes, mais en réalité seulement un seul. Le sexe en tant que binarité n’est pas plus naturel que le genre. C’est l’arrangement rétrospectif et historique dans deux catégories d’une vaste gamme d’organes, d’hormones, de gestes, de dispositions, de formes corporelles, de capacités sexuelles, etc. Les efforts de la part de celleux engagé-es pour la libération trans (transgender liberationists) sont pertinents relativement à ce changement, puisqu’ils démontrent qu’il n’y a pas de détermination ou de cohésion dans n’importe quel arrangement particulier des caractéristiques citées ci-avant, mais plutôt que l’arrangement de celles-ci en catégories est toujours une attaque contre l’individu-e. Les luttes récentes des personnes intersexes vont plus loin en remettant en cause la certitude qui naturalise le sexe binaire. Les silencieuses mutilations et remodelages scientifiques et médicaux d’innombrables enfants pour les faire entrer dans les catégories du sexe binaire démontrent qu’il n’est pas plus naturel que le genre binaire. Cette capture institutionnelle dans l’un ou l’autre sexe est juste une des plus récentes formes de ce qui est un ancien régime de diète, de médecine, de travail, de servitude, de religion et de tabou qui vise à modeler et amplifier deux sexes parmi les possibilités infinies contenues dans le corps humain. Le Sexe et le Genre sont la même opération historique (his-storical operation) de catégorisation et de séparation, elles en sont simplement différentes articulations.

Il n’est pas rare pour les penseur-ses primitivistes et les anthropologues d’avoir une critique de l’hétéronormativité, pointant les preuves de l’existence de pratiques homosexuelles largement répandues dans les sociétés tribales avant leur colonisation. D’autres vont aussi pointer en direction de l’existence de « troisièmes genres » dans certaines tribus. Ces récits sont pertinents dans le fait qu’ils s’attaquent à la vision naturalisée de l’hétéronormativité (et aussi au futurisme reproductif (reproductive futurism)), mais aussi longtemps qu’ils fonctionneront de manière scientifique, ils maintiendront toujours la stabilité du genre (même en parlant des troisièmes genres). Ils montrent un arrangement plus favorable du genre, mais il leur manque l’imagination pour comprendre que les gens aient pu avoir des relations avec le corps et la sexualité d’un-e autre hors des cages genrées qui ont été construites autour de nous. De plus, la tendances à universaliser ces conclusions est une tendance du Léviathan ; l’homogénéité est intrinsèque au procès de domestication.

Si nous suivons une critique analogue à celle du travail, nous devons arriver à un point où nous pouvons dire que nous savons pas avec certitude comment était l’existence genrée avant la civilisation. Et pourtant en aucune manière cette révélation n’altère notre certitude que le genre tel que nous le connaissons commence avec la civilisation. Si nous invoquons une voie hors du genre civilisé, nous invoquons alors en réalité un autre mystère, quelque chose d’ineffable qui échappe à toute définition et toute capture. Qu’est-ce que signifierait participer dans une lutte à mort contre le genre sans savoir ce qui a existé précédemment ? Cela signifierait poursuivre un dehors qui se présente à nous comme ombres et chaos. Cela signifierait combattre pour la nature (wild), sans recours au naturel. Comme nous l’avons énoncé auparavant : même si l’on renonce au privilège de la naturalité, nous ne sommes pas découragé-es, parce que nous nous allions à la place avec le chaos et l’obscurité dont la Nature déborde.[7] Ce que nous avons appelé ailleurs désir queer est une propension vers ce chaos primordial. La tâche est de le vivre.

VII

Après avoir dévoilé cette contradiction au sein du primitivisme, nous nous demandons comment cet angle mort est resté si longtemps inexploré.

Un des beaux aspects de la critique primitiviste est qu’elle fournit un regard à travers lequel on peut explorer toutes les relations et institutions qui sont naturalisées dans la pensée léviathanique. Au sein du canon primitiviste, on peut rapidement trouver des attaques incisives contre la famille, la race, la psychiatrie, l’agriculture, la division du travail, la spécialisation, le militarisme et d’innombrables autres dimensions de l’existence civilisées. Les primitivistes sont peut-être les plus imaginatif-ves et judicieux-ses quand iels explorent un monde hors des abstractions les plus profondément ancrées de la culture léviathanique : la pensée symbolique, les nombres, l’art, le langage et même la nature. Plusieurs textes offrent même des tentatives oniriques d’imaginer comment les peuples libres ont conçu différentes formes du temps lui-même.

Alors comment cet assaut critique a raté une relation si évidente et si bien ancrée dans notre être ? Ceux qui disent que la Civilisation a inauguré la disparité du genre maintiennent toujours la naturalité de ces genres. Même ceux (comme Zerzan) qui questionnent le genre continuent à retenir l’idée d’un dualisme naturel qui est perverti par la domestication. Que ce dualisme soit considéré comme naturel par ceux qui refuseraient autrement n’importe quel dualisme (humain/animal, esprit/corps, etc.) en tant que contrainte civilisée n’est pas une preuve de naturalité. C’est plutôt une preuve de son caractère profondément ancré dans le procès de domestication – tellement profondément que l’on peut à peine imaginer un monde avant lui. Zerzan, il faut le reconnaître, dit que la division (qui varie formellement, mais pas en essence) est le dualisme le plus profondément enraciné, donnant tour à tour lieu aux clivages sujet/objet et esprit/corps. Il appelle cela une « catégorisation… qui pourrait être la seule force culturelle de la plus haute importance ». Elle introduit et légitime toutes les autres dominations. Ce type d’argument se retrouve chez Witch Hazel dans BLOODLUST, qui écrit que la construction et la dévaluation de l’archétype féminin est un parallèle avec la coupure esprit/corps et permet le virage vers la domestication et la conquête civilisée. Ce soubassement central de la civilisation devine déjà, sans le savoir, l’inimité entre civilisation et désir queer articulée par Guy Hocquenghem et d’autres ; la manière dont le désir queer révèle ce qui est commun entre la famille, l’automobile et tous les autres instruments civilisés. Cette lentille nous permet de voir que dans le genre, plus que n’importe où ailleurs, l’ennemi s’est projeté à travers le temps pour empêcher nos rêves d’un en-dehors. Fredy raconte cette dynamique de projection ainsi :

Le détroit qui nous sépare de l’autre rive s’élargit depuis trois cents générations, et ce qui a été cannibalisé de l’autre rive n’est plus un vestige de leur activité mais une de nos excrétions : c’est de la merde. Réduits à zéro par l’école, nous ne pouvons pas savoir ce que c’était de grandir en tant qu’héritièr-es de milliers de générations de vision et d’expérience. Nous ne pouvons pas savoir ce que c’était d’apprendre à entendre les plantes grandir et d’en ressentir la croissance.

Il devient très important pour le dernier Léviathan de dénier l’existence d’un extérieur. Les voix de la bête doivent projeter les traits du Léviathans dans le passé pré-léviathanique, dans la nature, et même dans l’univers inconnu.

La bête artificielle post-hobbesienne prend conscience d’elle-même en tant que Léviathan et non en tant que Temple, Empire céleste ou Vicariat du Christ, et elle commence en même temps à suspecter sa propre fragilité, sa fugacité. La bête sait qu’elle est une machine, et elle sait que les machines se cassent, se décomposent voire se détruisent. Une recherche frénétique de machines à mouvement perpétuel ne donne aucune assurance pour contrer les soupçons, et la bête n’a d’autre choix que de se projeter dans des domaines ou dans des êtres qui ne sont pas des machines.

Une histoire révélatrice est celle de l’interaction entre des Jésuites colons français et des indigènes Montagnais-Naskapi au XVIIe siècle au Canada, racontée par Eleanor Leacock, une anthropologue féministe citée par Zerzan et Sivia Federici. Elle décrit comment il est devenu nécessaire pour les Jésuites de « civiliser » les Montagnais-Naskapi pour s’assurer qu’iels seraient des partenaires de commerce discipliné-es. Cette entreprise débuta avec l’introduction de rôles de genre hiérarchisés.

Comme il arrivait souvent quand les Européens entrèrent en contact avec des populations américaines natives, les Français furent impressionnés par la générosité des Montagnais-Naskapi, par leur sens de la coopération et leur indifférence envers le statut, mais ils étaient scandalisés par leur « manque de morale » ; ils voyaient que les Naskapi n’avaient pas de conception de la propriété privée, de l’autorité, de la supériorité masculine, et ils refusaient même de punir leurs enfants. Les Jésuites décidèrent de changer tout cela, entreprenant d’apprendre aux Indiens les éléments de base de la civilisation, convaincus que c’était nécessaire pour faire d’eux des partenaires de commerce fiables. Dans cet esprit ils leur enseignèrent d’abord que « l’homme est le maître », qu’en « France les femmes ne dirigent pas leur mari » et que faire la cour la nuit, divorcer selon le bon vouloir d’un des partenaires et la liberté sexuelles pour les épouses avant et après le mariage devaient être interdits.

Les Jésuites réussirent à convaincre les nouveaux chefs désignés de la tribu d’implémenter l’autorité de l’homme sur la femme. Plusieurs femmes Naskapi fuirent cette nouvelle et offensante contrainte, causant alors les hommes (sous l’encouragement des Jésuites) à les poursuivre et à les menacer de les battre ou de les emprisonner pour leur désobéissance. Le journal d’un missionnaire jésuite inclut fièrement un compte-rendu de l’incident :

De tels actes de justice ne causent aucune surprise en France, parce qu’il est habituel là-bas de procéder d’une telle manière. Mais parmi ces gens… où tout le monde se considère depuis la naissance comme aussi libre que les animaux sauvages qui errent dans leurs grandes forêts… c’est une merveille, ou plutôt un miracle, de voir un ordre péremptoire obéi, ou n‘importe quel acte de sévérité ou de justice accompli.

Une autre histoire intéressante est racontée dans un bref passage du journal Species Traitor à propos de l’homosexualité hors de la civilisation. Le passage a l’humilité de reconnaître que même si nous pouvons accuser l’homophobie universelle d’être spécifique à la société moderne, nous ne connaissons que peu de choses à propos des vastes et divergentes pratiques sexuelles de la majorité des cultures qui ont peuplé la Terre. Le passage se poursuit en citant un exemple de deux anthropologues vivant parmi le peuple huaorani dans une région de l’Amazonie qui est maintenant l’Equateur. Les deux anthropologues furent témoins d’une étreinte intime entre deux hommes huaoranis. Quand les deux hommes huaoranis virent qu’ils étaient observés, l’un murmura calmement à l’autre kowudi, après qui ils regardèrent avec embarras les anthropologues et partirent. Kowudi signifie étrangers.

Ces deux histoires illustrent succinctement le rôle réellement partisan joué par ceux qui opèrent sous les apparats de l’objectivité et de la neutralité. Les journaux d’innombrables missionnaires, explorateurs et anthropologues montrent que leurs comptes-rendus sont teintés de leur attitude civilisée à l’égard du genre et de la sexualité, mais aussi que l’une de leur première opération est de forcer ceux qu’ils étudient à les adopter. Dans Witchcraft and the Gay Counterculture, Arthur Evans en pointe plusieurs, y compris un exemple plutôt humoristique du dégoût de l’historien grec Diodorus Siculus face au comportement d’hommes celtes durant le premier siècle avant JC :

Même s’ils ont de belles femmes, ils prêtent peu d’attention à elles, mais sont réellement fous de sexe entre hommes. Ils sont accoutumés à dormir sur le sol sur des peaux d’animaux et à s’y rouler avec des partenaires hommes des deux côtés. Sans se soucier de leur propre dignité, ils abandonnent sans scrupule la fleur de leur corps aux autres. Et la chose la plus incroyable est qu’ils ne pensent pas que cela est honteux.

Tout cela montre le grand défaut de l’anthropologie en ce qui concerne la question du genre. Comme l’existence et l’universalité de catégories genrées sont considérées comme acquises, leurs comptes-rendus (et souvent leurs actions) auront toujours pour fonction de décréter une violence contre un large pan de l’expérience humaine, la coupant de tout son contexte et la retranscrivant comme une expérience amputée et genrée. Cela ne veut pas dire que l’on ne doit pas lire ces histoires. Cela nous apprend plutôt comment les lire. Si l’on peut glaner quoi que ce soit d’intéressant d’elles, c’est en lisant ces scientifiques comme l’on devrait lire n’importe quel ennemi : de manière critique, et en portant attention aux secrets cachés entre les lignes. Et même quand on peut distiller ceci ou cela, on a seulement une histoire, d’une culture, à un certain moment. Universaliser ces histoires comme des représentations et des vérités à propos de toute l’humanité, comme cela est souvent fait par l’anthropologie primitiviste, c’est fausser notre compréhension et effacer une infinité d’autres possibilités et d’histoires de peuples situées au-delà des pièges de la civilisation. C’est une adoration pour cette infinité qui place notre enquête hors du cadre scientifique. La science, après tout, n’est qu’un mythe parmi de nombreux autres. Il est différent seulement en ce qu’il refuse toutes les histoires autres que la sienne.

Certains interprètent ces histoires comme le signe que le patriarcat est l’un des premiers piliers de la civilisation à émerger de la domestication. D’autres y glanent que la division de genre est la première dualité qui rend la domestication possible. Ces deux versions évitent une troisième possibilité :

le genre est la domestication.

Les deux phénomènes supposément distincts apparaissent comme se constituant mutuellement parce qu’ils sont un seul et même phénomène. Plus tôt, nous avons dit que la domestication est la capture des choses vivantes par quelque chose de non-vivant. C’est aussi le procès par lequel la capture est internalisée par les êtres vivants qui sont alors modelés selon des rôles pré-déterminés. La chose non-vivante est immortelle et continue bien après que ses captif-ves soient mort-es, et elle accumule constamment de nouvelles vies pour se reproduire. Le genre est précisément cette institution non-vivante qui séparent les individu-es d’elleux-mêmes et qui les reconstituent à travers des rôles pré-déterminés. Le genre serait une coquille vide sans cette capture constante de nouveaux corps ; corps qui lui donnent à leur tour la vie. La première incursion de la civilisation dans la vie d’un nouveau-né n’est-elle pas toujours de déclarer son genre ? C’est la première séparation qui donne naissance à toutes les autres. Le genre est le code (cipher) à travers lequel le Léviathan catégorise et comprend chaque être piégé-e dans ses entrailles. Toute une destinée d’expérience est inscrite sur nos corps à partir de lui.

On doit également se rappeler que l’on a précédemment identifié un motif où les peuples domestiqués invoquent l’image de ceux qui ne le sont pas et qui ne l’ont jamais été pour justifier leurs propres machinations et violences. Dans le genre, on voit que toutes les manières à travers lesquelles la binarité du genre est naturalisée dans le sexe et est projetée dans la préhistoire sont des manières d’expliquer et de rationaliser (d’essentialiser) toutes ces expériences de violence. On nous dit que les personnes assignées femmes sont faites pour être mères, et qu’il est alors dans leur nature de souffrir, de prendre soin des autres, de se soumettre à une autorité externe. Les personnes assignées hommes sont des chasseurs virils et des guerriers, la violence et le viol sont supposés intrinsèques à leur nature. Les homosexuel-les sont des aberrations de la nature, et ils doivent alors subir l’exil durant leur vie courte, brutale et malade. Chaque masque du naturel est seulement un mensonge raconté par le Léviathan pour justifier sa propre activité.

Une compréhension du genre comme domestication est soutenue par les enquêtes d’une poignée de théoriciennes du genre anticoloniales comme Maria Lugones, Andrea Smith et Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí. Smith, par exemple, illustre avec horreur l’utilisation de la violence sexuelle comme une stratégie de conquête par le Léviathan des Amériques.[8] De plus, elle soutient que le colonialisme est lui-même structuré par la violence sexuelle. Lugones soutient que le genre lui-même est introduit violement par la civilisation coloniale.[9] Elle dit qu’il est constamment, et encore actuellement, utilisé pour détruire les peuples, les cosmologies et les communautés afin de former un terrain prêt à être bâti par l’Ouest civilisé. Elle soutient que le système colonial produit différent genres racialisés, mais, de manière plus importante, institue le genre lui-même comme une manière d’organiser les relations, les connaissances et la compréhension du cosmos. Cela est utile parce que cela refuse une compréhension universelle ou naturelle du Patriarcat qui manque d’une critique du colonialisme racial et hétéronormatif. A la place, son argument nous aide à décrire le genre comme quelque chose qui se répand, ravage et détruit. Elle décrit ce procès comme le Système de Genre Colonial/Moderne. Ce système cause la naturalisation de la binarité sexuelle, la démonisation de l’autre hermaphrodite et racial, ainsi que la violente éradication de tout ce qui persiste hors de la civilisation : les troisièmes genres, l’homosexualité, les savoirs gynocentriques, l’existence non-genrée, etc. Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí dans The Invention of Women décrit comment le genre n’était pas un principe organisateur dans la société yoruba avant la colonisation. Elle dit que le patriarcat émerge seulement quand la société yoruba est « transcrite en anglais pour s’adapter au modèle occidental de raisonnement corporel. » Elle situe la prédominance du système de genre de la civilisation dans sa documentation et dans son interprétation du monde. « Les chercheur-ses trouvent toujours du genre quand iels le recherchent. »

Au sein du colonialisme, de nouvelles catégories de sujets furent créées par la civilisation occidentale. Elles furent racialisées et genrées afin de fonder le nouvel état colonial. Ce processus de création est composé de plusieurs opérations : l’introduction et l’ancrage des rôles genrés, l’imposition de dieux masculins, la formation du gouvernement colonial patriarcal, l’éloignement des gens de leurs moyens traditionnels de subsistance et l’institution violente de la Famille. Ces opérations servent de refondation genrée de la vie tribale et de la spiritualité. Cela fait plus que créer la catégorie victimisée des femmes, cela construit les hommes comme des collaborateurs dans la domestication. Lugones cite la stratégie anglaise d’amener des hommes indigènes dans les écoles anglaises où ils pouvaient apprendre les manières du genre civilisé. Ces hommes travailleraient ensuite avec l’état colonial pour priver les femmes de leur pouvoir de déclarer la guerre, de porter des armes et de déterminer leurs propres relations. Elle cite également la stratégie espagnole de criminaliser la sodomie dans les populations colonisées, qui s’entremêle avec la haine raciale des Maures et des autres peuples « primitifs ».

Ces théoriciennes emploient les histoires et les exemples de « troisièmes genres » non pas comme une description littérale d’un système à trois genres, mais plutôt comme élément de substitution pour se référer à l’éventail infini de possibilités corporelles qui existent hors du système colonial. Elles soutiennent que la domestication a dû être imposée à travers le genre pour désintégrer toutes les relations, rituels et moyens de survie communs et libres. Et alors que l’idéal civilisé du genre racial est naturalisé, tout ce qui est hors de lui est une proie rêvée pour la capture, la domination et le remodelage. Le colonialisme lui-même est souvent décrit à travers la métaphore raciale et sexuelle de l’explorateur blanc découvrant et pillant les continents noirs et féminins, les forçant à se soumettre à lui et y plantant les graines de la civilisation.

Depuis ce point de vue, on peut reconnaître tous les incidents de la violence genrée et raciale dans nos vies comme des répétitions de cette première capture. Le travail du sexe, les relations abusives, la dysmorphie corporelle, le mariage, l’abus sexuel, la contrainte familiale, le viol, le queer bashing, la psychiatrie, la thérapie par électrocution, les troubles alimentaires, le travail domestique, la grossesse non-désirée, la fétichisation, le travail émotionnel, le harcèlement de rue, la pornographie : chaque cas est un moment où l’on est arraché-e à nous-mêmes, pris-e par un autre, capturé-e dans une répétition brutale de la première rupture qui nous a dénié une vie vécue par et pour nous-mêmes. Dans ce schéma, l’assimilation et la médicalisation des personnes queer et transgenres peut être comprise comme une recapture de corps rebelles. Le meurtre policier et le vigilantisme raciste peuvent de la même manière être compris comme des fonctions de cette capture.

Il est à noter ici que comprendre le genre comme domestication est crucialement différent de comprendre le patriarcat en tant que conséquence de la domestication, en ce que le premier est un échappatoire au piège de l’essentialisme. Rien de ce que l’on a mentionné précédemment n’est limité à un sujet du monde genré. Le viol, par exemple, n’est pas seulement l’expérience des femmes (comme cela est souvent déclaré par des régurgitations variées de la seconde vague féministe), mais est une expérience affreusement largement répandue à travers des personnes de tous les genres. L’assertion que toute forme de violence genrée est la propriété exclusive d’une catégorie de personnes pourrait être risible s’il n’y avait pas la litanie d’horreurs qui servent à la réfuter. Plus sinistrement, ce type d’assertions essentialistes obscurcit et couvre de honte celleux qui expérimentent toute une variété de violences genrées.

Situer le genre comme domestication est une manière de comprendre la violence genrée hors d’un cadre essentialiste et blanc. Sans cette compréhension, toutes les théories qui attribuent une dimension naturelle au sexe/genre (de l’écoféminisme au féminisme marxiste) sont structurellement incapables de rendre compte de la violence, de la capture et de l’exclusion expérimentée par quiconque dévie de la binarité de genre ou de la matrice hétérosexuelle. Ces idéologies s’étendront pour prendre en compte les personnes queers et trans, mais elles ne vont jamais altérer la structure de leur théorie. Cela n’équivaut à pas grand-chose de plus que les politiques libérales d’inclusion. Si, cependant, on comprend le genre comme quelque chose qui nous capture, plutôt que comme quelque chose de naturel en nous (ou quelque chose extrait de notre existence biologique), on peut commencer à analyser toutes les méthodes de domination expérimentées par les personnes queers ou transgenres. La brutalité et l’exclusion peuvent être vues comme les méthodes de contrôle par lesquelles les individu-es restent capturé-es ; l’assimilation et l’exploitation représentent une capture plus sophistiquée. De là je peux voir ce qui relie les garçons qui m’appelaient pédé (faggot) quand j’étais ado et les hommes gays qui me payeraient pour du sexe quelques années plus tard. Tout, à propos du refus du genre, découle de cela. La critique de l’identité, de l’assimilation, de la médicalisation ou de n’importe quelle technique du soi prend son sens une fois qu’elle est placée dans ce continuum.

VIII

Nous avons dit qu’il y a plusieurs histoires qui peuvent être volées à l’anthropologie pouvant nous aider dans notre compréhension du genre comme domestication. Une de ces histoires est celle racontée par Gayle Rubin dans son essai The Traffic in Women. Cette œuvre est un des nombreux exemples d’anthropologie féministe qui influencèrent Zerzan et d’autres primitivistes dans leur théorie du genre. On a choisi de s’engager de manière critique avec l’œuvre de Rubin pour plusieurs raisons. Premièrement, dans son travail, il y a un passage de l’anthropologie féministe à la théorie queer ; cela ressemble au passage qui a lieu dans notre enquête. Deuxièmement, elle conçoit sa propre écriture comme une pratique de l’exégèse, de lecture d’autres auteurices contre eullex-mêmes pour parvenir à des conclusions opposées à leurs intentions. Spécifiquement, elle lit de manière hérétique Levi-Strauss et Freud (apologistes et techniciens du genre) pour les façons dont leurs théories peuvent être subverties. Cette pratique s’aligne de manière intéressante avec notre abus de tout un éventail de textes. Et finalement, elle définit son propre projet comme un essai de comprendre les origines de « la domestication des femmes ». Bien que notre enquête soit plus approfondie que de s’intéresser seulement à la domestication d’un sujet genré, nous ne pouvons nous empêcher de nous sentir intrigué-es par une théorie du genre qui interroge directement la domestication.

Dans son texte, elle vise à trouver « l’appareil social systémique » qui transforme « les femmes en matériaux bruts » et « façonne les femmes domestiquées en produit. » Rubin soutient que cette appareil est important parce qu’il domine les vies « des femmes, des minorités sexuelles, et de certains aspect des personnalités humaines au sein des individu-es. » Elle appelle cette appareil le système sexe/genre et elle croit que l’anthropologie et la psychanalyse décrivent par inadvertance des mécanismes par lesquels ce système construit le genre domestiqué à partir de l’occurrence du sexe biologique. Il est malheureux que Rubin prône la dichotomie sexe/genre que nous avons critiquée auparavant, mais cette erreur ne nous empêche pas d’utiliser son étude. Après tout, même sans une conception du sexe naturalisé, nous sommes toujours intéressé-es par la compréhension de l’appareil social qui transforme des êtres sauvages en des produits genrés domestiqués.

De manière assez intéressante, elle débute son exploration de cette appareil en soulignant l’échec du féminisme marxiste d’en tenir compte. Elle a écrit Traffic à une époque où les féministes marxistes comme Selma James, Mariarosa Dalla Costa et Silvia Federici étaient en train d’articuler une théorie du « travail reproductif », et spécifiquement du travail effectué par les femmes au foyer comme étant la racine de l’oppression et de l’exploitation des femmes. Cette théorie partait d’un désir de la part de ces femmes d’établir une théorie du genre qui soit concomitante au mode de production capitaliste.

La nourriture doit être cuite, les vêtements lavés, les lits faits et le bois coupé. Le travail domestique est donc un élément clé dans le procès de reproduction du travailleur dont la plus-value est extraite. Puisque c’est habituellement les femmes qui effectuent le travail domestique, le travail des femmes à la maison contribue à la quantité finale de plus-value réalisée par le capitaliste. Cependant, expliquer l’utilité des femmes pour le capitalisme est une chose. Affirmer que cette utilité explique la naissance de l’oppression des femmes en est une autre. C’est précisément à cet endroit que l’analyse du capitalisme cesse d’en expliquer beaucoup à propos des femmes et de l’oppression des femmes.

Cette limite – le mélange de l’exploitation des sujets par le capitalisme avec la preuve que le capitalisme est l’origine de ces sujets – est un défaut pour toutes les disciplines auto-proclamées « scientifiques » qui visent à généraliser un récit au sein d’une théorie matérialiste qui fait de l’économie la cause de tous les maux. Suivant cela, elle identifie une vaste gamme de cultures non-capitalistes qui sont ardemment patriarcales, notamment l’Europe féodale pré-capitaliste. Elle détaille ensuite plusieurs pratiques de la domination de genre (pieds bandés, ceintures de chasteté et autres indignités fétichisées) qui ne peuvent être prise en compte par une analyse marxiste du mode de reproduction de la force de travail. Elle soutient qu’au mieux, le féminisme marxiste peut expliquer la manière dont le capitalisme a tiré profit et joué avec des forces déjà existantes de contrôle social. « L’analyse de la reproduction de la force de travail n’explique même pas pourquoi ce sont habituellement les femmes plutôt que les hommes qui effectuent le travail domestique. » Elle soutient que l’économie ne peut pas rendre compte de l’élément moral qui détermine qu’une femme fait partie des marchandises dont un homme a besoin, que seulement les hommes peuvent parler à Dieu et que les femmes sont celles qui se chargent du travail domestique. Pour elle, cet élément moral est le vaste et inexploré territoire depuis lequel la violence genrée émerge et qui est la base de la féminité et de la masculinité dont le capitalisme a plus tard hérité. C’est vers cet élément qu’elle dirigera le reste de son étude. Elle conclut sa critique du féminisme marxiste en illustrant la bêtise de réduire l’immensité du système sexe/genre à être simplement la sphère « reproductive ». Pour elle, il y a beaucoup trop d’excès dans ce système pour qu’il soit seulement l’aspect reproductif de la production industrielle. Sans oublier qu’il est aussi productif à sa manière en produisant des sujets genrés, par exemple. Les origines de la domination genrée, proclame-t-elle, doivent être trouvées hors du « mode de production ».

Son essai pour trouver ce dehors est premièrement de regarder les écrits de Lévi-Strauss concernant ses explorations des premières structures de parenté. Ses écrits placent le genre et la sexualité au centre de ces structures ; il développe une théorie qui lie leur essence à l’échange des femmes entre hommes de groupes sociaux variés. En faisant cela, Rubin croit qu’il a esquissé une théorie implicite de l’oppression genrée. Il est premièrement parvenu à cette conclusion après avoir étudié le rôle de l’échange de dons dans les agencements pré-étatiques. Il trouve que l’échange de dons était la première mesure prise sur la longue route vers le développement de la société civile et de l’État. Pour lui, le mariage est une des plus importantes formes d’échange de dons, avec les femmes elles-mêmes étant les dons d’un homme à un autre. De là il analyse le tabou de l’inceste comme un moyen de contrôler et de forcer cet échange de femmes comme dons. Le tabou a moins à voir avec la prévention des relations sexuelles endogames que l’obligation de l’échange des sœurs et des filles dans des relations exogames ; c’est une expression précoce de la société marchande. L’échange d’êtres humains est plus puissant que d’autres dons parce qu’il n’est pas simplement un dispositif de réciprocité, mais de parenté. Cela mène à une relation plus longue et plus vaste qui ordonne tous les autres types d’échange à travers le réseau de parenté établi.

Les cérémonies de mariage compilées dans la littérature ethnographiques sont des moments dans une progression continue et ordonnée dans laquelle les femmes, les enfants, les coquilles, le bétail, les noms, les poissons, les ancêtres, les dents de baleines, les cochons, les ignames, les sorts, les danses, les tapis, etc. passent d’une main à une autre, laissant comme traces les liens qui unissent. La parenté est organisation, et l’organisation donne du pouvoir.

L’organisation est alors une structure originale de pouvoir entre ceux qui s’échangent les autres. Cette différence entre les échangées et les échangeurs est une première division dans le système que l’on appelle le genre. Pour Rubin, la division est entre les hommes comme organisateurs et les femmes comme intermédiaires pour l’organisation ; les hommes comme partenaires d’échange et les femmes comme dons. La circulation des femmes fournit le pouvoir mystique de la parenté aux hommes qui les échangent. Les hommes bénéficient de l’organisation sociale qui en découle. Les vastes permutations de l’organisation genrée actuelle ne dévient pas de cet échange sans fin de corps. Les femmes sont données en mariage, prises dans les batailles, échangées pour des faveurs, envoyées comme tribut, échangées, achetées et vendues. Loin d’être confinées au « mode primitif », ces pratiques semblent seulement devenir plus prononcées et commerciales dans les sociétés plus « civilisées ». Rubin trouve ce concept utile parce qu’il situe l’émergence du genre dans les structures sociales plutôt que dans la biologie. De plus, il comprend mieux la domination du genre comme étant plus enracinée dans l’échange de corps que dans l’échange de marchandises. Ici, la justification du genre n’est pas d’être une fonction de la reproduction, mais d’être lui-même production. C’est un système entier où les corps individuels sont produits comme sujets genrés et échangés dans la production de structures de parenté. Ce système n’échange pas juste les femmes, mais les ancêtres, les noms des lignées, le pouvoir social, les enfants. Le début de la violence genrée émerge de ce système dans lequel sexe et genre sont organisés ; l’exploitation économique de tel ou tel genre est secondaire.

Cette histoire est pertinente pour celle plus large que nous essayons de tisser parce qu’elle présente le genre comme inextricablement lié à un monstre que Rubin appelle par euphémisme l’organisation sociale. On appellerait plutôt ce monstre domestication, et de cette histoire l’on peut déterminer beaucoup de choses à propos de son caractère. Bien sûr, Rubin, d’une manière typiquement académique, recule devant la totalité de ces conclusions. Elle dit que, comme Lévi-Strauss situe cet échange au début de la culture de la civilisation (« son analyse implique que la défaite mondiale historique des femmes eut lieu avec l’origine de la culture, et est un prérequis de la culture »), s’en tenir à une ferme interprétation de cette théorie impliquerait également que sa « mission féministe » requerrait la destruction de cette culture. Cette destruction reste impensable dans son système de pensée. A nouveau, on choisit d’aller là où les autres ne s’aventurent pas. Qu’un raisonnement pointe la nécessaire destruction de tout ce qui existe est précisément une raison pour nous de le suivre.

La deuxième histoire que Gayle Rubin raconte est plus commune : la psychanalyse et son complexe d’Œdipe. Rubin tance correctement la psychanalyse pour sa tendance à devenir plus qu’une théorie des mécanismes qui reproduisent le genre et la sexualité ; elle soutient qu’elle est largement devenue l’un de ces mécanismes. Elle poursuit en disant qu’une révolte contre les mécanismes du genre doit aussi être une critique de la psychanalyse. Rubin regarde vers les mêmes concepts qu’Hocquenghem dans une tentative d’étoffer sa théorie de l’émergence du genre. Son exégèse de la psychanalyse est centrée autour de Lacan, qui voit ses efforts comme un essai d’identifier les traces laissées dans la psyché des individu-es de leur conception des structures de parenté, ainsi que la transformation de leur sexualité alors qu’ils s’intègrent dans la culture civilisée. Pour Rubin, cela est un bon complément à Lévi-Strauss. Alors qu’elle a déjà examiné l’échange d’individu-es au sein d’un système genré, elle peut maintenant se tourner vers les réalités intérieures de celleux qui sont échangé-es. Elle commence par l’Œdipe :

La crise œdipienne a lieu quand un enfant apprend les règles sexuelles intégrées dans les termes désignant la famille et les proches. La crise débute quand l’enfant comprend le système et sa place en lui. Avant la phase œdipienne, la sexualité de l’enfant est… non structurée. Chaque enfant contient toutes les possibilités sexuelles disponibles à l’expression humaine. Mais dans toute société donnée, seulement quelques-unes de ces possibilités seront exprimées, tandis que les autres seront contraintes. En quittant la phase œdipienne, la libido et l’identité de genre de l’enfant ont été organisées en conformité avec les règles de la culture qui le domestique.

Le complexe d’Œdipe est un dispositif pour la production de la personnalité sexuelle. Les sociétés inculqueront à leurs jeunes les traits de caractère appropriés pour continuer à faire tourner la société… tels que la transformation de la classe ouvrière en bon-nes travailleur-ses industriel-les. Tout comme les formes sociales du travail demandent certains types de personnalités, les formes sociales du sexe et du genre demandent certains types de personnes. De manière plus générale, le complexe d’Œdipe est une machine qui fabrique les formes appropriées d’individu-es sexuel-les.

La psychanalyse se préoccupe largement de la manière dont un enfant peut proprement s’adapter à cette machine. Rubin dirait que la machine a besoin d’être changée. Nous dirons que la machine a besoin d’être détruite. Rubin détaille comment la machine fonctionne avec un concept également familier, le phallus. Elle met l’accent sur le fait que le phallus, plutôt que d’être un objet biologique, est principalement un symbole de l’appartenance à un ordre social genré. Le père le possède, et il l’échange alors contre une femme ; si un garçon se comporte proprement et est domestiqué, alors il peut un jour avoir le phallus également. La fille en est privée, et n’a alors rien à troquer. Le phallus est transmis à travers des corps genrés particulier et se repose sur les autres. De la même manière que le système de parenté détaillé par Lévi-Strauss donne à certaines personnes la possibilité d’en échanger d’autres comme des marchandises, le phallus est la dimension mystique de l’appartenance qui est échangée à son tour contre ces corps. Pour Rubin, ces systèmes s’inscrivent dans une dynamique de renforcement mutuel où les femmes sont dépossédées de leur être propre, et sont possédées et échangées par les hommes. La relation de ces hommes à travers leur échange de femmes et le phallus crée le lien social sur lequel la civilisation organisée est basée.

Rubin souligne que chaque partie du corps peut être une zone d’érotisme actif ou passif. Mais en imprégnant certaines catégories anatomiquement similaires du pouvoir social du phallus, la domestication concentre le pouvoir érotique dans certaines géographies, arrachant des individu-es genré-es toutes les autres possibilités. La psychanalyse soutient que celles genrées comme filles sont forcées d’accepter leur position au sein d’un ordre genré où elles ont été séparées de leur accès au phallus ou à l’érotisme socialement reconnu. Les psychanalystes traditionnel-les décrivent cela comme la formation de la personnalité féminine. Rubin rompt avec elleux en le décrivant plutôt comme une imposition socialisée de la brutalité psychique qui force les jeunes enfants à internaliser une logique de soumission. L’interprétation normative est que l’on apprend à accepter cette soumission et à en prendre plaisir. Ici, les scientifiques de la psychanalyses permettent le retour triomphant de l’essentialisme biologique – liant la douleur de la pénétration et de la naissance d’un enfant à une internalisation désormais rationnalisée de la soumission. Rubin soutiendra que cette théorie fonctionne de manière normative pour naturaliser et justifier l’ordre genré, et qu’elle doit donc être attaquée pour cela. Elle en propose une lecture plus subversive comme diagnostic de la manière dont fonctionne exactement cette machine. Notre lecture devra élucider dans quelle mesure cette machine peut être irrémédiablement sabotée.

Pour Rubin, une lecture subversive de ces deux histoires commence à dévoiler des aspects du système du genre qui resteraient cachés autrement. Elle les appelle schémas (charts) primaires de la machinerie sociale. D’autres appelleraient cela aujourd’hui une étude de dispositifs. Dans ces schémas, elle voit un système qui est si inflexible et si monumental qu’il ne peut pas être exorcisé à travers de minuscules réformes. Pour elle, la congruence nette entre ces deux histoires indique que les anciennes méthodes de capture et d’échange sont toujours à l’œuvre dans le présent. Elle appelle ces méthodes domestication. Elle soutient que la domestication aura toujours lieu et que la vaste profusion de possibilités sexuelles dans le corps humains sera toujours apprivoisée. Elle soutient donc plutôt cyniquement une « révolution féministe » qui s’emparerait de cette machinerie et l’utiliserait pour « libérer la personnalité humaine de la camisole du genre. » Nous n’avons aucun espoir que cette machinerie soit un jour détruite à une échelle mondiale, mais cela ne signifie pas que nous devons croire en sa prise de contrôle pour notre propre usage. (De la même manière que nous ne sommes pas intéressé-es par la prise de contrôle de l’État ou la saisie des moyens de production). Notre anarchie est la destruction de ces machines et notre fuite hors d’elles. Fredy Perlman affirme que le Léviathan est une chose morte qui a seulement une vie artificielle quand les choses vivantes le peuplent en tant que captif-ves. Si l’on dit que le genre est la domestication, alors le Léviathan est l’unique et même chose que la machinerie genrée décrite précédemment. Saisir la machinerie fera seulement perdurer le cauchemar qu’est le genre : nous devons trouver un échappatoire.

Rubin affirme que ces disciplines, la psychanalyse et l’anthropologie, sont les rationalisations les plus sophistiquées du système sexe/genre. On peut voir cela comme un parallèle avec l’argument établi auparavant entre documentation anthropologique et imposition de l’hétéronormativité. La surveillance est toujours une fonction du maintien de l’ordre. Ces sciences qui visent à analyser le monde deviennent les plans de la manière dont le monde pourrait être structuré pour coller à leur vision de celui-ci. Nous croyons que cela est vrai pour la science en général ; nous affirmerons plus tard qu’il en est de même pour la science du matérialisme historique. Ainsi, de la même manière que nous avons développé une lecture antagoniste des récits anthropologiques, nous devons également nous mettre à lire ces plans. Nous ne cherchons pas en eux comment maintenir ou altérer les machines. Nous les lisons comme un prisonnier étudierait les plans volés d’une prison ; comme une opération ennemie, cherchant où elle pourrait échouer. Ces plans n’ont absolument aucun intérêt pour nous, si ce n’est être l’image du monde que nous voulons quitter ; et encore, ces images sont bidimensionnelles, ce sont des lignes nues et des symboles impénétrables.

La carte qui nous est présentée n’est pas dessinée par le féminisme marxiste. L’économie forme une dimension de notre piège, mais ce n’est pas la fin suprême du genre. Le terrain est sexuel, psychologique, ancestral, familial, technologique et moral. Il peut être économique et politique également, mais pas dans un sens privilégié. Le système genré aborde la totalité de toutes les manières dont nous sommes capturé-es et dont nous intériorisons cette position. Rubin suggère même que la forme-état elle-même a émergé depuis cette toile de parenté phallique. Si l’on ne peut comprendre et combattre le genre comme totalité, l’on ne sera jamais en mesure de briser la malédiction des anciens pères.

Bien que l’on ne soit pas d’accord avec Rubin sur certaines de ses conclusions (politiques et féministes principalement) et que nous soyons dérangée-s par son obsession avec les écrits des hommes de science, on peut l’apprécier pour la piste qu’elle donne dans notre enquête. Nous pouvons mettre à contribution à la fois sa pratique de lecture hérétique et son refus d’accepter des réponses simples. En relevant les problèmes des conceptions du genre naturelles et économiques, elle offre une manière d’éviter les écueils d’une théorie écoféministe ou marxiste-féministe. Son approche est une de celles qui est utile à notre volonté de situer le genre au moment de la domestication ; ni plus ni moins.

Peut-être que, plus utilement, ses deux récits correspondent à ce que nous pourrions identifier comme une double nature de la domestication : corporelle et spirituelle. D’un côté, la domestication prend la forme d’une capture et d’un échange de corps au sein d’un ordre social. D’un autre côté, elle implique un dressage spirituel de ces individu-es, l’internationalisation d’un esprit de soumission. Ce ne sont pas deux phénomènes isolés, mais bien deux éléments constitutifs d’une dynamique genrée qui s’auto-reproduit. Forme et contenu. Après tout, un lien spirituel est le résultat d’un échange de corps-marchandises, tout comme la logique œdipienne de soumission accompagne la capture du corps au sein d’un agencement particulier. Chaque assaut et contrainte sur le corps entretient une disposition spirituelle docile. Chaque aliénation et chaque dépossession d’une des dimensions de notre existence corporelle mène à une fragmentation analogue de notre psyché. Les dualités du sexe et du genre peuvent être comprises comme la forme corporelle et le contenu spirituel du procès de domestication. Le réordonnancement symbolique du corps (comme dans le Phallus) est accompagné d’un fétiche. Toutes les subjectivités victimes découlent directement de cette capture du corps. De la même manière, notre complicité spirituelle avec le Léviathan genré nous conduit à échanger les corps à la poursuite d’une appartenance mythique. Cette interaction mène à la création du corps genré et de l’esprit domestiqué. Cela est appelé ailleurs formation de l’identité.

Nous devons pousser la compréhension plus loin que Rubin, en conceptualisant la dualité de la race comme intrinsèque à cette dynamique corporelle et spirituelle. De la même manière que le genre scinde les corps et les marque pour les faire circuler, la race élabore davantage cette séparation. Celles capturées en tant que femmes noires, par exemple, étaient faites circuler au sein du système esclavagiste et marquées comme hypersexuelles, perverses et fortes ; justifiant leur viol, leur dur labeur et leur reproduction forcée. Les enfants qu’elles produisaient étaient séparés d’elles et mis en circulation, alors qu’elles étaient elles-mêmes forcées de servir de nourrice aux enfants blancs de leurs maîtres. Les figures racistes de la mammy et de la femme sexuellement agressive étaient (et sont toujours) utilisées pour justifier la circulation et la domination des corps des femmes noires.

Nous devons également critiquer l’essentialisme latent du récit de Rubin. Alors qu’elle mime elle-même certaines critiques de ce dernier, elle finit par reprendre des hommes qu’elle lit une conception naturalisée du genre. C’est à nous de situer cette dynamique de domestication spirituelle et corporelle comme étant la fondation de toute violence genrée, et pas seulement de la violence contre les femmes. Nous avons déjà dit qu’aucune violence genrée n’appartient à une catégorie en particulier, mais cela mérite d’être répété. Cette dynamique est autant à l’œuvre dans l’abus systématique des jeunes garçons par les prêtres qu’elle l’est dans les viols collectifs dans les barraques militaires et les fraternités, ou dans l’esclavage sexuel en prison. La circulation des corps est évidente dans ces exemples extrêmes, mais elle est aussi plus subtile dans la publicité et la pornographie (gay et hétéro), dans les rencontres (monogames ou polyamoureuses), dans le travail du sexe et les services, dans les façons technophiles dont nous draguons et les manières dont on apprend. Elle est présente dans le « mon/ma » qui correspond toujours au petit-ami, à la femme, à la fille, au/à la partenaire. Elle est ce qui reste tu dans les rites initiatiques des ordres secrets de maris, de violeurs et de geôliers. Tout cela – du plus abominable au moindre – est une dynamique sans fin de capture corporelle, de soumission spirituelle et de circulation.

IX

Alors que l’extase des anciennes communautés vivantes dépérit au sein du Temple et souffre d’une lente et douloureuse mort, les êtres humains à l’extérieur des enceintes du Temple, mais à l’intérieur de celles de l’Etat, perdent leur ectase intérieure. L’esprit se rabougrit en eux. Ils deviennent presque des coquilles vides. Nous avons vu que cela a lieu même dans les Léviathans qui ont cherché, du moins initialement, à résister à un tel rétrécissement.

Alors que les générations se succèdent, les individu-es au sein des entrailles du cadavre, les opérateurs des segments du ver géant, deviennent de plus en plus comme les ressors et les roues qu’ils opèrent, à un tel point qu’ils n’apparaîtront parfois comme rien d’autre que des ressors et des roues. Ils ne se réduisent jamais tout à fait à des automates ; Hobbes et ses successeurs le regretteront.

Les gens ne deviennent jamais des coquilles vides. Une lueur de vie persiste au sein des anonymes… qui ressemblent plus à des ressors et à des roues qu’à des êtres humains. Iels sont des êtres humains potentiels. Iels sont, après tout, les êtres vivants responsables de la naissance du cadavre, iels sont ceux qui reproduisent, élèvent et mettent en mouvement le Léviathan. Sa vie n’est qu’une vie empruntée ; il ne respire ni ne se reproduit ; ce n’est même pas un parasite vivant ; c’est une excrétion et ce sont elleux qui l’exècrent.

La reproduction obligatoire et compulsive de la vie du cadavre est le sujet de plus d’un essai. Pourquoi les gens font cela ? C’est le plus grand mystère de la vie civilisée.

Il n’est pas suffisant de dire que les gens sont contraints. Les premier-es capturé-es l’ont peut-être fait seulement parce qu’iels étaient contraint-es physiquement, mais la contrainte physique n’explique pas pourquoi leurs enfants restèrent à leurs postes. Ce n’est pas que la contrainte disparaît. Elle ne disparaît pas. Le travail est toujours du travail forcé. Mais autre chose arrive, quelque chose en plus de la contrainte physique.

Au début, la tâche imposée est vue comme un fardeau. Le nouveau capturé sait qu’il n’est pas un creuseur de fossé, il sait qu’il est un Cananéen libre remplit d’une vie extatique, parce qu’il sent toujours l’esprit des montagnes du Levant et des forêts palpiter en lui. Creuser des fossés est quelque chose qu’il prend en charge pour ne pas être tué ; c’est quelque chose qu’il porte simplement, comme une lourde armure ou un masque répugnant. Il sait qu’il va jeter l’armure aussitôt que le chef a le dos tourné.

Mais, tragiquement, plus il porte l’armure, moins il est capable de l’enlever. L’armure s’accroche à son corps. Le masque devient collé à son visage. Les tentatives d’enlever le masque deviennent de plus en plus douloureuses alors que la peau a tendance à s’en aller avec lui. Il y a toujours un visage humain sous le masque, tout comme il y a toujours un corps potentiellement libre sous l’armure, mais le simple fait de les aérer demande un effort presque surhumain.

Et comme si ce n’était pas assez terrible, quelque chose commence à se produire au sein de la vie intérieure de l’individu-e. Son extase commence à se tarir. Tout comme les anciens esprits vivants de la communauté se sont flétris et sont morts quand ils ont été confinés dans le Temple, l’esprit de l’individu-e se flétrit et meurt dans son armure. Son esprit ne peut pas respirer mieux que le dieu dans un bocal fermé. Il suffoque. Et alors que la Vie en lui se flétrit, elle laisse un vide grandissant. L’abîme béante est remplie aussi vite qu’elle se vide, mais pas par l’extase, pas par des esprits vivants. L’espace vide est rempli par des ressorts et des roues, par des choses mortes, par la substance du Léviathan.[10]

X

On a discuté de la domestication comme procès qui nous piège dans un monstre et infeste notre être même avec l’essence du monstre. On continue d’essayer de nommer ce monstre genre. Fredy Perlman l’a appelé Léviathan, mais il avait aussi un nom pour son esprit : Histoire (His-story). Si la domestication nous intègre dans la forme du Léviathan, alors elle nous enchante avec son Histoire (His-story). Nous nous tournons donc vers cet enchantement :

L’Histoire (His-story) est une chronique des actes des hommes à la barre-phallus du Léviathan, et, dans son sens plus général, c’est la « biographie » de ce que Hobbes appellera l’Homme Artificiel. Il y a autant d’Histoires (His-stories) qu’il y a de Léviathans.

Mais l’Histoire tend à devenir singulière pour la même raison que Sumer, et maintenant le Croissant Fertile, deviennent singuliers. Le Léviathan est cannibale. Il mange ses contemporains aussi bien que ses prédécesseurs. Il aime la pluralité des Léviathans aussi peu qu’il aime la Terre. Son ennemi est tout en dehors de lui-même.

L’Histoire est née avec Ur, avec le premier Léviathan. Avant ou hors du premier Léviathan il n’y a pas d’Histoire.

Les individu-es libres d’une communauté sans État n’avaient pas d’Histoire, par définition. Iels n’étaient pas entouré-es par l’immortelle carcasse qui est le sujet de l’Histoire. Une telle communauté était une pluralité d’individu-es, une réunion de libertés. Les individu-es avaient des biographies, et il y avait celles qui étaient intéressantes. Mais la communauté en tant que telle n’avait pas une « biographie », une Histoire.

Néanmoins, le Léviathan a une biographie, une biographie artificielle. « Le Roi est mort, longue vie au Roi ! » Les générations meurent, mais Ur continue à vivre. Au sein du Léviathan, une biographie intéressante est un privilège conféré à peu de gens ou à seulement une personne ; le reste a des biographies insipides, aussi similaires les unes aux autres que les copies égyptiennes de ce qui fut de sublimes originaux. Ce qui est désormais intéressant est le récit du Léviathan, au moins pour ses scribes et ses Historiens (His-storians).

Pour les autres, comme Macbeth le saura, le récit du Léviathan, tout comme celui de son dirigeant, est une « légende racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, sans aucun sens. » Le dirigeant est tué par un envahisseur ou un usurpateur et ses grands actes meurent avec lui. Le récit du ver immortel ne finit que lorsqu’il est avalé par un autre immortel. Le récit des avalements est le sujet de l’Histoire mondiale, qui préfigure déjà par son nom un unique Léviathan qui tiendrait toute la Terre dans ses entrailles.

Un-e ami-e, écrivant dans le journal nihiliste Attentat[11], indique que cela signifie que le Léviathan est constamment en décomposition et que ses biographes sont entraîné-es pour ne pas voir cette décomposition. A la place, les historien-nes et les intellectuel-les fabriquent des récits pour expliquer le mouvement de la bête à travers le temps. Cela est souvent appelé Histoire, mais aussi Progrès, Destinée, etc. L’écrivain-e dans Attentat dit que cette assertion subtile dans la pensée de Fredy tranche avec n’importe quelle vue linéaire (progressive ou régressive) de l’histoire, affirmant à la place que l’histoire est

un procès d’augmentation de la complication, de la destruction, de la désagrégation des époques précédentes (avec leurs attitudes, idées, pratiques, etc.)… Le phénomène propre de l’histoire (en tant qu’Histoire/His-story), son unité possible comme récit et idée, est particulièrement soutenu par ce processus, qui est lui-même une exposition fragile de fragments, qui se brisent sans fin, qui se recombinent étrangement, qui donnent à la plupart des observateurs un sentiment de « retard ».

Dans le premier numéro de ce journal, nous explorions ce sentiment de retard comme le déplacement perpétuel d’une utopie future promise à nous par les diseurs de vérité de l’analyse historique. Cela s’améliore seulement si l’on est assez patient-e pour attendre. La plupart des récits de l’histoire sont de simple variantes de cette impulsion à attendre –les conditions matérielles, une ascension divine, le Messie, les nombreuses manières de décrire la totalité de ce qui nous attend à la fin de telle ou telle dialectique. Camatte appelait ce retard l’errance de l’humanité loin de sa trajectoire. Nous suivrons notre ami nihiliste en abandonnant cette compréhension du retard et en nous tournant plutôt vers la décomposition. Ce sentiment de retard ne peut pas être piégé dans quelque périodisation que ce soit, mais est plutôt descriptif de l’ensemble du temps consommé dans l’histoire. C’est pour la même raison que les visions apocalyptiques ont toujours défini une extrémité temporelle à la conception du Léviathan lui-même. L’histoire est le récit d’une décomposition perpétuelle.

Attentat affirme qu’une telle conception de l’histoire signifierait une conscience du caractère unique des événements, mais sans les situer dans une logique temporelle (ordre, progrès, explication, justification). Nous interprétons cela comme une collection d’histoires qui donnent des pistes vers les dispositions de la bête, mais sans jamais en déterminer sa totalité. Prises comme un tout, ces histoires n’offrent pas un métarécit cohérent, mais seulement fragmenté.

Le côté négatif ou destructeur de l’histoire est pour certain-es d’entre nous tout ce que l’histoire a été ou a fait. Au sens le plus strict, rien ne se travaille ou ne se construit dans ou à travers l’histoire. Les lieux, gens et événements du passé que nous aimons ou dont nous nous réclamons, que nous apprécions ou que nous nous approprions, doivent être réidentifiés de manière créative comme des courants non-historiques, extra-historiques ou antihistoriques.

Toute tentative de systématiser les explosions épisodiques de révolte rationnalise seulement leur défaite, les réduisant juste à un autre triomphe dans la marche perpétuelle de la bête en décomposition.

En somme, le point de vue qui dit que la décomposition est la logique de l’Histoire élucide deux choses. Premièrement, que nous avons raisons de refuser le Progrès ; deuxièmement, que nous croyons pas en son opposé, une Régression depuis un âge d’or. Comme je l’imagine, une caractéristique principale de ce qui a précédé l’Histoire (civilisation, etc.) serait sa neutralité, son silence de pierre au niveau du métarécit. Plutôt qu’en termes de Progrès ou de Régression, nous pourrions décrire la décomposition historique comme l’accélération de la complication des événements. Cette accélération est violente et dangereuse. Ici et là, un tourbillon peut se former dans lequel les choses peuvent ralentir ou se stabiliser temporairement sous la forme d’une amélioration. Ce que nous pouvons dire avec une part de certitude est qu’alors que le temps historique s’écoule, les choses deviennent plus compliquées ; et ces complications distancent tellement leurs antécédents que la tentative de les expliquer rétroactivement devient encore plus confuse.

Selon la situation, on peut avoir quelque prise sur le moment, un angle, une perspective. Mais ce que Debord ne pouvait peut-être pas admettre, et ce que Perlman a peut-être compris, c’est que la décomposition a toujours été là dans notre explication, notre diagnostic, et les actions qu’ils sont censés justifier ; et que l’Histoire est le double mouvement de la décomposition : alors que la civilisation se détricote, elle raconte ce détricotage. La chose morte, le Léviathan, la vie organisée, se construit comme une armure en elle et autour d’elle (qui inclurait des machines et un certain raidissement des postures et des gestes, et simultanément de la pensée et de l’action, dans les corps humains). Mais la chose morte reste morte, et elle se décompose (breaks down). Elle fonctionne en se décomposant. Elle crée des organisations encore plus complexes qui alors se décomposent.

Si la question de l’histoire est toujours déjà une question de genre, alors cette perspective est cruciale pour notre enquête parce que la chose morte en question est le genre – l’ordonnancement de la vie, le raidissement de nos gestes. Mais le genre n’a pas de vie en soi. Il détruit tout ce qui vient avant lui, se décompose ensuite, pourrit, et ses parties en décomposition sont à nouveau réorganisées. Nous sommes coupé-es en deux, le corps et l’âme sont recomposés en une unité genrée qui elle-même pourrit, nous nous rebellons et alors cette rébellion est identifiée et tranchée en deux une fois de plus. C’est cette interaction entre la décomposition et la recomposition qui nous intéresse. Qu’est-ce que cette recapture de la vie si ce n’est la domestication, encore et toujours ? Où situons-nous le genre comme domestication si nous ne pouvons voir que de la décomposition et de la recomposition à tous les endroits ?

Ces théories que nous avons critiquées ont toutes été des tentatives de raconter une genèse – de situer historiquement le genre. Mais le genre ne peut être situé à un quelconque point le long d’un récit linéaire : c’est notre propre inscription dans cette ligne. Certain-es théoricien-nes du genre deviendront obsédé-es par cette tâche : universaliser et totaliser ce qui n’est en fait qu’une occurrence. L’extérieur du genre n’est pas situé à l’un des bouts de cette ligne (ou au sein d’une quelconque périodisation soignée), mais plutôt là où la ligne se brise. Si nous décidons d’écouter l’auto-narration de cette rupture, c’est parce que nous pourrions y entendre quelque chose (peut-être un bruit de fond, ou une pause significative) qui nous montre où la décomposition peut être accélérée, où nous pourrions nous faufiler ou les façons dont d’autres ont tenté d’échapper à la recomposition. C’est ainsi que nous pouvons situer notre perspective contre l’Histoire, le Léviathan, le genre, et tous les autres.

XI

Au cours de ces dernières années, il y a eu plusieurs essais d’historicisation du genre au sein du milieu anarchiste. Ces essais se sont largement concentrés sur la lecture de deux livres traitant de la même période historique : Caliban et la Sorcière de Silvia Federici et Witchcraft and the Gay Counterculture par Arthur Evans. Caliban représente une analyse minutieuse des mécanismes du genre durant la mise en place du capitalisme, explorant spécifiquement l’idée du colonialisme européen et de la chasse aux sorcières en Europe occidentale comme des cas d’accumulation de corps et de travaux féminins. Witchcraft raconte la même histoire, mais d’un point de vue différent.

Alors que Caliban vaut la peine d’être lu pour sa richesse d’informations, sa structure est très problématique. Federici se tient à une vision essentialiste du genre ; elle veut raconter l’histoire de la relation entre le capitalisme et les femmes, une catégorie qu’elle défend fermement. Elle rejette tous les défis posés à la naturalisation du genre binaire en affirmant seulement sa justesse. Sa tautologie (la catégorie des femmes est valide parce que c’est une catégorie valide) est d’autant plus absurde qu’elle fait des expériences de femmes dans une partie du monde, durant une période historique donnée, la base de toute la réalité du genre pour les femmes dans le monde entier à chaque instant suivant. Par conséquent, son travail ignore totalement la violence genrée envers les corps qui ne rentrent pas dans ses catégories bien rangées. La vaste persécution des pédés durant l’Inquisition et la chasse aux sorcières, pour nommer un exemple, ne se voit offrir rien de plus qu’une simple mention dans son livre.

Il faut cependant reconnaître qu’elle défie les interprétations marxistes orthodoxes de l’Histoire : elle déclare que la montée en puissance du capitalisme ne peut pas être vue comme si progressiste si on la regarde depuis la perspective du genre, mais aussi qu’il n’y a pas de transition linéaire vers le capitalisme – seulement une série de violents épisodes de capture et de revers. Et pourtant son point de vue reste trop limité par sa propre variante autonome du marxisme. Pour elle, toutes les atrocités de la chasse aux sorcières sont expliquées par une analyse des nécessités économiques du mode de production capitaliste. Plus spécifiquement, ces atrocités sont rendues nécessaires par le besoin que les femmes accomplissent le travail reproductif au sein du prolétariat nouvellement forgé. Cela pourrait être lu comme un geste utile pour s’éloigner de cette notion absurde (soutenue par Federici et ses contemporain-es) voulant que la violence genrée contemporaine puisse être uniquement et principalement expliquée par l’exploitation domestique des femmes durant le dernier siècle. Et pourtant, sa cathexis sur l’économie semble essayer de projeter cette même notion dans un passé plus lointain. Nous avons déjà discuté les limites de cette approche concernant le genre ; la réorientation vers une période passée ne change pas ces limites. Ce texte semble d’autant plus limité par le fait qu’elle ne fait peut-être que deux mentions à l’existence de violence genrée précédant cette période et n’offre aucune explication quant à l’origine de cette violence. Cela nous laisse toujours avec cette pauvreté théorique qu’est le genre naturalisé.

Un thème central de son travail est l’accumulation primitive ; la première accumulation d’une population par le Léviathan. Elle voit cela comme une transition dans sa propre téléologie. Cependant, la bête contre laquelle ses sujets se révoltent n’est pas née à la suite de telle ou telle période, elle est constamment en décomposition et en renaissance. Son mode de capture sous la forme du genre n’est pas basé sur son mode de production ; c’est d’abord une opération corporelle et spirituelle sur laquelle un mode économique est suturé. Son récit commence au milieu d’une révolte précisément parce que ses sujets se révoltent contre leur capture antérieure. Le tour suivant d’accumulation ne peut donc être le premier. Il faut remarquer également que dans son récit exhaustif de l’histoire des chasses aux sorcières, elle reste dédaigneuse, si ce n’est silencieuse, au sujet du rôle de la magie en tant que tel. Cela mène à une lecture purement matérialiste qui ne peut pas rendre compte des dimensions spirituelles de la domestication comme capture. Le récit de Federici est une histoire à propos de l’intensification du procès que nous appelons le genre. Elle a peut-être tort en situant cette histoire au sein d’une périodisation spécifique et dans son exposé des causes des événements, mais nous voulons bien y faire le tri pour en glaner ce que nous pouvons. Notre instinct est qu’elle a peut-être raison de prêter une attention particulière à ces événements, mais seulement si d’aventure ces rebelles brûlées sur le bûcher pouvaient révéler des secrets occultés concernant leur propre conflit contre le genre léviathanique.

Le livre d’Arthur Evans est plus intéressant en ce qu’il diverge par rapport à celui de Federici en ces points précis. Là où elle affirme une essence de la Femme, il explore spécifiquement la chasse aux sorcières comme une tentative de détruire toute une série de personne déviantes sexuellement et de genre variant. Là où Federici limite sa critique à la naissance du capitalisme, Evans accuse toute la civilisation occidentale. Là où Federici est indifférente aux pratiques et aux croyances des victimes de ses récits, Evans essaie d’écouter et de percevoir quelles révélations obscures elles pourraient offrir dans un conflit violent et anarchique contre la civilisation genrée. Il tisse aussi une critique de l’Histoire tout au long de son texte, accusant (comme Fredy Perlman le fait ailleurs) les historiens de complicité dans la glorification du Léviathan et l’effacement de ceux qui ont tenté de le détruire. De manière plus provocante, il laisse de la place au mythe dans son récit. Et pourtant il ne va toujours pas assez loin. Au lieu d’une anti-histoire, il contre avec une histoire gay, comme si le seul problème de l’histoire était l’homophobie. De la même manière qu’avec la naturalisation de la catégorie « femmes » chez Federici, on doit également tressaillir face au déploiement acritique de la notion universelle de personnes gays dans laquelle prennent place tous les hérétiques, uniques et divergents. Cette construction de catégorie est l’exacte recomposition à laquelle il est fait référence dans le texte d’Attentat : avaler entièrement tant et tant de fragments décomposés par une réincarnation du genre. Une critique queer doit éviter ce piège.

Alors pourquoi lire ces livres ? Qu’en reste-t-il si l’on élimine les grands métarécits à propos du mouvement d’abstractions comme l’Histoire, ou si l’on refuse d’imposer nos catégories contemporaines au passé ? Le reste est une collection d’histoires. Et ces histoires diffèrent de l’Histoire (his-story) en ce qu’elles portent sur les exploits et les aventures d’individu-es, et pas sur la machinerie qui les retient captif-ves. Les histoires nous intéressent également parce qu’elles ne se saisissent pas de telle ou telle période temporelle, elles enchantent cellui qui les conte et cellui qui les écoute et les y font participer activement. L’histoire est la principale méthode des pratiques magiques dans la culture orale. L’Histoire (his-story) est l’idéal socratique de ces histoires, l’Unique histoire qui dévore toutes les autres. Les histoires critiques comme Caliban et Witchcraft (ou n’importe quelle « histoire populaire ») ne servent qu’à intégrer ces légendes dans celle qui les consume toutes. Cela devient un jeu d’abstraction : une collection de jugements, de manuels d’inquisition, de documents hérétiques et de biographies d’accusé-es deviennent L’Accumulation des femmes au sein du mode de production capitaliste ou l’Histoire gay ou L’Ancienne Religion. De manière assez intéressante, il a été affirmé par certain-es (comme David Abram) que

le fait d’avoir brûlé vif des dizaines de milliers de femmes (pour la plupart des herboristes et des sage-femmes venant des classes paysannes) au titre qu’elles étaient des « sorcières » durant le seizième et le dix-septième siècles peut être utilement compris comme la tentative, presque réussie, d’extermination des dernières traditions orales préservées d’Europe – les dernières traditions prenant racine dans l’expérience directe et active des plantes, animaux et éléments – afin de tracer la voie pour la domination de la raison alphabétique sur un monde de plus en plus vu comme un ensemble mécanique d’objets.

Il n’est pas surprenant, qu’en conséquence, de nombreux témoignages de cette époque souffrent de la tragédie qui est imposée sur nos conceptions de nous-mêmes et du temps. Lire réellement contre l’Histoire (His-story), c’est lire avec attention les histoires elles-mêmes, sans tenter de les situer dans quelque chose de plus systématique ou d’universel.

Dans un monde dépourvu d’idéaux abstraits, de directivité et du moralisme universel de la pensée Historique (his-storical), les histoires sont utiles en ce qu’elles nous racontent des leçons discrètes qui pourraient nous aider dans nos conflits quotidiens. C’est seulement quand on arrête d’essayer de déchiffrer la Vérité de l’Histoire que l’on peut vraiment repérer la subtile toile de messages et de sens cachés au sein des histoires à notre disposition. Ici en sont répertoriés quelques-uns que nous avons repérés :

· La plupart des histoires à propos de l’imposition du genre sont aussi des histoires à propos de la création d’institutions et de la fuite d’individu-es hors d’elles. Aux époques appelées enclosure ou industrialisme, ces institutions tendent à nous séparer des vastes expériences de la vie. On pouvait jadis trouver sa propre nourriture, faire ses propres vêtements, découvrir ses propres pratiques sexuelles, se soigner soi-même et communier directement avec les esprits sauvages. Désormais, toutes ces expériences sont médiées par les fermes, les écoles, les églises et les hôpitaux. L’institutionnalisation du monde pourrait être comprise comme les armures matérielles et la pauvreté spirituelle imposées à travers la domestication. Cette institutionnalisation est toujours violente. La domination de la médecine institutionnelle, par exemple, émerge des cendres des herboristes brûlées vives. Le genre est constamment redéfini et réinscrit à travers ces institutions. La plus importante parmi elles est la Famille. L’enclosure des forêts et des champs correspond à une enclosure des moyens de care des gens au sein de cette unité familiale. La famille devient l’unité principale pour imposer la propriété privée, la discipline et le contrôle de la sexualité.

· Pendant que Léviathan essaye d’avaler le monde entier, dévorant toute divergence, il apporte par inadvertance l’extérieur en lui. La chrétienté fit cette loi : Tu n’adoreras pas d’autres dieux que moi. Les nazis essayèrent de parfaire cette science raciste à travers la Gleichschaltung. Mais l’élimination de la diversité sauvage n’est jamais totale. La divergence nouvellement internalisée réémerge souvent sous la forme d’une hérésie. Cette rupture constante de l’hégémonie semble souvent être une décomposition généralisée de l’unité de telle ou telle institution. Concernant le genre, cette hérésie est appelée ailleurs le queer. Le Léviathan va, de temps en temps, déployer une force spécialisée de police pour mettre un terme à ces hérésies ; elles sont appelées inquisitions. La guerre sacrée est ramenée à la maison, la guerre contre l’extérieur est retournée vers l’intérieur. On connaîtra peu de choses à propos des doctrines et des pratiques de ces sectes hérétiques puisque la méthode de l’inquisition est aussi historique (his-storical) : elle vise à annihiler les récits autant que les corps. Ces inquisitions, peu importe le siècle auquel elles surviennent, émergeront chacune comme un laboratoire avancé et innovant de torture et de subjection ; le plus pervers jamais connu dans l’histoire de la répression étatique. Il n’y aura aucune limite dans l’élimination de ces colonies internes.

· La résistance active contre le Léviathan prend souvent le caractère de l’extase. Fredy Perlman mentionnera les grandes danses qui se propageaient comme le feu au sein des ligues de déserteurs. Les inquisiteurs et les chasseurs de sorcières seront hantés par les images d’orgies nocturnes et de sabbats. Nous avons écrit ailleurs que le désir queer est le point de repère de la crainte de l’auto-annihilation de tout un ordre social. Les plus beaux moments d’insurrections sont immanents à la décomposition des rôles genrés et sexuels. L’extase, d’ekstasis, c’est d’être extérieur-e à soi-même. Fuir hors de la domestication est aussi fuir hors du soi (à la fois dans ses dimensions spirituelle et corporelle) qui nous a contraint-es. Être extérieur au soi est une première rupture. Ces ruptures sont souvent formulées dans le langage de leur temps : animisme ou renouveau de divinités depuis longtemps vaincues, apocalypse comme une réalité vécue de manière immanente. Ce qui est constant est l’emphase sur la joie directe et immédiate. Ces éruptions de révoltes ne sont pas limitées à telle ou telle période historique, mais sont universelles tout au long de l’Histoire. Elles ont lieu dans les villes, dans la campagne, au sein de la paysannerie et dans les camps de travail.

· La répression de cette révolte extatique inclura toujours une dimension sexuelle. Cette répression vise à réinscrire le corps et l’esprit du-de la résistant-e dans son soi domestiqués. L’usage de la violence sexuelle comme tactique répressive ou la combinaison presque universelle de peines criminelles contre l’homosexualité, l’hérésie et la sorcellerie aident à illustrer cela[12]. Beaucoup de chasseurs de sorcier-es accusèrent implicitement ou explicitement les sorcie-res d’avoir des relations avec leurs animaux familiers, suivant la tradition chrétienne de séparer l’humanité du reste du monde vivant tout en marquant le bestial comme méritant d’être dominé. La nudité, les hallucinogènes, et les cheveux débraillés deviennent des crimes sexuels du corps. Les formes collectives de sexualité et de sociabilité sont criminalisées afin de maximiser le temps productif. Le viol est constamment utilisé comme une tactique de domination par les armées conquérantes, la torture par les inquisiteurs, ainsi que la division parmi les populations rebelles. L’État, à plusieurs moments, institutionnalise et subsume la prostitution à la fois comme une soupape contre la révolte, mais aussi comme un remède contre les pratiques sexuelles déviantes. Les sexualités non-reproductives sont annihilées à la fois parce qu’elles représentent un défi envers la matrice hétérosexuelle émergente, mais aussi pour les conspirations et les échappatoires impliquées dans de telles relations. Les résistant-es indigènes sont toujours dénoncé-es par les missionnaires pour leur manquement à la moralité concernant la sexualité et le genre ; cette immoralité est toujours mobilisée dans les fantasmes d’expansion des colons et des pionniers. Les corps des résistant-es colonisé-es sont marqués par le viol et l’exécution. Ces opérations servent de base à l’entreprise génocidaire des chasses aux sorcières et des holocaustes. Alors que nous sommes aliéné-es du monde, nous sommes aliéné-es de nos corps.

Afin de prévenir ce type de fuite hors de nous-mêmes, le Léviathan doit instituer des Sujets encore plus complexes pour ses constituants. Ces sujets sont le résultat d’une litanie de techniques visant à mécaniser, discipliner, manipuler émotionnellement et contrôler le corps humain. La réduction de certains corps à la fonction d’usines à bébés en est un premier exemple, mais aussi les diagnostics scientifiques de plusieurs déviances sexuelles ou encore le contrôle disciplinaire des personnes de genre variant. Celleux qui résistent volontairement ou instinctivement à ces techniques doivent être classé-es parmi les Autres. Cette stigmatisation est souvent composée de processus raciaux et genrés. Contre ces Autres, aucune violence n’est excessive. L’Autre, que ce soit le Sorcier/la Sorcière, le/la Terroriste, le/la Drapétomaniaque, le Pédé, etc., est le destinataire légitime de toutes sortes de brutalités créées pour assimiler ou annihiler la déviance. Ces crimes deviennent crimen exceptum.

Une fois que le Léviathan a construit ses institutions et les corps machiniques correspondants, son projet principal devient le mouvement de ces tendances vers l’infini. Tous nos efforts pour critiquer l’Enfant dans le précédent numéro de ce journal sont une réponse à ce projet de croissance sans retenue. Celleux qui pratiquent quelque forme de résistance que ce soit à ce projet doivent donc être l’Autre, qui mérite l’annihilation. L’Enfant fonctionne comme le futur fantasmé de la race des parents. Tout déclin dans la population (civilisée) sera vue comme une menace envers l’État, qui en retour accroitra les techniques de répression sexuelle décrites ci-avant. Travailleur-ses et Esclaves seront encouragé-es à produire plus de travailleur-ses et d’esclaves. Dans ces moments, les dimensions sexuelles et abortives de l’hérésie et de la sorcellerie seront en première ligne des procès de l’inquisition. Ce n’est pas une coïncidence si les sorcières et les hérétiques queers furent exécuté-es pour avoir prétendument sacrifié des enfants au Diable. La diabolisation de la contraception peut aussi être comprise à travers cette vision. Ce désir fanatique d’augmenter la population a même conduit les chefs des états les plus religieux et misogynes à proclamer que la seule vertu des femmes était leur capacité naturelle à donner naissance. Comme dit Martin Luther : « quelles que soient leurs faiblesses, les femmes possèdent une vertu qui les annulent toutes : elles ont un utérus et peuvent donner la vie. »

Le Rationalisme, la Raison, les Lumières (et tout autre mensonge raconté par le Léviathan à propos de lui-même) n’ont jamais mené à l’abolition de ces pratiques sanguinaires et génocidaires. Ces idéologies ont plutôt mené à l’institutionnalisation et à une augmentation de la sophistication technologique de la violence. Ces idéologies ont fini par servir de justification à la brutalité à l’encontre de l’Autre irrationnel. Il n’y a pas de progrès linéaire hors de cette brutalité. Pendant que les bons sujets peuvent être encouragés à se reproduire indéfiniment, les vrais enfants de l’Autre racial-e ou colonisé-e seront souvent massacrés en toute impunité. Même en promouvant l’idéologie de l’Enfant, l’État est constamment et discrètement en train d’agir pour imposer une campagne scientifique d’eugénisme, d’extermination et de stérilisation forcée sur celleux qu’il juge comme étant racialement extérieurs.

Ce sont seulement quelques leçons parmi une infinité que nous pourrions extraire de n’importe quelle constellation de récits – leçons qui ont toujours autant de pertinence aujourd’hui que durant les siècles passés. Plutôt qu’un récit à propos de la Domestication comme Idée, on a un ensemble fragmentaire et ésotérique de légendes qui décrivent chacune à quoi ressemble la domestication à un instant particulier. De manière plus stimulante, elles décrivent aussi comment les gens choisissent de se révolter contre ce procès. Nous raconter ces histoires revient à nous connecter aux individu-es et aux moments où une fuite hors du cauchemar de l’Histoire a été tentée. Cette connexion prend plus de sens quand les histoires envoûtent notre être et sont transmises à nos corps à travers nos propres expériences. Ces histoires importent seulement dans la mesure où elles produisent une compréhension viscérale de la fuite hors de cet ancien protocole de séparation et de capture. C’est la dimension qui doit toujours être centrale dans cette nouvelle lecture de l’Histoire comme décomposition. La décomposition n’est pas seulement une force de la nature ou un accident, c’est principalement le refus volontaire du Léviathan par des individu-es et des groupes. Le Léviathan se décompose quand celleux qui maintiennent sa machinerie en route refusent de le faire – quand iels fuient dans les montagnes, chantent, dansent, pratiques des rituels extatiques ; quand iels crient, pillent et brûlent ; quand iels se débarrassent de leur armure, enlèvent le masque et réduisent en cendres la bête.

Si ces histoires illustrent des exemples de domestication, elles montrent aussi l’imposition du genre. La décomposition intrinsèque au genre est ce que nous appelons le queer ; ce n’est pas telle ou telle catégorie de sujet constituée historiquement, mais toutes les expressions corporelles et spirituelles divergentes, qui échappent à leurs rôles. Dans le premier numéro de ce journal, on a dit que cela constituait une queerness comprise négativement. Comme la rébellion/décomposition est inhérente aux récits traitant de la domestication, il en est de même pour le déferlement de désir queer.

Pour cette raison, les dogmatistes (en particulier marxistes), nous ont accusé-es d’être ahistoriques et idéalistes. Nous n’avons pas de réfutation pour le premier reproche. Nous nous situerions joyeusement hors de l’Histoire des violeurs de masse, rois et industriels. Nous n’allons certainement pas nous cramponner à une des Identités offertes en elle, ni croire toute prescription exposée par ses Intellectuel-les. Il serait encore pire d’être organisé-es par une telle prescription de l’histoire. Quand nos amis, dans Attentat, ont décrit la recomposition et la décomposition ultérieure qui suivent tout déclin de l’histoire, nous lisons cela comme l’Organisation qui suit les moments de rupture et l’effondrement prévisible de toutes ces organisations politiques. Si l’on suit Rubin en disant que toute Organisation est basée sur l’échange de corps genrés, alors nous devons aussi reconnaître la rébellion inévitable des corps contre l’organisation politique. Les organisations radicales ou féministes ne sont pas exemptes de cette décomposition ; on s’y réfère usuellement sous les noms de burnout ou de luttes intestines, bien que l’on pourrait les comprendre comme un refus instinctif d’être capturé-e et mobilisé-e par telle ou telle Organisation.

Après tout, la tendance de la queerness contre l’Histoire a toujours été l’extase de la vie hors du temps ; sans souci concernant le bon moment, les conditions matérielles ou les Enfants. La queerness doit toujours émerger comme hors du temps, déviante, irrationnelle.

Concernant la dernière accusation, l’on peut seulement hausser les épaules. La combine socratique des Idées ne nous concerne pas. Nous laisserons les universaux et les grandes histoires aux Historiens. Nous nous préoccuperons uniquement des beaux moments de l’hérésie et de la révolte – les expériences vécues, les pratiques corporelles et l’intensité spirituelle – qui font allusion aux nôtres.

La résistance est la seule composante humaine de toute l’Histoire. Tout le reste est progrès léviathanique.

Second mythe : Lilith et Eve

Dans la mythologie patriarcale de la civilisation judéo-chrétienne, Adam était le premier homme, et Dieu lui a donné une femme. Beaucoup connaissent Eve, sa seconde femme. Bien moins parlent de sa première femme, Lillith. Lillith était différente en ce qu’elle refusa de servir Adam. Elle ne voulait pas se mettre sous lui dans la position du missionnaire, et fut donc expulsée du jardin d’Eden. A son exclusion, elle devint un démon, une succube qui voyagea à travers la nuit et à travers le temps, s’accouplant avec d’autres démons et relâchant d’autres esprits malveillants. Il est dit qu’elle tente toujours de faire quitter leurs maris aux femmes la nuit, qu’elle rend les hommes pédés, qu’elle encourage la sexualité non-reproductive, et même qu’elle enlève et mange des enfants.

 

Dieu le père ne pouvait faire la même erreur deux fois, et il fabriqua la seconde femme d’Adam, Eve, à partir d’une des propres côtes d’Adam, s’assurant ainsi de son obéissance. Et pourtant elle désobéit, elle mangea le fruit de l’arbre interdit du savoir et elle fut bannie, avec son mari, d’Eden. Certain-es, comme Walter Benjamin, verront cette expulsion comme celle de l’humanité hors du communisme primitif. Toutes les histoires ultérieures du Livre Sacré de cette religion sont surtout une lamentation à propos de la vie civilisée. Ses premiers chapitres racontent la chute, et les chapitres suivant racontent les misères et l’exode de plusieurs civilisations.

 

Mais qu’était ce savoir interdit ? Qu’était le péché originel ? Une certaine hérésie dit que le savoir interdit était la réalisation qu’un certain type de sexe mène à la reproduction. Une fois qu’Adam et Eve surent cela, ils ne purent le désapprendre. De là, toutes leurs activités étaient liées à un ordre symbolique émergeant de domination. Tandis qu’avant ils avaient simplement à tremper dans l’utopie sans futur, leurs actions avaient désormais des conséquences. De ce savoir découle l’invention du rôle du Père, aussi bien que le savoir nécessaire pour l’agriculture, de même que la première forme de pensée rationnelle qui deviendrait plus tard la Science. Patriarcat, Civilisation, Futurisme reproductif. Tout cela découle de cette abominable découverte.

 

Les misogynes de l’église blâmeront Eve pour cette découverte et cette expulsion, mais comme nous le savons bien, ce sont les pères, pasteurs, maris, inquisiteurs, chasseurs de sorcières qui mirent ces savoirs obscurs au service de la mécanisation du corps. Ces mêmes misogynes enverront brûler d’innombrables femmes et pédés pour être tombé-es sous l’influence de la rebelle Lillith.

 

Si nous ne pouvons désapprendre ces secrets, que signifierait-il de détruire la machinerie qui nous domine à travers eux ? Pouvons-nous rappeler Lillith et voler avec elle la nuit ?

 

XII

Parmi toutes ces histoires, il y en a une qui a lieu constamment dans toute histoire du genre qui vaille la peine : la séparation de l’esprit et du corps. Plusieurs récits attribueront cette séparation à différents lieux et époques, mais sa centralité et sa puissance dépassent toute question. Les critiques anti-civilisation situeront souvent cela comme la principale émergence du dualisme dans le monde (Zerzan dira que cela découle immédiatement du dualisme du genre), pendant que Federici la trouvera dans les machinations des chasses aux sorcières, et Evans dans la naissance de l’industrialisme. A nouveau, les origines précises nous intéressent moins que l’opération répétée et sans fin. Peu importe où cela a commencé, la séparation s’élargit et continue à nous éloigner de nous-mêmes.

Il est intuitif de penser qu’une telle scission serait nécessaire pour faire des êtres sauvages des êtres aptes au travail dans le monde du travail. Si l’on se repose seulement sur sa propre perception du monde – la relation de son corps aux corps des autres animaux, plantes et humains – alors cette conscience corporelle est précisément ce qui doit être détruit pour que les travailleur-ses naissent. La discipline du corps est la précondition de l’existence industrielle.

Cette discipline du corps doit être comprise comme une internalisation de la guerre qui se déroule hors de lui. Le champ de bataille du contrôle social devient le corps lui-même, le site d’un conflit éternel entre Raison et Passion, Lumière et Obscurité.

D’un côté sont les « forces de la raison » : parcimonie, prudence, sens de la responsabilité, contrôle de soi, de l’autre les « vils instincts du corps » : obscénité, oisiveté, dissipation systématique des énergies vitales. La bataille se mène sur plusieurs fronts car la raison doit être vigilante contre les attaques du moi charnel et prévenir « la sagesse de la chair » (dans les mots de Luther) de toute corruption aux pouvoirs de l’esprit. En dernière instance, la personne devient le terrain d’une guerre de tous contre tous.[13]

D’autres appelleront cela guerre civile, nous dirons que c’est une partie de la capture du corps dans la domestication. Le corps est un microcosme pour ce phénomène.

La marchandisation des corps et de leurs capacités mènent à une séparation avec le soi ; une dissociation de chacun-e d’avec la majorité de son activité et de son expérience. Le corps est réifié et réduit à un objet. Cette séparation et cette objectification du corps parviennent à leur auto-réalisation dans la philosophie cartésienne. Hobbes décrétera une attaque similaire contre le corps en le réduisant au fonctionnement d’une machine. Ultérieurement, cette vue mécanique atteindra de nouveaux sommets à travers la théorie de la génétique. Des théoriciens plus ésotériques de la génétiques soutiendront que le corps est une machine-vaisseau pour des gênes égoïstes et conscients qui déploient lesdits corps afin de se perpétuer éternellement. La mécanisation philosophique du corps devient si totale qu’elle est projetée en arrière à travers l’histoire et dans notre biologie propre. Dans un étrange paradoxe, la science ressuscite Dieu comme la réfutation ultime du libre arbitre au sein de la génétique. La manipulation génétique et les méthodes nanotechnologiques de surveillance et de contrôle sont seulement les manifestations les plus contemporaines de cette séparation archaïque.

Mais la projection de cette invention dans le monde physique n’est pas réalisée philosophiquement, elle est faite à travers la violence corporelle. Les chambres de tortures des chasseurs de sorcières, des docteurs nazis et des vivisecteurs sont aussi des laboratoires de l’émergence du corps mécanisé. C’est aussi, bien sûr, la violence de la domestication genrée, puisque le genre est le premier dualisme qui reste la principale opération appliquée au corps. Le corps est constamment disséqué pour identifier et naturaliser les différences biologiques qui sont supposées justifier l’entièreté du monde genré. La dichotomie sexe/genre, mais aussi les dichotomies de race, sont soigneusement calquées sur la dichotomie corps/esprit, et correspondent à un ensemble sans fin de mesures disciplinaires et de techniques du soi fabriquées pour maintenir la conformité binaire. Les corps féminins et noirs sont imaginés comme indociles et devant être disciplinés, alors que les corps masculins blancs sont vus comme rationnels et apprivoisés. Les corps vus comme ayant une connexion innée avec l’animalité peuvent alors être exposés de manière justifiée au dur labeur, à la violence sexuelle et à l’extermination.

Pour moi, toute enquête sur la séparation entre le corps et l’esprit mène à une quantité folle de révélations. J’ai immédiatement pensé à l’expérience du mal des transports comme un exemple utile. Comme réponse instinctive au sentiment de mouvement sans le percevoir consciemment, cette nausée est un mécanisme de défense utile contre la consommation par inadvertance de poisons variés. Hors de l’industrialisme, ce phénomène est seulement expérimenté si quelqu’un consomme un hallucinogène. Et pourtant dans un monde comme le nôtre, où l’on est constamment séparé-es du mouvement de nos corps, cette nausée devient universelle. Les blessures liées aux mouvements répétitifs de mon travail de service (le mouvement rapide des poignets et des genoux correspond plus aux besoins d’un système de point de vente qu’à tout autre) est un autre rappel de la déconnexion presque totale de ma perception par rapport au mouvement réel de mon corps. La rupture s’élargit à travers notre acclimatation à cette souffrance et à ces vertiges constants ; la rupture supplémentaire de la perception fonctionne comme une stratégie de survie tragique.

Concernant le genre, la rupture est encore plus flagrante. A l’adolescence, ma propre expérience de la dysphorie et de la dysmorphie corporelle a conduit à l’auto-imposition de toute une série de mesures disciplinaires et de tortures corporelles sous la forme de l’anorexie. C’était une expérience que je partageais avec la vaste majorité de mes ami-es qui ont grandi comme filles ou comme queers. Ces techniques d’auto-contrôle réapparaissent dans le contexte du travail du sexe. Afin de vendre de façon plus rentable notre travail sexuel, nous projetons constamment l’Idéal du genre sur nos corps, les mutilant et les réduisant à des objets de notre propre mécanisation. Plus que de la physiologie, la domination se préoccupe aussi des gestes, de la présentation de soi, de la communication, de la propension au sexe. Dans l’expérience réelle du travail du sexe, la rupture s’élargit encore. Pendant qu’un horrible John me touche, mon esprit s’efforce d’être autre part que dans mon propre corps. Je pense au Capital, à mon compte en banque, à ce que je vais manger ; n’importe quoi en dehors de ce qui arrive vraiment à mon corps. J’ai expérimenté cette fuite hors du corps pendant d’innombrables autres moments ; pendant les arrestations, les agressions sexuelles, en étant ivre. Même l’expérience de marcher à travers les couloirs du lycée peut nous arracher de nous-mêmes : comment dois-je me comporter aujourd’hui pour ne pas affronter la violence prévisible d’un queer basher ?

L’histoire de la séparation esprit/corps forme un outil utile pour comprendre la complexité et la nuance de l’affirmation selon laquelle la domestication est la capture et l’engendrement de nos corps. Là où Fredy Perlman voyait des ressorts et des roues remplissant le corps recouvert de son armure, nous pouvons voir cela comme le réorganisation du corps vivant à travers son conflit avec l’esprit rationnel. Le mythe du Sexe Biologique, de la Race, et de toute autre catégorie supposément naturelle correspond à cette même logique de séparation des corps les uns des autres et de rupture entre l’esprit et le corps. Les taxonomies du corps servent constamment à rationnaliser, systématiser et situer les hasards variés du corps au sein d’une structure léviathanique. Cette théorie mécanistique de la biologie essaye de nous imposer notre destin.

XIII

La plupart des théories sur la rupture entre l’esprit et le corps passent à côté d’une rupture accessoire, et pourtant unique : celle du matériel avec le spirituel. Cette séparation et cette dissimulation de la dimension spirituelle de l’existence genrée nous laissent avec une tragique inhabilité à exprimer, ou bien même à comprendre réellement, les implications de ces opérations de capture. Ignorer la dimension spirituelle de la domestication nous laisse seulement avec la moitié de l’histoire ; avec un matérialisme crasse et mécaniste qui ne peut nous offrir que des solutions rustres et mécanistes.

Si le corps humain, et non pas le moteur à vapeur ou même l’horloge, fut la première machine développée par le capitalisme, alors que reste-t-il de toutes les capacités du corps qui ne peuvent être utilisées efficacement ou rationnalisée par cette innovation technologique ? L’imposition d’une dynamique maître/esclave cartésienne entre l’esprit et le corps signifie aussi la généralisation de cette dynamique à toutes les formes et capacités de la vie qui ont un jour enchanté la connexion sensuelle du corps au monde sauvage. Notre être fut inscrit dans un monde sans âme et dans un corps-machine.

Francis Bacon se plaignait que la magie tue l’industrie. Et c’est précisément parce que la relation continue des humains à leurs capacités magiques représentait aussi leur capacité à trouver du sens et des moyens de subsistance hors du monde du travail et de l’industrie. Les croyances magiques et spirituelles étaient dangereuses simplement parce que leur refus du temps linéaire et vide était une source d’insubordination. Pour que le Léviathan réussisse à restructurer le corps, il dut d’abord dissocier le corps de sa participation à une cosmologie de pouvoir et d’esprit. Le caractère sauvage perçu des sorcier-es devait être écrasé tout comme le caractère sauvage du monde. Le Léviathan seul pourrait posséder la capaciter d’altérer, d’enchanter et de déployer le corps. Ce contrôle sur le corps a largement lieu en tant qu’opération métaphysique, et pourtant il se dissimule et prétend être naturel et objectif. Peut-être l’aspect le plus sinistre de l’extermination spirituelle qui mécanise le corps est qu’elle nie l’existence de tout esprit.

La mécanisation du corps est si constitutive de l’individu-e que, au moins dans les pays industrialisés, donner de l’espace à la croyance en des forces occultes ne met pas en péril la régularité du comportement social. L’astrologie peut aussi être autorisée à revenir, avec la certitude que les consommateurices les plus dévoué-es de thèmes astraux consulteront automatiquement leur montre avant d’aller au travail.[14]

Cette mécanisation fut accomplie à travers la double opération de négation de l’existence spirituelle mais aussi de destruction du corps rebelle. Hobbes : « En ce qui concerne les sorciers, je ne pense pas que leur sorcellerie soit un vrai pouvoir ; mais ils sont pourtant justement punis, pour la fausse croyance qu’ils ont dans le fait qu’ils peuvent faire de telles bêtises, qui se joint à leur objectif de les faire s’ils le pouvaient. » Fredy Perlman et Arthur Evans critiqueront tous deux les historiens de la chasse aux sorcières pour leur répétition de ces mêmes analyses domestiquées – justifiant les massacres des chasses en projetant la compréhension mécanique du corps à travers le temps et au sein du monde « naturel ».

Les poteaux sur lesquels les sorcie-res et autres praticien-nes de magie sont morts, et les chambres dans lesquelles leurs tortures étaient exécutées, représentaient un laboratoire dans lequel une grande partie de la discipline sociale fut sédimentée, ainsi que beaucoup de savoir sur le corps obtenu. Ici, les irrationnalités qui se tenaient sur le chemin de la transformation du corps individuel et social en un ensemble de mécanismes prédictibles et contrôlables étaient éliminées. Et ce fut ici à nouveau que l’usage scientifique de la torture naquit…

Cette bataille, ayant lieu de façon significative au pied des potences, montre à la fois la violence qui a présidé à la rationalisation scientifique du monde ainsi que l’affrontement de deux concepts opposés du corps, de deux investissements opposés dans le corps. D’un côté, l’on a un concept du corps qui le voit doté de pouvoirs même après la mort ; le corps mort n’inspire pas la répulsion, et n’est pas traité comme quelque chose de pourri ou d’irréductiblement étranger. De l’autre côté, le corps vivant est vu comme mort, dans la mesure où il est conçu comme un appareil mécanique, afin d’être démonté comme n’importe quelle machine. […] Le cours de la rationalisation scientifiques était intimement connecté à la tentative de l’État d’imposer son contrôle sur une main d’œuvre récalcitrante.

Feral Faun exprime cela en d’autres termes dans « La quête du spirituel » :

Cette culture civilisée, technologique, marchande dans laquelle nous vivons est un terrain vague. Pour la plupart des gens, la plupart du temps, la vie est terne et vide, manque d’éclat, d’aventure, de passion et d’extase. Ce n’est pas surprenant que beaucoup de personnes cherchent quelque chose de plus derrière le royaume de leur existence normale et quotidienne. C’est à cette lumière que nous devons comprendre la quête pour le spirituel.

J’ai découvert que ce dualisme [entre le matériel et le spirituel] était commun à toutes les religions avec comme exceptions possibles quelques formes de taoïsme et de bouddhisme. J’ai aussi découvert quelque chose d’assez insidieux à propos de la dichotomie chair/esprit. La religion proclame que le royaume de l’esprit est le royaume de la liberté, de la créativité, de la beauté, de l’extase, de la joie, de l’émerveillement, de la vie elle-même. Au contraire, le royaume de la matière est celui de l’activité mécanique morte, de la crasse, du travail, de l’esclavage, de la souffrance, du chagrin. La terre, les créatures qui la peuplent, même nos propres corps sont des entraves à notre développement spirituel, ou au mieux, sont des outils à exploiter. Quelle justification idéologique parfaite pour les activités d’exploitation de la civilisation…. Alors que l’exploitation s’immisçait dans les vies des gens, la joie extatique de l’existence sauvage et de la chair non réprimée devinrent des souvenirs de plus en plus faibles avant de sembler ne plus faire partie du tout du monde. Ce monde était le monde du travail [en français dans le texte] et de la peine. La joie et l’extase devaient faire partie d’un autre domaine – celui de l’esprit. L’ancienne religion est furieusement orgiaque, reflétant clairement le mode de vie perdu auquel les gens aspiraient. Mais en séparant cet abandon furieux dans le domaine de l’esprit, qui n’est en réalité qu’un domaine d’idées abstraites sans existence concrète, la religion s’est faite la servante de la culture civilisée et domestiquée.

Cette transformation du corps en opérations prédictibles et contrôlables est absolument centrale à la naturalisation de la catégorie du sexe. L’utérus devient une machine – contrôlée par l’État et les médecins – pour la production de nouveaux corps. La diversité incompréhensible du corps humain est réduite à une relation simpliste et quantitative entre différents produits chimiques et hormones. Certaines formes sont considérées saines quand d’autres sont vues comme anormales et nécessitant des interventions chirurgicales. La binarité des dénommés organes sexuels est presque atteinte à travers cette mutilation continue. Certains rapports de distribution de graisse, de cheveux, de structure osseuse, etc. en viennent à être des preuves immuables de l’éternelle existence de la prison sociale du sexe. Afin que cette prison soit totale, notre conception de nous-mêmes doit être détachée de ces opérations matérielles. La production de l’humanité dans le corps sexuel rationnel avait besoin de la destruction de la magie précisément parce qu’une vue magique du monde soutient que ce qu’il est animé, imprédictible et qu’il y a des forces occultes dans les plantes, les animaux, les pierres, les étoiles et nous-mêmes. Au sein de cette vision animiste du monde, nos capacités individuelles ne sont pas limitées à la supposée destinée biologique du sexe ; nous pouvons à la place créer, détruire, aimer, et prendre du plaisir dans une infinité de situations. Cette diffusion anarchique et moléculaire de pouvoirs d’un bout à l’autre du monde est contraire à un ordre social et genré qui vise à capturer et à dominer toute vie. Le monde doit être désenchanté pour être dominé.

Ici la science naît. Le monde désenchanté peut maintenant être expliqué à travers l’enquête rationnelle et objective. Et pourtant, c’est une contradiction significative que cette nouvelle science ne signifia pas la fin de ce qu’elle aurait considéré comme une persécution irrationnelle des sorcier-es. A la place, les philosophes mécanistes ont célébré les chasses aux sorcières comme une avancée de la vision du monde rationnelle. Francis Bacon, l’un des plus anciens hauts prêtres de la science, est explicite concernant l’origine directe des méthodes d’enquête scientifique dans les chambres de l’inquisition. Pour la science, le monde entier devient analogue à une sorcière : un corps devant être interrogé, torturé, violé et dévoilé. Loin d’être spécifique à cette période particulière, l’on peut voir cela se répéter encore et encore dans les camps de la mort nazis, les expériences médicales sur les prisonnier-es, la vivisection des animaux, etc. Le rationalisme scientifique n’est pas une intervention progressiste contre la brutalité, c’est simplement l’universalisation de cette brutalité contre tout le monde sauvage, contre le corps et contre l’esprit. Cette approche scientifique du monde devient d’autant plus terrifiante quand elle est saisie par les révolutionnaires. Les révolutions bourgeoises qui furent menées au nom de la Raison et de la Justice finirent par tailler ces abstractions dans la chair des individu-es à travers la guillotine, les comités de salut public et de salubrité, et d’autres instruments de la terreur. Cette terreur prit une nouvelle dimension dans les révolutions communistes qui suivirent.

L’on doit dire, aux côtés des rédacteurs de Green Anarchy, que la compréhension scientifique du monde est le point culminant de la segmentation de la réalité qui a d’abord lieu dans le genre et dans la domestication :

La science n’est pas neutre. Elle est chargée de motivations et d’hypothèses qui viennent et renforcent la catastrophe de la dissociation, de la perte d’autonomie, de la torpeur dévorante que nous appelons « civilisation ». La science suppose le détachement. Ceci est intégré dans le mot même d’« observation ». « Observer » quelque chose, c’est le percevoir tout en s’en distanciant émotionnellement et physiquement, afin d’avoir un canal « d’information » à sens unique allant de la chose observée au « soi », qui est défini comme n’étant pas une partie de cette chose. Cette vue basée sur la mort, ou mécaniste, est une religion, la religion dominante de notre temps. La méthode la science ne traite que du quantitatif. Elle n’admet pas de valeurs ou d’émotions, ou la manière dont l’air sent quand il commence à pleuvoir ; ou si elle traite de ces choses, elle le fait en les transformant en nombres, en faisant de l’unité avec l’odeur de la pluie une préoccupation abstraite avec la formule chimique de l’ozone, en transformant la façon dont vous ressentez cela en l’idée intellectuelle que les émotions sont seulement une illusion d’une décharge neuronale. Le nombre lui-même n’est pas une vérité mais un style choisi de pensée. On a choisi une habitude spirituelle qui concentre notre attention sur un monde retiré de la réalité, où rien n’a de qualité, de conscience ou de vie propre. On a choisi de transformer le vivant en mort. Les scientifiques attentifs admettront que leur étude est une simulation étroite du monde réel complexe, mais seulement quelques-un-es remarquent que cette focalisation étroite s’auto-entretient, qu’elle a bâti des systèmes technologiques, économiques et politiques qui fonctionnent tous ensembles, qui enroulent notre réalité sur elle-même. Aussi étroite que l’est le monde des nombres, la méthode scientifique n’autorise même pas tous les nombres ; seulement ceux qui sont reproductibles, prédictible et les mêmes pour toustes les observateurices. Bien sûr, la réalité elle-même n’est ni reproductible ni prédictible ni la même pour toustes les observateurices. Mais les mondes fantaisistes dérivés de la réalités ne le sont pas non plus.

La science ne se contente pas de nous attirer dans un monde parfait ; elle va plus loin et fait de ce monde un cauchemar dont les contenus sont sélectionnés pour leur prédictibilité, leur contrôlabilité et leur uniformité. Toute surprise et toute volupté sont défaites. A cause de la science, les états de conscience dont le système ne peut pas disposer de manière fiable sont qualifiés de fous, ou au mieux de « non-ordinaires », et sont exclus. On se débrasse, voir on détruit en tant que composants machiniques imparfaitement formés, les expériences anormales, les idées anormales et les gens anormaux. La science est seulement une manifestation et un verrouillage d’une envie de contrôle que nous avons eue au moins depuis que nous avons commencé à cultiver des champs et à clôturer les animaux au lieu de naviguer sur le monde moins prévisible (mais plus abondant) de la réalité, ou « nature ». Et depuis ce moment, jusqu’à maintenant, ce besoin a dirigé chaque décision sur ce qui compte comme « progrès », jusqu’à et y compris la restructuration génétique de la vie.

XIV

Une critique de la science pose désormais un énorme problème pour la plupart des théories de la résistances. Tant d’anciens moyens de résistance (notamment ceux qui sont basé sur la science et l’industrialisme) n’ont fait que réaffirmer l’ordre du monde. L’angle mort de cette résistance est précisément que nous avons été domestiqué-es dans une dimension biologique, à travers la capture de nos corps et la négation de nos esprits. Il ne serait pas suffisant de détruire toute l’infrastructure informatique du monde, tant que nous maintenons une vue tacite de nous-mêmes comme étant des ordinateurs primitifs. Tout tentative pour utiliser la science dans la poursuite de la libération ne peut seulement qu’intensifier la tragédie de la séparation et du contrôle qui est l’essence même de la domestication.

Cela peut possiblement être observé dans le marxisme, plus que dans tout autre système de pensée du siècle dernier. Le texte de Fredy Perlman The Continuing Appeal of Nationalism est brutal à ce sujet :

Marx avait un angle mort important ; la plupart de ses disciples, et beaucoup de militants qui n’étaient pas ses disciples, construisirent leurs programmes sur cet angle mort. Marx était un partisan enthousiaste de la lutte bourgeoisie pour la libération des liens féodaux – qui n’y était pas enthousiaste à cette époque ? Lui, qui observa que les idées dominantes de cette époque étaient les idées de la classe dominante partageait beaucoup des idées de la classe moyenne nouvellement indépendante. Il était un amateur des Lumières, du rationalisme, du progrès matériel. C’est Marx qui a judicieusement indiqué que chaque fois qu’un-e prolétaire a reproduit sa force de travail, chaque minute qu’iel a dévoué à sa tâche assignée, iel a agrandi l’appareil social et matériel qui le/la déshumanisait. Et pourtant le même Marx était enthousiaste face à l’application de la science à la production.

Mais ce progrès devait, à chaque tournant, lutter contre la décomposition qui accompagnait toute organisation léviathanique. Pour faire cela, le Léviathan a constamment besoin de nouvelle populations qu’il peut presser pour en extraire du surplus. Parfois, cette domestication/capture de populations est accomplie à travers le colonialisme, tandis que pour d’autres les populations étaient trouvées dans les colonies domestiques (de Juifs, sorcières, pédés, musulmans, hérétiques, etc.). Ce procès d’accumulation primitive

est responsable des essors, des aubaines et des grands bonds en avant. […] les nouvelles injections au capital préliminaire sont les seuls remèdes connus aux crises. Sans une accumulation primitive continue du capital, le procès de production s’arrêterait ; chaque crise tendrait à devenir permanente.

Le génocide, l’extermination rationnellement calculée de populations humaines désignées comme proies légitimes, n’a pas été une aberration dans une marche du progrès autrement pacifique. C’est pourquoi les forces armées nationales étaient indispensables à celleux qui maniaient le capital. Ces forces ne protégeaient pas seulement les détenteurs de capital de la rage insurrectionnelle de leurs propres salarié-es exploité-es. Ces forces capturaient aussi le Saint Graal, la lampe magique, le capital préliminaire, en frappant aux portes des étranger-es résistant ou non, en pillant, déportant et tuant…

Des communautés humaines aussi variées dans leurs mœurs et leurs croyances que les oiseaux le sont en plumes ont été envahies, pillées et finalement exterminées, d’une manière inimaginable. Les habits et les artefacts des communautés disparues ont été ramassés comme des trophées et ont été placés dans des musées comme des traces additionnelles de la marche du progrès ; les croyances et mœurs éteints sont devenus des curiosités d’une des nombreuses sciences de l’envahisseur. Les champs, forêts et animaux expropriés ont été recueillis comme des aubaines, comme capital préliminaire, comme la condition préalable pour le procès de production qui devait transformer les champs en fermes, les arbres en bois, les animaux en couvre-chefs, les minéraux en munitions, les survivant-es humain-es en main d’œuvre bon marché. Le génocide était, et est toujours, la condition préalable, la pierre angulaire et les fondations des complexes militaro-industriels, des environnements transformés du monde des bureaux et des parkings. [15]

Perlman continue à suivre cet angle-mort – la capture, le génocide, l’exploitation nécessités par l’industrialisation – à travers la pensée d’une vaste majorité de révolutionnaire depuis Marx ; anarchistes, socialistes et léninistes, indifféremment. Iels glorifient toustes l’industrialisme comme étant une clé du mouvement progressiste de l’histoire. Pour Fredy, la conséquence la plus innovante et la plus horrifiante de cet angle mort peut être vue dans la révolution bolchévique et la pensée de Lénine.

 

Lénine était un bourgeois russe qui pestait contre la faiblesse et l’inaptitude de la bourgeoisie russe. Enthousiasmé par le développement capitaliste, admirateur ardent du progrès à l’américaine, il ne fit pas cause commune avec ceulleux qu’il maudissait, mais plutôt avec leurs ennemi-es, avec les disciples anti-capitalistes de Marx. Il se servit de l’angle mort de Marx pour transformer la critique de Marx du procès de production capitaliste en un manuel pour le capital se développant, en un mode d’emploi. Les études de Marx sur l’exploitation et la paupérisation devinrent de la nourriture pour les affamé-es, une corne d’abondance virtuelle.

Les paysan-nes russes ne pouvaient pas être mobilisé-es par leur russité, leur orthodoxie ou leur blanchité, mais ils pouvaient l’être, et le furent, par leur exploitation, leur oppression, les années à souffrir sous le despotisme des tsars. L’oppression et l’exploitation devinrent des matériaux d’union. Les longues souffrances sous les tsars… étaient utilisées pour organiser les gens dans des unités combattantes, dans des embryons d’armée nationale et de police nationale.

La présentation du dictateur et du comité central du Parti comme une dictature du prolétariat libéré semblait être quelque chose de neuf, mais elle l’était seulement dans les mots utilisés. C’était quelque chose d’aussi vieux que les pharaons et les lugal de l’ancienne Egypte et de la Mésopotamie, qui étaient choisis par le dieu pour diriger le peuple, qui incarnaient le peuple dans leurs dialogues avec le dieu. C’était une combine éprouvée des dirigeants. Même si les anciens précédents étaient temporairement oubliés, un précédent plus récent avait été fourni par le Comité français de salut public, qui s’était présenté comme l’incarnation de la volonté générale de la nation…

Le but du dictateur du prolétariat était toujours le progrès à l’américaine, le développement capitaliste, l’électrification, le transport de masse rapide, la science, la transformation de l’environnement naturel. Le but était le capitalisme que la faible et inapte bourgeoisie russe avait échoué à développer…

Lénine ne vécut pas assez longtemps pour démontrer sa virtuosité en tant que gestionnaire général du capital russe, mais son successeur Staline fit amplement la démonstration des pouvoirs de la machine du fondateur. Le premier pas était l’accumulation primitive du capital. Si Marx n’avait pas été très clair à propos de cela, Preobrajensky avait été très clair. Preobrajensky était en prison, mais sa description des méthodes éprouvées pour se procurer du capital préliminaire fut appliquée à la vaste Russie. Le capital préliminaire des anglais, américains, belges et autres capitalistes était venu du pillage des colonies ultramarines. La Russie n’avait pas de colonies ultramarines. Ce manque n’était pas un obstacle. L’entièreté de la campagne russe fut transformée en colonie.

Les paysan-nes ne furent pas les seuls coloniaux. L’ancienne classe dirigeante avait déjà été entièrement expropriée de toutes ses richesses et biens, mais d’autres sources de capital préliminaire avait été trouvées. La totalité du pouvoir étant concentrée entre leurs mains, les dictateurs découvrirent bientôt qu’ils pouvaient fabriquer des sources d’accumulation primitive. Des entrepreneurs prospères, des ouvrier-es et des paysan-nes mécontent-es, des militant-es d’organisations concurrentes, voire des membres du Parti désabusé-es pouvaient être désigné-es comme contre-révolutionnaires, arrêté-es, exproprié-es et envoyé-es dans des camps de travail. Toutes les déportations, exécutions de masse et expropriations des anciens colonisateurs étaient reconstituées en Russie.

A ce moment, toutes les méthodes pour se procurer du capital préliminaire avaient été éprouvées, et pouvait donc être appliquées scientifiquement.

Perlman soutiendra que cette méthode innovante de capture inspirera ensuite celles similaires d’Hitler, de Mussolini et de Mao, qui se dispenseront pour la plupart de la rhétorique des bolchéviques, mais retiendront les éléments scientifiques essentiels de la méthode. Et puisque la révolution qui mit en œuvre en premier cette méthode échoua dans son objectif rhétorique de libérer l’humanité du travail salarié, on se débarrassa aussi de ce qui était vu comme un embarras. A la place, le progrès de l’État techno-industriel était lui-même la justification. L’accumulation primitive nécessaire pour la domination des futurs états totalitaires serait trouvée dans les ennemi-es internes des Partis. La domestication n’avait plus besoin de justifier autrement que par sa propre méthode scientifique. Et la science elle-même inventerait des méthodes dont les anciens colonialistes génocidaires pouvaient seulement rêver ; eugénisme, chambres à gaz, laboratoires. Ces industriels imagineront chacun une réduction triomphante de tout le continent eurasien à un site de ressources à domestiquer et à accumuler. Les rationalistes occidentaux tenteront d’expliquer ces meurtres de masse comme des choses irrationnelles, et pourtant ils verraient des gens comme George Washington et Thomas Jefferson comme des dirigeants parfaitement raisonnables, bien que ces hommes imaginèrent et commencèrent à mettre en œuvre la conquête d’un vaste continent, la déportation et l’extermination du peuple du continent, à une époque où un tel projet était beaucoup moins réalisable.

Ce qui est constant dans toutes ces situations est une croyance profondément ancrée en le progrès humain à travers l’expansion de la civilisation industrielle. Les marxistes d’aujourd’hui diront que ces applications de la théorie de Marx étaient incorrectes et qu’elles étaient déviantes ou révisionnistes. Mais cette erreur n’est-elle pas la conséquence de tout essai de mettre œuvre quelque théorie que ce soit à une échelle industrielle et de masse ?

La science appliquée utilisa la découverte [de l’atome] pour fendre le noyau de l’atome, pour produire des armes qui peuvent scinder n’importe quel noyau d’atome ; les nationalistes utilisèrent la poésie pour fendre et unifier des populations humaines, pour mobiliser des armées génocidaires, pour perpétuer de nouveaux génocides.

La science pure, les poètes [nationalistes] et les chercheur-ses se considèrent comme non-responsables des campagnes dévastées et des corps carbonisés… chaque minute dévouée au procès de production capitaliste, chaque pensée accordée au système industriel, élargit ensuite une puissance qui est hostile envers la nature, la culture, la vie. La science appliquée n’est pas quelque chose d’étranger ; c’est une partie intégrante du procès de production capitaliste.

Ce qui devient clair est que tout essai d’étoffer une théorie scientifique de la domination (quelles que soient les intentions des théoricien-nes) est mise à contribution par la domination elle-même comme un plan. Cela pourrait être compris comme la dé/recomposition de l’histoire. De manière plus significative, cela se lie à la critique articulée précédemment contre les autres disciplines scientifiques que sont l’anthropologie et la psychanalyse. Les théories pures des anthropologues, des psychanalystes et des marxistes tendent toujours à devenir des nouveaux moyens de domestication : universités, asiles, camps de travail. Camatte est le plus lucide quand il critique le rôle de la théorie :

la théorie, comme la conscience, a besoin d’une objectivation, de telle sorte que, même si c’est uniquement au niveau individuel (à partir du moment où l’on a dénoncé les rackets), il peut se produire que ce soit la théorie qui soit érigée au rang de racket. Elle est conçue, au niveau du sujet se posant révolutionnaire, comme un despotisme : tout le monde doit le reconnaître. Par suite de la domination depuis plus de deux millénaires du corps par l’esprit, il est évident que la théorie est encore manifestation de cette domination.

Pour cette raison, il est d’autant plus important que l’on se passe de la méthodologie et de la certitude scientifiques dans notre enquête sur le genre. Autrement, les solutions continueront à être toujours les mêmes : le cyber-féminisme, une fuite virtuelle hors du corps, la reproduction automatisée, une fuite qui est « illusoire, oubliant tous les engrenages et la logique des institutions oppressives qui font le patriarcat. Ce futur high-tech désincarné peut seulement être un pas de plus dans ce parcours destructeur. »[16] De la même manière que la scission esprit/corps nous montre que des solutions idéalistes au genre échoueront toujours (Queeriser l’économie ! Queeriser l’État !), la rupture matériel/spirituel nous garantit que l’angle mort de l’industrialisme continuera sa trajectoire d’annihilation et de contrôle.

Pour retourner momentanément à Feral Faun :

Le matérialisme accepte encore la dichotomie matière/esprit – mais proclame alors que l’esprit n’existe pas. Ainsi, la liberté, la créativité, la beauté, l’extase, la vie comme quelque chose de plus qu’une simple existence mécanique sont complètement éradiquées du monde. Le matérialisme mécaniste est l’idéologie de la religion mise à jour pour correspondre aux besoins du capitalisme industriel. Car le capitalisme industriel ne requiert pas seulement une terre endormie et démoralisée, mais aussi des êtres humain-es endormi-es et démoralisé-es qui peuvent être transformé-es en rouages d’une vaste machine.

XV

Tout au long de ce texte, on a tissé ensemble une critique de la vision scientifique du genre, aussi bien que des pratiques de résistance qui restent ancrées dans cette domestication. L’on va désormais se tourner explicitement vers l’une des plus proéminentes de ces idéologies concernant le genre : le féminisme marxiste (ou son euphémisme contemporain, le féminisme matérialiste). Cette idéologie a largement émergé dans les années 1970 comme un essai de synthétiser la critique du capitalisme avec la critique du patriarcat. L’enquête de Gayle Rubin, que nous avons détaillée précédemment, était largement une critique des limites de la perspective marxiste. La théorie queer, le féminisme noir et le transféminisme ont aussi émergé largement en réaction à l’incapacité de cette théorie à rendre compte de la majorité de la violence genrée expérimentée par tout un ensemble de sujets exclu-es de l’échantillon scientifique. Les théories des féministes marxistes contemporaines n’ont pas dévié très loin de leurs racines, mais les questions posées il y a des décennies restent largement sans réponses.

Ces interventions sont pertinentes pour notre propre critique, mais nous commençons autre part. Parce qu’il est matérialiste, le féminisme matérialiste ignore la dimension spirituelle du genre, et par conséquent n’est pas capable de déterminer et de critiquer le genre comme étant domestication. A cause de sa priorisation de l’Historique et de l’Economique, il a peu à offrir au sujet de l’expérience des corps individuels piégés ou exclus par ces abstractions léviathaniques.

Dans les années 70, Rubin et d’autres ont dit que la limite principale du féminisme marxiste était sa conception de l’origine. Pour elleux, l’exploitation et la domination des femmes étaient fondées sur la séparation et le genrage des sphères du travail productif et du travail reproductif. Rubin soutenait que la domination des femmes avait son origine hors de cette séparation, mais aussi que le système sexe/genre et le système économique avaient leur propres modes de production et de reproduction (le système sexe/genre est producteur de genre et d’identités sexuelles, tandis qu’il y a aussi une reproduction non quantifiable du système économique qui a lieu sans pouvoir être réduite au travail domestique). Il était alors déjà négligent de réduire les deux systèmes à être seulement les sphères productive et reproductive du mode de production capitaliste. Pour elle, les origines du genre sont bien plus archaïques, émergeant au début de la civilisation elle-même. Tandis qu’évidemment les anthropologues féministes gagneront toujours le débat sur les origines contre les féministes marxistes, notre enquête nous emmène hors de ce combat de coqs théorique. La perspective de Rubin ne nous intéresse pas parce que ses preuves sont plus anciennes (après tout, la méthode anthropologique est aussi bien ancrée dans les échecs de la science que la méthode économico-historique). A la place, nous nous intéressons à la manière dont son texte contribue à l’élaboration du genre et de la domestication comme étant un seul et même procès avec des opérations à la fois corporelles et spirituelles.

On soutiendra qu’afin de planifier une évasion hors d’un système qui nous retient captif-ves, et d’autant plus pour s’en prendre à la bête elle-même, on doit comprendre non seulement d’où elle vient, mais aussi, de manière plus importante, comment elle opère dans le présent. Le féminisme marxiste semble inadéquat pour ces deux choses. Placer une théorie de la domination dans la performance du travail domestique sans commencer par une critique de la domestication amènera toujours à une histoire partielle ; une description de moments (ou de mythes) spécifiques en des époques et lieux spécifiques. Mais il manquera la discrète fonction ennemie qui les lie à tous les autres moments du genre. Les versions les plus sophistiquées du féminisme marxiste diront que le genre est évidemment plus vieux que le Capital, mais que le Capital adopte et dévore toutes les relations sociales préexistantes, exploitant donc le genre avec toutes les autres. Et alors qu’il est vrai qu’il y a une dimension unique en chaque moment, et que les genres sous le capitalisme sont différents de ceux sous d’autres modes de production, cela ne prouve pas que l’essence de la domination genrée a beaucoup changé. Plutôt, la forme-genre émerge des millénaires avant et reste constante dans son double assaut corporel/spirituel contre l’existence humaine.

Les moments de l’accumulation du travail domestique (lors de la chasse aux sorcières, ou pendant le fordisme) sont deux histoires utiles sur la manière dont le genre a pris sa forme contemporaine, mais elles restent deux histoires parmi de nombreuses autres. Prioritiser ces moments d’exploitation économique revient à taire et à sous-évaluer les innombrables histoires qui ne tiennent pas dans ce récit bien ficelé. Il est répandu parmi les marxistes les plus prévenant-es d’affirmer que l’État est peut-être bien plus ancien que le Capital, mais que leur entrelacement a complétement transformé et reconstitué l’État ; et les deux formes doivent être détruites ensemble. Et pourtant toutes les révolutions marxistes n’ont fait que reproduire l’État, précisément parce que cette forme est plus ancienne et a totalement colonisé notre être. De la même manière, la simple affirmation que le genre et le Capital sont devenus terriblement entremêlés et doivent être détruits ensemble n’est pas une théorie de la manière dont cela arrivera et même pas une analyse de comment cela s’est produit. Tout comme une focalisation sur l’État comme parcelle du Capital est en pratique un angle mort, il en est de même pour le genre. On repense aux moments risibles durant la dernière décennie où différents partis communistes ont dû opérer un renversement complet de leur position sur les personnes queers, sans même changer la structure de leur compréhension. L’effort pour étendre et adapter l’idéologie (pour prendre en compte des catégories qu’elle ignorait précédemment) semble constamment être la suture des mêmes politiques d’inclusion libérale sur un marxisme vulgaire. Oui, le genre est exploité par le Capital et les deux sont largement indistinguables et inséparables dans le présent, mais cela n’est pas suffisant. Tout comme un refus de la forme-état demanderait une compréhension de son émergence et de son fonctionnement jusqu’au présent (sans l’inclure vulgairement dans le Capital), le genre requiert le même genre d’enquête. Si l’on veut le détruire, on ne peut seulement viser avec notre canon seulement ces moments où il rentre proprement dans le récit à propos du Capital. On devra aussi faire usage des origines archaïques du genre et des voix et biographies de celleux qui tentèrent de le brûler elleux-mêmes.

La perspective féministe marxiste échouera toujours sur la discussion des origines, parce que même celleux qui critiquent la construction sociale du genre soutiendront une vision naturalisée du sexe. Pour elleux, le genre social est une corruption des réalités biologiques mâles/femelles de l’espèce, qui sont liées à la reproduction. On a déjà discuté de la manière dont cette rupture est elle-même domestication et qu’il est de la fonction de Léviathan d’universaliser et de naturaliser sa machinerie. Si le féminisme marxiste a refusé cette naturalisation du sexe, on l’a à peine vu. Même celleux qui vont aussi loin que la mise en question du genre essentialiste, continueront par défaut de parler « d’hommes et de femmes » de manière transhistorique dans leurs formulations complexes.

Même si l’on explorait seulement le genre dans le présent, l’on pourrait toujours trouver l’histoire du travail domestique inadéquat pour notre tâche. Le récit situe la famille comme site principal de l’exploitation du travail reproductif des femmes, travail qui est nécessaire pour le fonctionnement continu du mode de production capitaliste. Il est vrai que la famille sert cet objectif, mais arrêter notre critique ici serait être limité-es par une vision mécaniste et matérialiste. On a déjà exploré une théorie de la famille comme structure qui émerge de l’échange des corps comme marchandises, et imprégnée d’un pouvoir mythique à travers la réalisation d’anciens rituels concernant la sexualité et la parenté. Ces consolidations des structures mythiques de parenté étaient la base de relations sociales humaines plus complexes incluant le Léviathan et l’Etat. Un pouvoir spécifique d’inclusion enchante celleux qui participent dans ces familles, parce qu’ils deviennent les héritier-es de lignées millénaires et chargé-es de la transmission de cette héritage (on a discuté précédemment de cela dans le symbole de l’Enfant). Le fascisme fétichise ces liens, tout comme la plupart des traditions politiques. L’analyse marxiste de la famille nous dira que cette structure émerge des conditions économiques spécifiques du capitalisme, ce qui est empiriquement faux. Le Capital a modelé la famille de manière unique, mais les liens qui animent et donnent du pouvoir à la famille (parenté, transmission, ascendance, sexualité, futurisme reproductif) ruissellent tout au long de l’Histoire et constituent un héritage de millénaires de contrôle et de domination. Pour prendre au sérieux la tâche de détruire cette unité, on doit la comprendre dans sa totalité – dans sa fonction économique, bien sûr, mais aussi dans sa capture et son modelage du corps et de l’esprit. Pourquoi la famille tient une telle place intrinsèque à toute culture domestiquée ? Pourquoi les gens en forment-iels ? Pourquoi y restent-iels ? Pourquoi certains proclament réellement aimer et apprécier leur positions abusives en elles ? Pourquoi reste-t-elle le royaume sombre des secrets de polichinelle et des petites violences discrètes ? Ces questions ne peuvent trouver de réponses seulement grâce à l’économie.

Une tentative de réponse marxiste serait que les femmes restent dans la famille parce qu’elles n’ont pas le droit à un salaire, et les hommes parce qu’ils ont besoin du travail reproductif gratuit, mais cette réponse semble dérisoire face à l’énormité de la question posée. Comment pourrait tel ou tel arrangement du salariat être la colle qui maintient ensemble la relation sociale la plus formatrice de toute la civilisation ? Il ne peut pas l’être. Nous avons déjà dit que la science est une vision étroite du monde qui réduit la diversité de la réalité à la forme de sa vision. Cette tendance n’est que trop nette dans l’interprétation scientifique de la famille. Cette vision est beaucoup trop étroite pour rendre compte des expériences de la plupart des gens concernant le genre et la violence, et elle l’est déjà trop pour décrire la plupart des familles. Les féministes racisées ont constamment critiqué la formulation marxiste comme étant une compréhension principalement blanche de la famille qui a peu à voir avec leurs vies. La formulation exclut même de nombreuses familles blanches, notamment celles qui sont très pauvres. Ma mère, par exemple, avait deux emplois dans une usine et dans une maison de retraite pour subvenir à nos besoins quand j’étais enfant. Sa mère travaille toujours au même café-restaurant où elle a travaillé durant des décennies. Et pourtant le contenu de ma famille garde son caractère domestique. On a suivi Fredy et Attentat en affirmant que l’histoire est la décomposition des formes léviathaniques. De la même manière, la famille se décompose constamment et renaît de ses cendres. A ce stade, de nombreux « nouveaux » arrangements « normaux » familiaux existent, aucun d’entre eux n’étant pris en compte par la compréhension simpliste et binaire du genre. Comment une vision marxiste rend-elle compte de ce moment prolongé de la décomposition de la famille ?

Une position queer affirme que la famille est le site de notre exploitation, certes, mais aussi qu’elle a été une opération constante de torture, de contrainte et de domination qui va bien plus loin que les besoins du travail domestique. Pour d’autres, on trouve souvent que la famille est aussi un site d’exclusion, notamment aux moments où l’on se rebelle contre elle. La vision du monde marxiste n’a rien à dire à propos soit de notre mutilation au sein de la forme-famille, soit de notre expulsion hors d’elle. En outre, elle raille notre révolte individuelle et collective contre cette forme en la qualifiant d’ahistorique et d’idéaliste. On agirait trop tôt ou sans les bonnes conditions. Mais ces approches rationalistes n’ont fait qu’affirmer la famille (même en critiquant son rôle économiquement). Notre révolte ne sera jamais compréhensible depuis ce point de vue.

Même pour les partisan-es de cette théorie, elle explique peu de choses à propos de leurs propres vies. Dans les années 70, la situation était déjà basée sur un groupe de femmes étudiant objectivement un Autre. Dans le présent, on a des universitaires étudiant les idées d’universitaires qui ont étudié cet Autre corps des femmes (et qui l’ont alors appelé matérialisme historique). Je pense à ces professeures féministes dont la libération vient de l’embauche d’une femme de ménage.

Notre enquête commence premièrement à partir de nos vies, et suit ensuite les lignes le long desquelles on peut situer nos propres luttes dans et contre le genre au sein des luttes des autres. En dehors de cela, toute enquête semble vide et dépourvue de sens. Concernant ma propre vie, les formulations du marxisme sur la rupture entre travail productif et reproductif sont incroyablement superficielles pour traiter des violences genrées. Elles n’expliquent pas pourquoi de vieux hommes payent pour du sexe avec moi ou pour regarder des vidéos de mon travail sexuel. Elles ne rendent pas compte de l’investissement que des personnes extérieures à ma famille auraient dans le contrôle de ma sexualité et de mon expression de genre. Elles n’expliquent pas pourquoi le viol et la violence sexuelle arrivent à celleux d’entre nous qui n’ont pas la capacité biologique d’accoucher. Elles n’expliquent définitivement pas la prévalence de drogues du viol dans les bars et soirées queers ni notre meurtre aux mains des bashers et de la police. Alors que je n’exclurais pas la possibilité qu’une telle explication puisse arriver un jour, nous n’avons vu aucun effort dans cette direction. Un refus du matérialisme n’est pas l’affirmation de quelque sorte d’idéalisme queer, mais plutôt une tentative d’explorer ce qui a été éliminé et jeté par ces deux visions du monde, le corps et l’esprit. Ces expériences requièrent une exploration corporelle et spirituelle, qui prendrait au sérieux la question simultanée de la domestication. Une telle exploration semble totalement nécessaire si l’on veut comprendre la vaste gamme de violence genrée (à la fois les violences excluant et emprisonnant les queers, mais aussi les exploitations quotidiennes les plus banales au sein de la famille), et les reconnaître comme une opération.

Que la théorie du féminisme marxiste soit imparfaite n’est que le début du problème. Comme pour toute autre théorie, ses applications seront toujours hantées par les angles morts qu’elle contient. On a déjà montré que les sciences pures tendent à produire des résultats horrifiants. L’application de cette théorie est, bien sûr, l’organisation. L’organisation est souvent si banale et réformiste qu’elle ne mérite pas d’être explorée (Wages for Housework! par exemple). D’autres fausses solutions (reproduction mécanisée ou maison autogérée) n’ont heureusement pas été mises en place à des échelles notables.

L’autre application du féminisme marxiste est le séparatisme. Il est important de se concentrer dessus à cause de la tragédie spécifique que son histoire révèle. Le projet séparatiste commence par une prise de conscience de la dynamique que l’on a déjà illustrée dans l’organisation (que toute organisation est constituée à travers l’échangée et la circulation de corps genrés), mais s’efforce d’autogérer cette circulation. Les femmes doivent être organisées dans tel ou tel groupe/parti, où d’autres femmes plus conscientes les aideront à structurer leur pensée et leur activité. L’exclusion de certains genres de ce groupe séparatiste n’a jamais exorcisé le caractère démoniaque de l’organisation elle-même. Au-delà de ça, elle a pris en pratique une dimension particulièrement sinistre à travers l’exclusion volontaire et virulentes de femmes transgenres et d’autres. Les activistes féministes marxistes ont joué un rôle important dans la formation de politiques étatiques excluant ces femmes des services de l’État, de groupes activistes, de refuges. Ces féministes ont servi en première ligne de la formation de politiques transmisogynes dans d’innombrables institutions culturelles et politiques. Comme toute théorie scientifique de la domination, cette variante du féminisme a historiquement aidé à matérialiser l’exclusion de celleux qui ne pouvaient tenir dans ses fondations théoriques. Les féministes marxistes contemporaines affirmeront que puisqu’elles ne sont, de leurs propres aveux, pas transmisogynes, elles n’ont pas à répondre de cette tradition. Et pourtant le soubassement théorique de cette attitude parmi leurs ancêtres n’a pas changé significativement. On a vu au mieux l’inclusion de quelques références aux femmes trans, au pire juste des répétitions du passé. S’il devait y avoir une rupture tendancielle substantielle avec cette histoire, cela nécessiterait une analyse approfondie qui est très loin d’avoir lieu. Comment une conception purement matérialisme du genre pourrait expliquer le choix d’individu-es de risquer leur vie, leur liberté et leur bien-être afin de vivre ouvertement dans un autre genre que celui qui leur a été assigné à la naissance ? Elle ne le peut évidemment pas, à moins qu’elle explore l’interaction entre les opérations spirituelles et corporelles du genre. On a très peu de foi en l’émergence d’une théorie catégorique du genre qui ne deviendrait pas un appareil pour maintenir l’ordre dans ces catégories. Ce maintien de l’ordre est accompagnés par l’antique problème de la politique : celui de la représentation. Les prétentions à être les Femmes, les Féministes ou mêmes les Queers raconteront toujours un récit du genre, à l’exclusion de nombreuses autres. Celleux qui dessinent ces lignes les dessineront toujours à travers les corps des autres.

Une réponse récente à ces critiques a été l’introduction du concept de non-hommes (not-men)[17]. La plupart des essais de définition de cette catégories sont très maladroits. Parfois, elle est utilisée pour signifier non-hommes-cisgenres (not-cismen), ou pour dire explicitement que les pédés ne sont pas bienvenus à certaines réunions. D’autres fois, cela signifie simplement femmes + personnes trans. Des féministes ont même dit que la catégorie inclut parfois « les hommes de couleurs émasculés ». Habituellement, il s’agit juste de l’abréviation postmoderne de femmes. Comme de nombreuses autres catégories, elle ne fonctionne que si elle a une frontière bien arrêtée, et cette frontière sera toujours bien gardée. A chaque fois, elle est sans cesse problématique. Les définitions les moins problématiques de ce concept (telles que celle dans « Défaire le sexe »[18]) sont trop vagues pour avoir une quelconque application pratique. Et c’est toujours dans les applications pratiques que ces théories décrètent leurs violences. La perspective d’un corps politique de femmes majoritairement cisgenre déterminant quel-les individu-es genderqueers ou transféminines sont assez non-hommes pour participer à leurs groupes est assez nauséabonde. Ce maintien de l’ordre catégorique imite tous les autres. Rencontrez donc le nouveau binaire, qui est le même que l’ancien. Une voie hors de ce dilemme est peut-être de partir de l’expérience plutôt que de l’identité. De chercher des conspirateurices en se basant sur une expérience partagée d’une gamme de violence genrée. Quelques perspectives sur les non-hommes l’ont défini de manière similaire (« celleux qui sont violé-es », « celleux qui font le travail du care ») mais aucune de ces expériences n’est limitée par l’identité, et accepter un cadre phénoménologique ou empirique nous débarrasserait totalement de l’utilité de la catégorie. Si ce concept est soit problématique soit inutile, alors pourquoi y-a-t-il eu tant de contorsions si sophistiquées pour le sauver ? Ce que nous voyons vraiment est une tentative désespérée de sauver des catégories binaires, dans un monde où elles sont depuis longtemps en décomposition.

XVI

Il y a une tendance au sein de la pensée communiste qui aspire à dépasser ces limites mises en évidence dans les diverses attaques contre le marxisme : la communisation. Bien qu’il soit bien au-delà de l’objectif de ces fragments d’explorer et de critiquer dans son entièreté ce corpus, on s’intéressera à lui puisque ces partisan-es récent-es se sont penché-es sur la question du genre. La plupart des écrits des communisateurices américain-es ayant pour sujet le genre ont été influencés par le groupe français Théorie Communiste (TC). TC avance qu’en plus de la contradiction entre le travail et le capital, il y a une seconde contradiction entre les hommes et les femmes. Pour elleux, ces deux contradictions s’intersectent dans le présent pour former la dynamique centrale de la société capitaliste. De cette façon, TC est similaire à Gayle Rubin, imaginant deux systèmes distincts, l’un de production et l’un de genre, qui deviennent entrelacés. Bien qu’il soit risible de réduire la dynamique du présent à n’être que deux contradictions, nous ne sommes également pas intéressé-es par un quelconque arrangement quantifiable de contradictions binaires. La domestication est une rupture de la vie infiniment plus complexe et diffuse. Elle introduit d’innombrables contradictions qui ne peuvent pas être résumées en un, deux ou cinq systèmes. Nous romprons avec elleux en affirmant qu’il n’y a jamais eu de période où ces systèmes sont distincts, mais plutôt qu’ils ont toujours été des exemples de la fracturation de la domestication.

Peu importe à quel point la théorie du genre de TC semble bricolée, il semble intéressant d’explorer les idées de celleux qui s’en sont inspiré-es. Nous allons voir à la pointe de la pensée marxiste sur le genre si nous pouvons trouver une critique commune de la domestication. Nous allons regarder rapidement trois textes : « Communisation et abolition du genre » par Maya Andrea Gonzalez, « La distinction de genre dans la théorie de la communisation » par P. Valentine de LIES et « La logique du genre » dans le troisième numéro d’Endnotes.

La lecture critique de TC par Gonzalez est intéressante pour plusieurs raisons. Premièrement, elle critique le fait que TC ait cousu sa théorie du genre sur la théorie déjà existante du mode de production capitaliste, se débarrassant alors de la spécificité historique du genre et du point où ils s’intersectent. Elle critique leur focalisation fétichiste sur le rôle du travail domestique non-payé effectué par les femmes et dit que leur domination est liée à la manière dont la société de classe accumule leur capacité à donner naissance. Cela nous intéresse premièrement parce que c’est un pas hors de la compréhension marxiste vulgaire, mais aussi puisque cela fait écho à notre critique développée précédemment du futurisme reproductif. Ce fantasme de l’Enfant reste la première structure de modelage de l’ordre social, et doit donc en tant que telle être considérée comme centrale pour la matrice du genre. Nous sommes aussi enthousiasmé-es par ses tentatives de dénaturaliser à la fois les catégories du sexe et du genre.

Tous les humains ne rentrent pas dans les catégories d’homme (male) et de femme (female). Le but ici n’est pas d’utiliser le langage de la biologie pour fonder une théorie de la sexualité naturelle comme distincte du genre social. La nature, qui existe sans distinction, est intégrée à une structure sociale – qui prend des moyennes naturelles et en fait des normes comportementales. Toutes les « femmes » ne portent pas d’enfant, peut-être que des « hommes » le font. Cela ne les rend pas moins soumis-es aux contraintes de la société, y compris au niveau de leur corps même, parfois modifié à la naissance pour assurer leur conformité aux normes sexuelles.

Cette dénaturalisation se lie très bien à une conception du genre comme domestication, précisément parce que c’est le procès de domestication qui intègre la prolifération sauvage de corps dans la structure sociale. La structure sociale qui prend les « moyennes naturelles » et en fait des mécanismes de contrôle est la plus ancienne structure sociale, les structures de parenté émergentes qui donnent naissance aux premiers léviathans. Il faut reconnaître que le texte situe ce contrôle et cette construction catégorique au tout début de la société de classe. Le travail de Gonzalez sur ce point est presque unique dans un terrain de pensée qui tient autrement le sexe, voire même le genre, comme étant une essence. Nous rions à ce sujet, mais nous devons nous rappeler pourquoi ce changement semble nécessaire. Situer le genre comme domestication nous est crucial, mais seulement si notre tâche est aussi de briser la menace qu’exerce le genre sur nos vies.

Gonzalez appelle à l’abolition du genre, et le fait en théorisant la communisation comme son dépassement :

Puisque la révolution comme communisation doit abolir toutes les divisions existantes au sein de la vie sociale, elle doit aussi abolir les relations de genre – pas parce que le genre est gênant ou désagréable – mais parce qu’il fait partie de la totalité des relations qui reproduisent quotidiennement le mode de production capitaliste. Le genre fait lui aussi partie de la contradiction centrale du capital, et donc le genre doit être détruit dans le processus de la révolution. On ne peut pas attendre l’après-révolution pour que la question du genre soit résolue. Son importance au sein de nos existences ne va pas être transformée lentement – soit à travers une obsolescence programmée ou une légère déconstruction, soit par l’égalité des identités de genre ou leur prolifération en une multitude de différence. Au contraire, pour être une révolution, la communisation doit détruire le genre dans son cours même, inaugurant des relations entre individu-es défini-es dans leur singularité.

Bien que l’on entretienne beaucoup de scepticisme à l’égard de ce type de révolution totale, il y a un terrain bien plus commun ici : le désir d’inaugurer des relations entre les individu-es dans leur singularité, d’abolir le genre et pas seulement de le faire proliférer, de détruire le genre en détruisant aussi tout le reste. Notre déception porte alors précisément sur le point où cette enquête s’arrête. Le travail de Gonzalez revient à élaborer pourquoi cela devrait avoir lieu, mais reste presque entièrement silencieux sur comment, quand et par qui. En ce sens, son texte présente un problème qui est constant dans la théorie de la communisation. Comme avec la plupart des arguments autour de la communisation, il reste bloqué au stade d’une tautologie ambitieuse. La communisation détruit le Capital ; le Capital est genre ; la communisation détruit le genre ; si la révolution ne détruit pas le genre alors elle n’est pas communisation. Les moments dans le texte qui se dirigent vers ce à quoi cette destruction ressemblerait ressemblent juste à une répétition de la tautologie.

Ce dépassement est seulement la révolution comme communisation, qui détruit le genre et toutes les autres divisions qui se présentent entre nous.

Nous voulons lire cette ambition comme le début d’une lutte contre la domestication, mais nous ne l’avons pas vu se poursuivre. Gonzalez a raison en faisant ressortir la destruction nécessaire du genre ayant cours, mais n’a pas encore donné de forme au cours lui-même. Il est à noter qu’elle pointe le « relâchement de la camisole de force de la matrice hétérosexuelle » mais dit que la théorie queer ne peut pas en rendre compte. On soutiendra que ce relâchement n’est pas un phénomène lié de manière déterministe à l’évolution de la démographie et de l’économie, mais qu’il s’agit plutôt de l’activité délibérée des nombreuses personnes qui ont tenté de donner leur propre forme au cours de la destruction de la matrice. La théorie du genre du matérialisme historique est précisément pourquoi l’on se sent déçu par les prescriptions de la communisation : la possibilité d’une révolte délibérée contre la camisole de force du genre en reste absente.

Le travail de P. Valentine commence par la lecture des travaux de TC et de Maya Andrea Gonzalez. Elle affirme de manière similaire que la théorie de la communisation est, de manière unique, presque capable d’offrir une théorie du genre et du Capital comme système unique. Au-delà de ça, pour elle, la communisation est une demande pour l’abolition des éléments matériels fondamentaux de la reproduction du genre. Comme Gonzalez, elle critique TC pour leur suture du genre sur le mode de production capitaliste, et s’efforce de trouver la « vraie base matérielle » de la production de la différence genrée. Elle affirme que cela sera la base d’une théorie « non-idéaliste » de l’abolition du genre. Au mieux, il est drôle qu’elle cherche cette base matérielle dans les revendications théoriques du communisme ésotérique. Au pire, cette tentative de créer un contenu « non-idéaliste » semble sinistrement s’insérer dans une opération typiquement historique de justification de l’extermination de ces rebelles dont les tentatives de fuite ne sont pas aisément rationnalisées au sein de ces contextes matériels. Pour Valentine, cette « vraie base matérielle » est située dans la séparation des sphères productive et reproductive, mais aussi dans le domaine de l’accouchement. Il faut reconnaître qu’elle dit explicitement qu’aucun de ces phénomènes ne rend compte de l’émergence de la différence genrée, mais qu’elle n’a pas d’autre théorie à ce sujet.

De plus, et plus fondamentalement, comment cette appropriation des femmes, quel qu’en soit le fondement (enfantement ou pas), commence-t-elle ? En d’autres termes, quelle est l’origine de la distinction de genre et comment se reproduit-elle ? Ces questions sortent hors du cadre de cette article, mais nous pensons que les réponses impliquent à la fois la violence physique genrée et la violence sexuelle.

Quel sens y-a-t-il à affirmer la nécessité de trouver la base matérielle de l’émergence du genre, et de refuser ensuite de le faire ? La base matérielle se trouve dans la violence sexuelle, mais cette violence est un outil de l’échange de corps et de l’application de la soumission spirituelle de la domestication. Cette impasse de la communisation semble être un refus délibéré de suivre l’enquête là où elle doit nous mener. Valentine coupa d’ailleurs un autre orateur, lors d’une table ronde avec Silvia Federici à Oakland, qui commençait à discuter de cette question précise du genre et de la civilisation en demandant d’un ton moqueur « qu’est-ce que la civilisation, même ? » Elle ne veut peut-être pas que cette discussion ait lieu, mais c’est précisément celle à laquelle nous nous intéressons. La civilisation est la monstruosité archaïque qui se produit à travers cette violence sexuelle et l’opération de genrage dont Valentine fait allusion. C’est le graal de la « base matérielle » que les féministes marxistes cherchent mais ne peuvent jamais trouver. Valentine est singulière en ce qu’elle situe la violence sexuelle comme la base de l’accumulation du travail des femmes (et non pas simplement comme une conséquence de l’accumulation, comme la plupart des autres marxistes le feraient), mais elle ne peut toujours pas dire quand et pourquoi cette violence émerge.

Elle dit que « la compréhension de la violence sexuelle comme élément structurant du genre nous aide également à comprendre comment le patriarcat se reproduit dans et à travers les hommes gays et queers, les personnes trans et de genre variant et les enfants de quelque genre que ce soit… » mais elle ne donne absolument aucun contenu à cette « compréhension ». Elle dit « que la communisation ouvre des pistes vers de nouvelles théories plus rigoureuse de l’oppression de genre qui sont capables de lier l’exploitation et l’oppression des femmes à la violence et à l’oppression basées sur l’hétéronormativité et la cisnormativité. » Elle peut énoncer que cette violence existe, mais ne commence pas à emprunter le chemin qui est ouvert par la théorie de la communisation. La seule charge qu’elle porte contre la violence sexiste est explicitement limitée à la « violence contre les femmes ». Cela ressemble au même discours et à la même politique d’inclusion dont nous nous sommes déjà moqués.

C’est une tendance très visible dans cet essai : Valentine identifie les limites au sein de la pensée communisatrice, et offre des platitudes sur la manière dont ces limites doivent être dépassées, mais elle fait peu pour démarrer le processus de dépassement. C’est vrai quant aux questions de l’origine, de la violence sexuelle, de la violence sexiste expérimentée par les personnes queers et trans ainsi que de la violence imposée aux enfants. Elle agit de même avec la race, l’identifiant comme une limite de la pensée communisatrice, mais s’arrêtant là. Cette stratégie apparaît comme une répétition tragique de la vision du monde académique mais aussi comme la limite de l’utilité de la communisation pour notre propre enquête. Nous ne sommes pas intéressé-es par les grands discours d’autosatisfactions des universitaires sur la façon dont iels devraient commencer à considérer nos expériences : nous voulons une issue.

A l’époque de l’écriture du présent texte, la contribution la plus récente au débat entre genre et communisation a eu lieu dans le troisième numéro du journal Endnotes. Elle s’intitulait « La logique du genre ». Si l’on avait l’espoir que ce texte étofferait quelques limites posées dans les deux textes précédents, l’on aurait été grandement déçu-es. Ce texte s’éloigne considérablement des questions des origines, de la violence sexuelle et des moyens de destruction. Endnotes déclare plutôt explicitement s’intéresser aux formes du genre spécifiques au mode de production capitaliste. Ironiquement, leur définition de ces formes se concentre sur l’échange de corps comme des marchandises genrées, un processus que Camatte, Rubin, Perlman et bien d’autres ont identifié comme ayant lieu bien avant le mode de production capitaliste. Le texte limite son attention à la rupture contemporaine entre deux sphères du travail au centre de la production capitaliste. Définies ailleurs comme publique/privée, productive/reproductive, salariée/non-salariée, Endnotes consacre la plupart de son effort intellectuel à définir en des termes plus précis, spécifiques et sophistiqués ces deux sphères. Leur choix s’est arrêté, avec humour, sur les interminables sphère directement médiatisée par le marché (DMM) et sphère indirectement médiatisée par le marché (IMM). Fidèle à leur habitude, iels continuent et esquissent une histoire de ces sphères commençant avec l’accumulation primitive des XVIe et XVIIe siècles, passant rapidement au fordisme, s’attardant un moment sur les années 1970 avant de conclure avec la crise actuelle. On pourrait accepter cela comme une constellation intéressante de récits sans l’insistance des narrateurices de présenter cela comme une Histoire empirique et matérielle – l’unique récit qui dévore tous les autres. Cette Histoire est visiblement mince pour des personnes qui se targuent d’avoir une analyse historique érudite et méticuleuse, sans parler de sa fixette sur les mêmes périodes sur lesquelles les précédents récits marxistes du genre portaient également toute leur attention. Cette nouvelle formulation en termes de sphères DMM et IMM est peut-être la formulation marxiste la plus grossière que nous ayons explorée jusqu’à présent.

Il y a pourtant un endroit du texte que l’on peut trouver utile. L’article dénaturalise spécifiquement le genre et le sexe (à l’aide de la théorie queer) et dit que les groupes d’individu-es sont ancrés dans ces sphères binaires – sphères qui changent constamment et maintiennent la structure binaire universelle elle-même. Il décrit la naturalisation du sexe et du genre comme des moments de cet ancrage, et affirme que ce processus a lieu encore et toujours, réimposant et reproduisant le genre. Iels critiquent une élaboration en faveur d’un travail reproductif autogéré (proposée par Federici) comme étant juste une autre réimposition affreuse du genre. On pourrait être d’accord avec cela, mais l’on souhaite localiser les autres moments de la réimposition. Si l’on souhaite être généreux-se, ce procès d’ancrage et de réimposition du genre pourrait être compris comme un euphémisme pour ce que nous appelons la domestication. Malheureusement, le texte ne pousse pas son exploration plus loin.

Comme il est de coutume habituellement dans la théorie de la communisation, les auteurices font allusion à plus de limites qu’iels n’en explorent réellement. Dans ce qui est essentiellement une note de bas de page d’un addendum, iels disent que leur théorie est basée sur la prise en tant qu’acquis de mécanismes tels que l’institution du mariage, la disponibilité ou non de contraceptifs, l’application de l’hétéronormativité, la honte concernant les actes sexuels non-reproductifs, etc. Ces moments qui ne peuvent pas être inclus dans leur système rigoureux sont remarquables en ce qu’ils constituent une vaste et non quantifiable sphère d’activité genrée. C’est à travers de ces mécanismes non théorisés que l’ancrage du genre se produit. Si l’on veut théoriser l’abolition du genre, il faut se débarrasser de la cathexis marxiste sur les sphères du travail, et regarder aussi ces mécanismes qui naturalisent, capture et ancrent les individu-es en eux.

L’article conclut en répétant un autre motif de la théorie de la communisation, une affirmation que tel ou tel mouvement de l’histoire rend maintenant possible que nous reconnaissions tel ou tel aspect de l’identité comme une contrainte extérieure. Iels disent spécifiquement que « le procès de dénaturalisation crée la possibilité que le genre apparaisse comme une contrainte extérieure. Il ne s’agit pas de dire que la contrainte du genre est moins puissante qu’auparavant, mais qu’elle peut maintenant être vue comme une contrainte, c’est-à-dire comme quelque chose hors de soi qu’il est possible d’abolir. » Cette affirmation rend par inadvertance service au procès de naturalisation à travers l’implication infondée que le genre n’a pas été vu comme une contrainte extérieure jusqu’à présent. Le genre est évidemment quelque chose extérieur à nous-mêmes qui nous emprisonne, mais cela été réalisé depuis ses origines les plus primitives. Cette réalisation a été la source continue de révolte qui tend à sa décomposition. Les pédés hérétiques, les sorcières, les émeutiers gays nous montrent que le genre domestiqué a toujours été expérimenté comme une contrainte extérieure. C’est exactement pour cela qu’il doit être constamment renaturalisé et réimposé.

L’article d’Endnotes se termine de la même manière que les autres, en affirmant le besoin d’une théorie de la communisation qui peut expliquer comme le genre sera aboli, sans même commencer à concevoir comment cette abolition pourrait avoir lieu. De cette manière, la communisation ne peut être vue que comme ayant un caractère tragiquement messianique, comme quelque chose que nous devons attendre et jamais comme quelque chose à laquelle nous participons. C’est une théorie scientifique contrainte comme toutes les autres théories qui revendiquent détenir la certitude et la vérité. Si elle a une application hors d’un cadre purement universitaire, elle reste à être montrée. L’affirmation que le genre et le Capital peuvent être vaincus ensemble est simplement théorique si le genre est seulement compris dans ses transformations capitalistes. Pour que cette affirmation ait un contenu, l’on doit comprendre le monde genré dont le Capital a hérité ainsi que les opérations contemporaines qui ne peuvent être expliquées par des formulations marxistes.

XVII

Les fragments précédents montrent ce que nous devons maintenant établir clairement : notre domestication n’a pas eu lieu il y a 10 000 ans, ni au XVIe et XVII siècles, et certainement pas lors de la montée en puissance du fordisme. La domestication a lieu constamment. Il n’y a pas d’origine particulière au genre comme domestication. Cela nous est imposé tous les jours dans d’innombrables manières diffuses et souvent invisibles. C’est un rythme qui est imposé à nos vies ; fuite et capture, décomposition et recomposition. Si le genre/domestication est actif dans tous les récits originels mais aussi à chaque moment du présent, l’on a besoin d’un outil pour expliquer comme cela peut avoir lieu et quels mécanismes imposent ce rythme. La méthode de la narration est l’un de ces outils, nous enchantant avec des événements non liés à une temporalité particulière.

Foucault, à travers Agamben puis Tiqqun, nous donne un autre outil avec le concept de dispositif (apparatus). Un dispositif est un réseau de relations entre un ensemble hétérogène de discours, d’institutions, de formes architecturales, de décisions réglementaires, de lois, de mesures administratives, d’énoncés scientifiques, de propositions philosophiques, morales et philanthropes.

C’est un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement tout, qu’il soit linguistique ou non, sous la même bannière : discours, institutions, bâtiments, lois, mesures policières, propositions philosophiques, etc. Le dispositif lui-même est le réseau qui est établi entre ces éléments.

Les dispositifs sont l’application pure de la gouvernance et de la formation des subjectivités. Ils incluent tout ce qui est utile pour gouverner, contrôler et orienter le comportement humain. En ce sens, le système du genre peut être compris comme un réseau entre tous ces mécanismes qui produisent des sujets genrés pour contrôler et orienter notre être propre.

Pour citer Agamben :

Je ne veux vous proposer rien de moins qu’une séparation générale et massive des êtres en deux grands groupes ou classes : d’un côté, les êtres vivants (ou substances), et de l’autres, les dispositifs dans lesquels les êtres vivants sont capturés de manière incessante. D’un côté, par conséquent, pour retourner à la terminologie des théologiens, se trouve l’ontologie des créature, et de l’autre, l’oikonomia des dispositifs qui cherchent à les gouverner et à les mener vers le bien.

En étendant plus loin la longue classe des dispositifs foucaldiens, j’appelle dispositif tout ce qui, d’une certaine manière, a la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler ou de sécuriser les gestes, les comportements, les opinions ou les discours des êtres vivants. Pas seulement, par conséquent, les prisons, les asiles, le panoptique, les écoles, les confessionnels, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, etc. (dont la connexion avec le pouvoir est en un certain sens évidente), mais aussi le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, les cigarettes, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et – pourquoi pas – le langage lui-même…

Pour résumer, nous avons ainsi deux grandes classes : les êtres vivants (ou substances) et les dispositifs. Et, entre les deux, une troisième classe, celle de sujets. J’appelle sujet ce qui résulte de la relation entre et, pour ainsi dire, du combat incessant entre les êtres vivants et les dispositifs. Naturellement, les substances et les sujets, comme dans l’ancienne métaphysique, semblent se recouvrir, mais pas complètement. En ce sens, par exemple, le même individu, la même substance, peuvent être le lieu de différent processus de subjectivation : l’utilisateur du téléphone portable, l’utilisateur d’internet, l’écrivain, l’aficionado du tango, le militant altermondialiste, et ainsi de suite. La croissance illimitée des dispositifs à notre époque correspond à cette même prolifération extrême de processus de subjectivation.

Dans cette description, on ne peut s’empêcher de voir un procès par lequel la vie sauvage est capturée par une chose morte et est mutilée pour devenir un sujet genré. Cette théorie des dispositifs nous fournit une manière utile de concevoir la domestication sans origines et dans le temps présent. Elle nous permet de qualifier tous les sujets non normatifs émergents comme de nouvelles machines de capture prenant place à côté des anciennes.

Tout cela signifie que la stratégie que l’on doit adopter dans notre combat au corps-à-corps avec les dispositifs ne peut pas être simple. C’est parce que ce dont nous avons affaire ici est la libération de ce qui reste capturé et séparé par le biais des dispositifs.

Notre bataille au corps-à-corps avec le genre doit être conçu comme le même effort que celui libérant ce qu’il reste de vivant dans les subjectivités créées par le réseau des choses mortes. Depuis cette perspective, une insurrection contre le genre commence comme une exploration de tous les dispositifs qui agissent dans notre vie quotidienne pour réorienter et réancrer notre être dans ces sujets. De la même manière, l’on doit aussi explorer ces dispositifs qui produisent les sujets raciaux qui sont inséparables des sujets genrés. Quelles sont les machines qui nous tiennent en otages ? Comment peuvent-elles cesser de fonctionner ? Comment peut-on leur échapper ? Comment peut-on les détruire ? Une description détaillée et rigoureuse de ces ennemis innombrables est une tâche monumentale, mais l’on doit l’entreprendre pour rendre possible une rupture insurrectionnelle avec le genre. On en a déjà exposé plusieurs, mais il faudra que l’on soit encore plus imaginatif-ves et attentif-ves si l’on doit inculper tous ceux qui semble neutres si l’on souhaite briser définitivement le spectacle du genre naturalisé et s’échapper dans un inconnu non genré.

En ayant compris cela, on peut se rendre compte qu’il faut que l’on recoure à autre chose : pour explorer la domestication sans origines, on doit donner une forme différente au Temps lui-même. Une telle nouvelle forme signifiera se passer du concept du primitif comme antécédent naturel à une ascension inévitable et téléologique de la civilisation. Un tel concept portera toujours l’mage naturalisée de la civilisation elle-même dans la préhistoire, obscurcissant la conquête brutal que ces images impliquent. A la place, on a besoin d’une forme du temps qui reconnaît la domestication comme un procès qui capture constamment la vie, effaçant les récits et les cosmologies de tout ce qui est au-delà de son contrôle.

XVIII

J’ai utilisé le présent. Ur est maintenant. Ce n’est pas du tout exotique. C’est notre monde…

Un-e individu-e intimement familier-e avec la rapacité quotidienne pourra rester insensible aux critiques de la rapacité. Iel doit faire un choix, iel doit décider de se retourner contre les autorités et de rejoindre le cercle des résistant-es. Une telle décision bouleverse la vie entière d’une personne, et doit être motivée par de très bonnes raisons. Les bonnes raisons sont exprimées dans le langage du temps, et pas dans le langage de quelque temps à venir. Une révélation ou une visitation sont une très une bonne raison. La révélation pourrait venir d’un rêve, d’une vision ou de ce que nous appelons un mental breakdown. Avant cette expérience, tout n’était qu’interférences et rien n’avait de sens. Après cette expérience, tout est clair. Désormais, l’individu-e se demande pourquoi les autres sont si aveugles. Iel pourrait devenir impatient-e envers les autres et les laisser avec leur cécité, ou iel pourrait décider d’aider les autres à voir aussi.

Tout cela est très compréhensible, très humain et a eu lieu dans les communautés humaines depuis bien longtemps. Mais de tels bouleversements soudains des vies des individu-es sont aussi des bouleversements de l’existence léviathanique. Après de telles expériences, un-e individu-e abandonne la séquence d’intervalles sans signification du temps léviathanique et retrouve un peu des rythmes des communautés à l’état de nature…

Le paradoxe posera problème aux personnes coincées dans le temps linéaire et léviathanique. [D’autres] ont connu le temps linéaire aussi bien que le temps rythmique (rythmic time), et iels savaient aussi que ce qui comptait, ce qui était humainement important, ne prenait pas place au sein du temps linéaire… Les événements rythmiques étaient les sujets de chants, de danses et de cérémonies et festivals fréquents. [Les événements historiques] seront considérés comme des « faits » et des « données brutes » par les léviathanisé-es parce que la progression linéaire de tels événements constitue le temps léviathanique, aussi appelé Histoire (His-story). Les léviathanisé-es se rappelleront seulement des fragments des seuls événements qu’iels considèrent comme valant la peine d’être retenus parce que la mémoire de tels événements ne sera pas logée dans des êtres humains vivants mais sur des tablettes, sur du papier et finalement dans des machines…

Si la tragédie se répète, alors l’événement n’était pas linéaire mais rythmique, il était déjà connu. Les rythmes étaient saisis avec des symboles et exprimés en musique. Le savoir musical était le savoir de l’important, du profond, du vivant. La musique du mythe exprimait la symphonie des rythmes qui constituaient le Cosmos.

En Eurasie, le Léviathan a détruit les communautés et a emprisonné les êtres humains dans ses entrailles. L’Histoire linéaire a remplacé les cycles rythmiques de la vie. La musique a cédé sa place à la Marche du Temps…

Ces propres mots, ces mots écrits, sont des inventions des scribes du Luga. Ils ne peuvent pas communiquer le temps du rêve…

Les renégats de la civilisation sont connus. Ils ont jeté les masques. Ils ont jeté les armures entières. Ils se sont séparés des commodités élémentaires auparavant indispensables et ont expérimenté la perte d’un fardeau insupportable. Le simple contact avec une communauté d’êtres humains libres leur donne un aperçu qu’aucune éducation léviathanique ne peut leur fournir. Le contact nourrissant stimule les rêves et même les visions. Le/la renégat-e est possédé-e, transformé-e, humanisé-e. Les manipulateurs de la psyché conscients du malaise de la civilisation tenteront d’induire de telles transformations dans les entrailles du Léviathan, mais leurs succès les plus vantés seront de misérables échecs. La civilisation ne nourrit pas l’humanité…

L’invasion fait taire la musique, adoucit le rythme. C’est une linéarisation du temps, une destruction des mythes et des mœurs, qui sera appelée plus tard la Culture, une guerre contre les communautés qui encouragent la liberté, la vision et la vie…

La résistance persiste de génération en génération, face aux pestes, aux poisons et aux explosifs. Le récit de cette résistante a été raconté de manière répétée. C’est un récit qui ne présente pas le Léviathan comme aussi naturel aux êtres humains que les ruches le sont aux abeilles. C’est un récit qui montre que le Léviathan est une aberration qui ne peut être imposée, de gré ou de forces, aux êtres humains qui conservent le lien le plus ténu possible avec la communauté, même un lien aussi ténu que le souvenir du Temps du Rêve…

C’est un bon moment pour que les gens abandonnent la raison, leurs masques et leurs armures et deviennent fol-les, car iels sont déjà éjecté-es de leur belle polis. Dans l’ancienne Anatolie, les gens dansaient sur les ruines recouvertes de terre du Léviathan hittite et construisaient leurs logements avec des pierres qui contenaient les archives des grandes actions de l’empire disparu.

Le cycle a fait un tour à nouveau. L’Amérique est là où était l’Anatolie. C’est un lieu où les êtres vivants, juste pour rester vivants, doivent sauter, danser, et en dansant revivre les rythmes, retrouver le temps cyclique. Les danseur-ses an-archiques et panthéistiques ne sentent plus l’artifice et son Histoire comme un tout, mais seulement comme un cycle, une longue nuit, une nuit de tempête qui a laissé la Terre blessée, mais une nuit qui prend fin, comme toutes les nuits prennent fin quand le soleil se lève. [19]

XIX

On doit faire une pause ici et soulever une question qui est implicite dans toutes les conceptions idéologiques du genre : y a-t-il eu ou y aura-t-il un monde sans genre ?

Le rôle du nihiliste est de dire non. En vertu d’une conception rythmique du temps, on ne peut pas se reposer sur une réponse qui affirmerait avec quelque certitude que ce soit qu’un monde sans genre a déjà existé. On ne peut pas non plus mettre quelque espoir que ce soit dans n’importe quelle vision utopique d’un monde sans genre à venir. Peu importe ce que disent les je-sais-tout du féminisme et de la théorie queer, l’utopie ne vient pas. On a exploré d’innombrables visions de la manière dont une telle utopie pourrait émerger, mais chacune d’entre elles semble au mieux improbable. Le matriarcat éco-féministe n’a jamais existé en tant qu’universel, et s’il l’avait fait, il est désespérément perdu. Les fantasmes techno-industriels de reproduction mécanique et de travail reproductif automatique sont simplement une intensification du cauchemar. L’abolition du genre attendue par les communisateurices n’a pas encore révélé sa forme ou ne serait-ce qu’un soupçon de son avènement. La diffusion démocratique du genre dans la sous-culture queer équivaut à une recomposition toujours plus insidieuse et diffuse du genre.

Contre le Léviathan, contre sa Légende ! peut être lu comme un récit biographique des échecs de celleux qui résistent au Léviathan. Après tout, les parties du monstre se décomposant ou étant abandonnées peuvent toujours être reconfigurées et réanimées. Les individu-es et les communautés de résistant-es mourront, mais les composants et les dispositifs de la machine peuvent toujours revivre et capturer à nouveau la vie. Les êtres vivants sont inférieurs à cet égard. La mort est du côté des machines. Les histoire de celleux qui se sont enfuis sont souvent perdues. Et nous sommes nous-mêmes souvent si mutilé-es par la machine que nous ne sommes de toutes façons pas capables de les écouter. Les masques et les armures sont souvent si profondément liés à nos êtres pour pouvoir être arrachés, et quand nous pouvons le faire, nous restons blessé-es.

Cela a des conséquences tragiques sur celleux qui ont au moins réussi à se débarrasser de la lourde carcasse. Iels ne peuvent pas retourner dans les anciennes communautés, puisqu’elles ont été détruites par des générations de civilisations pillant, kidnappant et massacrant. Les gens ne peuvent pas reprendre là où iels en étaient, iels doivent tout recommencer. On ne peut pas supposer que les mœurs (ways), ce que nous appellerons la Culture, qui ont été entretenus et cultivés durant des milliers de générations, peuvent être regénérés du jour au lendemain.

Les récits de Messie ont perdu beaucoup de leur puissance.

Il est difficile d’imaginer qu’un quelconque effondrement, qu’une quelconque révolution ou intervention divine pourrait réellement éteindre cette contrainte archaïque qui brûle en nous.

Toute la sueur et tout le labeur dépensés dans les entrailles de la bête présupposent l’existence perpétuelle de la bête. Le concept d’un progrès qui aboutit à un effondrement final est chrétien, mais pas léviathanique. Ce concept va de pair avec l’engagement du christianisme envers l’absurde, et n’est pas complètement absurde si la vie est considérée comme une vallée de larmes. Mais pour le Léviathan un tel concept est contradictoire, et le Léviathan est une entité résolument logique.

L’existence léviathanique, une vallée de larmes pour les chrétien-nes et les gens de l’extérieur, est une autoroute, et progresser le long de cette autoroute ne peut pas mener à une apocalypse mais seulement à toujours plus de progrès.

La conscience de soi léviathanique s’exprime dans les courants de pensée tel que les Lumières, l’illuminisme, la franc-maçonnerie, le marxisme, et quelques autres encore. Ces courants fournissent à la bête qui dévore tout un langage approprié à ses derniers jours.

Pourtant, de manière remarquable, on ne voit jamais dans Contre sa Légende un argument pour accepter notre capture et notre contrainte. On y voit plutôt une célébration de tous ces moments de résistance qui commencent dans les vies des résistant-es elleux-mêmes. Abandonner l’espoir d’un monde sans genre n’est pas se résigner à accepter la défaite. Cela nous délivre plutôt des vieux pièges que sont la politique et l’idéologie et nous permet de recommencer, en nous focalisant sur nos propres vies plutôt que sur toute son Histoire. Cela nous permet de repartir de nous-mêmes, de nos corps et de nos esprits.

XX

S’il n’y avait pas de monde sans genre préexistant et bien défini, alors on ne peut pas concevoir notre lutte comme un retour à une quelque totalité pré-genrée. On doit plutôt concevoir notre évasion comme la fuite d’êtres domestiqués dans la nature. Ni êtres primitifs ni êtres prélapsaires, nous devons devenir plutôt des êtres sauvages (feral). On peut comprendre la queerness de manière similaire. Nous ne sommes pas assez naïf-ves pour projeter dans l’inconnu pré-civilisationnel une queerness positive ou essentielle. A la place, on doit concevoir notre queerness négativement, comme une fuite, un refus et un échec du genre. Ce que l’on poursuit alors est une queerness sauvage qui rejette tous les dispositifs de contrainte et de sujétion ; un queer sauvage (feral) qui apparaît comme étant hors du temps, irrationnel, inapproprié et déchaîné (wild). On ne trouvera pas cela dans l’anthropologie, l’histoire, l’économie ou la psychanalyse. On utilisera plutôt la magie, l’hérésie, le mythe et l’exégèse.

Les exemples que nous avons explorés précédemment prennent pour acquis qu’une queerness sauvage doit émerger à travers la lutte du corps contre sa capture. C’est largement évident lorsqu’il s’agit des émeutes, des évasions et de la sexualité rebelle qui composent nos récits queers. Ce qui est cependant plus subtil, et requiert plus d’élaboration, est que la lutte contre la domestication doit aussi avoir lieu dans sa dimension spirituelle. Tout comme le corps doit fuir les machines qui le capturent, l’esprit doit rejeter les machines qui le colonisent. Nous devons nous faire violence. Il faudra tracer un chemin contre la multiplicité des dispositifs qui composent la prison du genre pour se lancer dans cette entreprise de toute une vie.

Fredy Perlman parlera de cette tâche comme du feu qui brûle contre l’obscurité. Un feu qui peut brûler le masque, détruire l’armure et réduire le Léviathan en cendres.

Les dernières communautés font une danse des esprits, et les esprits des dernières communautés continueront à danser au sein des entrailles de la bête artificielle. Les conseils des feux des communautés invaincues ne sont pas éteints par les envahisseurs génocidaires, tout comme la lumière d’Ahura Mazda n’a pas été éteinte par les dirigeants qui prétendaient qu’elle brillait sur eux. Le feu est éclipsé par quelque chose de sombre, mais il continue de brûler et ses flammes jaillissent là où elles sont le moins attendues.

Le feu est grandement ineffable, et les tentatives de le transcrire en des mots représentent souvent à un autre dispositif de capture. On ne peut pas faire ressortir scientifiquement ce feu, car il doit être trouvé en chaque individu-e s’iel veut participer à une quelconque désertion personnelle ou collective de la bête. Le feu qui brûle contre le genre est précisément ce moment inexprimable de la queerness qui se déchaîne contre toute capture dans le langage. On ne peut pas comprendre le feu, mais on peut essayer d’en illustrer les contours.

On doit se réapproprier le mystère, la passion, l’intensité et la profondeur des sentiments qui nous ont été enlevés et ont été conservés précieusement dans la religion. Il faut poursuivre l’extase religieuse que la religion a unifiée pour l’abolir. Il faut poursuivre l’unité et la joie que le genre a toujours exclues et imitées. Plus précisément, on doit refuser la binarité qui relègue cette poursuite à un domaine spirituel qui serait séparé de notre réalité corporelle. La révolte doit prendre une forme et un contenu qui ne s’opposent pas à et ne séparent pas l’esprit et le corps. Tandis que le feu brûle les parties mécaniques du soi, il doit aussi brûler les laisses qui maintiennent notre capture.

On retourne brièvement auprès de Feral Faun pour le citer

Le projet révolutionnaire doit certainement inclure la fin de la religion – mais pas sous la forme d’une acceptation simpliste d’un matérialisme mécanique. Nous devons plutôt chercher à éveiller nos sens à la plénitude de vie qu’est le monde matériel. Nous devons nous opposer à la fois à la religion et au matérialisme mécaniste avec un matérialisme vibrant, passionnant, vivant. Nous devons prendre d’assaut la citadelle de la religion et nous réapproprier la liberté, la créativité, la passion et l’émerveillement que la religion a volées à notre terre et à nos vies. Pour cela, nous devrons comprendre à quels besoins et désirs la religion s’adresse et comment elle échoue à les combler. J’ai essayé d’exprimer quelques-unes de mes propres explorations afin que nous puissions poursuivre le projet de nous créer en tant qu’êtres libres et sauvages. Le projet de transformer le monde en un royaume de joie et de plaisir sensuels en détruisant la civilisation qui nous a volé la plénitude de la vie.

Une queerness sauvage doit apparaître comme une folie furieuse (wildness), comme un effort pour incarner le chaos du monde, tout en refusant l’ordre qui est toujours imposé à ce chaos. Elle pourrait apparaître comme une danse orgiaque contre la contrainte ou comme un arrachement frénétique des masques et des armures. Elle pourrait apparaître comme la redécouverte de tous les potentiels – sexuel, animiste, relationnel, magique – qui ont été freinés par la domestication. Elle semblera pleine d’émotions, cathartique, irrationnelle mais aussi revigorante.

Mais elle peut apparaître aussi plus calmement comme un retrait. Il est parfois plus aisé de fuir discrètement la bête. Les gens élaborent constamment des évasions et ils réussissent souvent. Les récits de renégat-es, d’esclaves fugitif-ves, de vagabond-es et de déserteurices illustrent une autre forme de décomposition du Léviathan. Plutôt que de proclamer une nouvelle identité genrée, une queerness sauvage pourrait ne pas être visible du tout. Elle pourrait se cacher, fuir, et faire du voile de mystère hors de portée du Léviathan sa maison. Dans un monde qui appelle chacun-e à s’identifier, il faut faire de l’anonymat sa demeure.

Toute fuite possible hors de la contrainte du genre impliquera probablement des tactiques à la fois explosives et clandestines, mais aussi des méthodes qui rendent ces formes indiscernables. Lorsque j’enfile mon masque noir, je participe au déroulement d’une émeute, mais je me retire aussi des dispositifs qui me placeraient ou m’identifieraient dans tel ou tel genre. J’obscurcis les traits de mon visage, mes cheveux, mon corps – tout ce qui pourrait être genré ; révélant ma violence à la place. L’État, les médias et la gauche féministe insistent sans cesse sur le fait que la violence n’appartient qu’aux hommes, cette insistance elle-même forme d’autres dispositifs de capture et de genrage. Ma violence, arrachée par tant de représentations et de politiques de victimisation, fait son retour et émane maintenant de l’intérieur vers l’extérieur. Le masque noir forme le tissu qui unit les refus de la soumission intérieure et de la représentation extérieure. Les attaques qui suivent détruisent avant tout les barrières et les séparations intérieures et extérieures. Je deviens un microcosme du chaos qui m’entoure, suspendant les pratiques et les règles de l’identité.

Une queerness sauvage doit étendre cet effet à toute la vie. Quelle que soit sa forme, elle doit viser la vie elle-même.

Pour citer Fredy une dernière fois :

Je suis impatient de terminer l’histoire de la bête artificielle aux entrailles humaines. Dans un autre travail, je raconterai quelques détails de la résistance à l’américanisation de la part des quelques dernières communautés de ce monde. Je ne peux pas toutes les raconter, ni là-bas ni ici, parce que la lutte contre l’Histoire (His-story), contre le Léviathan, est synonyme de vie; elle fait partie de l’autodéfense de la biosphère contre le monstre qui la déchire. Et la lutte n’est en aucun cas terminée, elle dure tant que la bête est animée par des êtres vivants.

Cultiver le feu signifie être capable de partir de soi et d’attaquer seul-e. La propagation du feu nécessiterait indéniablement le croisement de la rébellion personnelle de l’un-e avec les autres, mais le feu ne peut être imposé de l’extérieur. Il a besoin que l’on vainque la peur de l’autonomie, une dépendance imposée par la domestication. Il faut opposer sa vie à l’organisation léviathanique de la société qui est la mort apparaissant comme vie. Refus, évasion, attaque – tout cela découle de ce feu intérieur, ou bien cela ne coule pas du tout. Il faut brûler le genre en soi avant de pouvoir aider les autres à cultiver leur feu. Dans le premier numéro de ce journal, on a parlé du concept de jouissance, le dépassement du plaisir et de la douleur, de la dualité. C’est dans cette séparation d’avec la dualité que l’on peut aussi se séparer du genre.

Il y a plusieurs exemples d’individu-es et de petits groupes fuyant et se rebellant contre les contraintes du genre auxquels l’on peut s’intéresser. Dans ce contexte, on peut voir l’auto-organisation pour la survie des queens de la rue au sein des Street Transvetite Action Revolutionaries comme une tentative de se retirer des dispositif de subjectivation du travail sexuel, mais aussi comme une tentative de cultiver une spiritualité queer et rebelle. Au sein de la société carcérale, on peut voir un large éventail de récits de personnes queers se révoltant contre les contraintes du genre imposées à leurs corps. Men Against Sexism a mené une lutte armée contre les mécanismes de la culture du viol, tandis que la lutte actuelle de Gender Anarky au sein du système carcéral californien illustre un exemple clair d’anarchistes transgenres menant une lutte spirituelle et corporelle contre la civilisation depuis l’intersection infernale entre tant de dispositifs de genrage et de contrôle. Dans son texte « Aspects of insurrectionary Anarky », Gender Anarky écrit :

L’absence de conscience spirituelle dans la vie de chacun-e conduit à la peur des conséquences. Pire, elle laisse un vide en la personne qui est rempli par les débris du monde, les bouchant, freinant leur vision. Les débris de la possession matérielle, de l’égoïsme, de l’insensibilité, de l’ignorance, de l’avidité, de l’envie, de l’égotisme, de la peur. C’est un drame puisque des gens si affligés ne peuvent s’ouvrir au monde qui les entoure et en tirer des bénéfices lorsque leurs sensibilités sont si closes et distraites, ils ne peuvent pas vivre une vie pleine et entière, mais seulement des vies moindres, des demi-vies… Nous croyons en l’esprit. C’est un aspect de notre insurrection… Être séparé de la nature nous sépare de la conscience spirituelle et gêne notre équilibre, la totalité de notre soi intérieur, qui est nécessaire pour comprendre et s’identifier au monde extérieur autour de nous : la nature et les gens, les animaux, les plantes, la météo et les saisons, les soleils, planètes, lunes… En cela existe une relation directe entre l’insurrection anarkiste, qui se bat pour l’autonomie et la terre, ainsi que la spiritualité.

Un autre exemple inspirant de révolte contre le genre depuis les murs des prisons est le communiqué de Olga Ekonomidou, membre de la Conspiration des cellules de feu emprisonnée en Grèce. Olga a refusé la capture de son corps à travers le dispositif de la fouille corporelle complète :

En ce moment j’écris ces quelques lignes depuis mon isolement ; 30 jours d’isolement est le prix que je paie pour mon refus de brader ma dignité et d’obéir à l’humiliation d’une fouille corporelle complète, qui durerait cinq minutes. Je ne regrette pas ma décision. Je ne donnerai pas même une seconde de compromis aux gardiens de prison. Je n’échangerai pas mes refus et mes choix avec la « chaleur » d’une cellule standard et la « liberté » de la promenade dans la cour parmi la population carcérale générale. Je ne cherche pas à devenir une autre statistique normale d’une détenue qui recule devant le service pénitentiaire, qui purge « tranquillement » sa peine, qui a des hallucinations à cause de pilules étranges, qui s’impose comme ayant le rang d’« ancienne » envers les nouvelles prisonnières à venir. Je reste amie, camarade et humaine avec toutes les femmes et tous les hommes qui entretiennent le feu en elleux. Avec ces femmes et ces hommes qui s’engagent sur les chemins dangereux des loups au lieu des pâturages des moutons. Quand il s’agit de nous toustes, anarchistes de la praxis, l’emprisonnement n’est jamais un « châtiment » suffisant. Des sanctions disciplinaires, des transferts et des isolements devraient donc tomber. L’isolement est une prison dans la prison. Tu y restes 24 heures sur 24 enfermé-e dans une cage avec un lit superposé, des toilettes et l’œil vigilant d’une caméra en circuit fermé. Ici, tes seules copines sont tes pensées et tes mémoires. A l’intérieur d’ici, les jours et les heures n’existent plus, se perdent, meurent, se poussent lentement les uns les autres…

Mais durant ces trente jours d’isolement, je n’ai pas été laissée seule. J’avais à mes côtés des visiteurs étranges et charmants, qui sont passés en secret et se sont « introduits clandestinement » dans ma cellule, brisant mon isolement. Trente jours d’isolement et je continue, mais la louve en moi ne dort pas, ne consent pas, ne pardonne pas…

Enfin, nous mentionnons une femme à Juarez (Mexique) qui se fait appeler Diane la Chasseuse. La ville frontalière de Juarez est connu pour être le théâtre de ce que certain-es ont appelé féminicide, le meurtre de masse et la disparition de nombreuses femmes. En septembre 2013, Diane s’est attaquée à ce dispositif de capture, tuant deux violeurs chauffeurs de bus. Elle a sorti un communiqué dans lequel elle revendique la responsabilité de ces meurtres, accusant ces chauffeurs de faire partie de la machinerie du viol de la ville, mais a aussi annoncé son refus de jouer le rôle d’un sujet victime.

Dans ces récits diffus l’on voit des moments et des fragments de la clarté spirituelle brûlante qui frappe, à travers une violence explosive ou un refus silencieux, le genre et la domestication.

Troisième mythe : Diane

Aujourd’hui, beaucoup louent la grandeur de l’Empire romain, de la res publica, la chose publique, une civilisation qui se reconnaissait et se détestait en tant que telle. Cette haine de soi se tourna vers l’extérieur, conquérant et détruisant tout ce qu’il y avait hors de ses murs. D’innombrables livres ont été consacrés à la grandeur de Rome, à ses engins de guerres et à ses machines de mort – parfois à la mort elle-même – mais la grandeur de Rome est posthume. Parmi celleux piégé-es dans ses entrailles, peu l’ont aimée, beaucoup ont tenté quotidiennement de la détruire. Détestant ce qu’iels étaient devenu-es, beaucoup ont conspiré pour mettre feu à Rome.

 

Dans la Rome antique, des gens adoraient une divinité plus ancienne – une qui leur rappelait le temps passé : Diane la Chasseuse. Bien qu’associée à la déesse grecque Artémis, elle émerge indépendamment d’un passé depuis longtemps oublié, ayant pris place avant l’un ou l’autre de ces empires. Les Romain-es la vénérait comme déesse de la lune, des animaux et de la chasse. L’un de ses exploits les plus connus implique un chasseur nommé Actéon, qui tomba par inadvertance sur elle en train de se baigner dans la forêt. Quand elle réalisa qu’Actéon la regardait, elle refusa d’être capturée par son regard. Elle le transforma en cerf, et ses propres chiens de chasse le massacrèrent. Les bêtes domestiquées tuèrent leur maître, le chasseur était devenu la proie.

 

Pour cet acte de sauvagerie et ce refus, Diana acquit sa notoriété. Un millénaire plus tard, elle serait toujours vénérée comme la reine des sorcières à travers tout le sud de l’Europe. Elles dansèrent pour elle lors des sabbats, des rites orgiaques, elles volèrent avec elle sous les étoiles, elles la célébrèrent comme une connexion avec tout ce qui était sauvage et indomptable. Les chasseurs de sorcières de l’Inquisition la voyaient comme le diable et torturèrent les accusées pour leur faire avouer leur dévotion envers elle. La punition était la mort. Et pourtant les technologies sadiques des inquisiteurs et le feu du bûcher ne furent pas suffisants pour éliminer son culte. A ce jour, les streghe la vénèrent toujours lors des pleines lunes et quand elles frappent leurs ennemis. A travers elle, on peut invoquer les rythmes de la Lune, la vision des animaux, le refus des techniques de surveillance et de sujétion, un devenir-sauvage, la mort de celleux qui nous capturent.

 

 

 

 

 

[1]

« Queers Gone Wild », baedan vol. 1, 2012.

[2]

N.d.T. : « procès » est utilisé au sein du marxisme avec un sens similaire à celui de « processus ».

[3]

N.d.T. : dans le titre du livre de Perlman, His-story est traduit par « légende ». On choisit ici de traduire de manière plus littérale His-story par « Histoire » (avec un H majuscule).

[4]

Les primitivistes cherchent à comprendre la domestication à ses origines, avec une attention particulière pour les cultures qu’elle a détruites. Les insurrectionnistes tendent à explorer des stratégies contre les institutions de domestication du présent. Les autres mettent l’accent sur les implications métaphysiques et spirituelles de la domestication. Les points de vue anti-civilisationnels queers et féministes se concentrent sur la domestication comme origine du patriarcat.

[5]

“An Introduction to Anti-Civilization Anarchist Thought and Practice” by the Green Anarchy collective.

[6]

Ibid.

[7]

Susan Stryker, “My Words to Victor Frankenstein above the Village of Chamounix: Performing Transgender Rage,” GLQ: A Journal of Lesbian and Gay Studies, issue 1 volume 3, 1994.

[8]

Andrea Smith, Conquest: Sexual Violence and the American Indian Genocide, 2005.

[9]

María Lugones, Heterosexualism and the Colonial/Modern Gender System, 2007.

[10]

Contre le Léviathan, contre son Histoire !

[11]

Anonymous, “History as Decomposition” in Attentat, the journal of the nihilist position, 2013.

[12]

Dans les manuels des inquisiteurs, sorcellerie et homosexualité sont virtuellement indistinguables. Du Discours des Sorciers (1619) : « Vous pouvez bien supposer que toute sorte d’obscénités y sont pratiquées, oui, même ces abominations pour lesquelles le Ciel fit pleuvoir le feu et le soufre sur Sodome et Gomorrhe sont assez communes dans ces assemblées. » Le Theologia Moralis, publié quelques années plus tard, expliquait que la sodomie était une sorte de drogue d’entrée vers la sorcellerie.

[13]

Caliban et la Sorcière.

[14]

Ibid.

[15]

The Continuing Appeal of Nationalism.

[16]

John Zerzan, Patriarchy, Civilization, and the Origins of Gender.

[17]

Dans LIES: A Journal of Materialist Feminism, mais aussi dans d’autres publications et débats récents au sein du milieu féministe marxiste.

[18]

Dans « Undoing Sex », publié dans LIES, C.E. écrit : « Effectivement, le non-homme ne peut pas parler, ne peut pas être représenté avec une précision totale puisqu’il est défini par le manque et l’absence. Pourtant, c’est un point dans une relation qui est constitutive d’une classe genrée, et la discussion à son sujet est nécessaire pour toute compréhension de ce que signifie être une femme, un homme, être transgenre ou queer. Le non-homme est un moyen d’aborder le problème du patriarcat – la manière dont la masculinité et la subjectivité masculine produisent, s’approprient et exploitent une condition de silence, de mort et de manque – tout en évitant, espérons-le, la présupposition d’un sujet féministe ou féminin cohérent. La non-masculinité est constitutive de la réalité de classe du genre – les formes de féminité et de virilité n’existent que avec elle – mais elle est irréductible à une ou plusieurs classes.

[19]

Contre le Léviathan, contre sa légende !