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Lien original : par DIVA, via Trou Noir


Que nous évoque la notion de queer ? Cet anglicisme importé des États-Unis et signifiant « tordu » ou « bizarre » ? Charriant avec elle un imaginaire excentrique et hors-norme, cette notion a longtemps servi d’insulte, stigmatisant les minorités sexuelles et de genre jusqu’à ce que les militants américains, au tournant des années 90, retournent le stigmate, c’est-à-dire s’approprient positivement cette notion. Mais pourquoi le terme apparait-il ? Quelle nécessité préside à sa propagation ? On pressent que « queer » possède une charge politique que ne possèdent plus les sigles LGBT+, que « queer » est lié à la marginalité et qu’enfin « queer » est à même de rendre compte de la fluidité troublante des genres et des sexes. Mais subsiste une profonde ambiguïté : ni position politique, ni identité, ni sexualité. D’où l’usage qui en est fait aujourd’hui, du militantisme radical jusque dans la publicité, et qui possède la fonction de mot de passe ou de clé ouvrant sur des codes, des sous-cultures, des esthétiques. Principe de reconnaissance où chacun « se reconnait » sans jamais se connaitre dans un perpétuel effet de surface, glissement sur les apparences.
C’est avec Lee Edelman et son ouvrage Merde au Futur théorie queer et pulsion de mort, dont la version française est publié par la maison d’édition EPEL en 2016, que nous descendons en profondeur, poussant le sens de « queer » jusqu’à son point de rupture afin de mesurer sa portée et son enjeu politique : rien de moins que mettre la civilisation en péril.

Le queer comme négation du futurisme reproductif

D’abord, il est nécessaire d’expliciter un malentendu. L’aspect politique du queer dont nous allons parler ne s’apparente en rien au progressisme ou à la lutte pour les droits LGBT+. Car il ne s’agira pas ici de construire une politique, mais bien plutôt de comprendre les rapports de forces et les enjeux que la notion de queer entretient avec le futurisme reproductif.

Le futurisme reproductif transcende les clivages, les tendances et les partis. Il représente les contours et les limites de toute politique : la survie du corps politique, sa perpétuation, sa reproduction. « Ce mot renvoie au clonage sans fin de la famille et de la normalité sociale qu’elle défend, dans un futur perpétuel et auto reproducteur où la succession des générations, la transmission des identités et le renouveau de la société seraient garantis. » Le futurisme reproductif qui surplombe les structures sociales et les relations entre les êtres, s’apparente en quelque sorte à une position politique dont les noms sont multiples : capitalisme, civilisation, occident, et qui a pour principe de préserver coute que coute, la centralité de l’hétéronormativité dans le but d’offrir un sens à la reproduction.

L’Enfant prend naturellement la place de symbole du futurisme reproductif, l’horizon permanent de toute politique reconnue et le bénéficiaire fantasmatique de toute intervention politique. Ce symbole, l’Enfant, s’écrit avec une majuscule pour le distinguer des enfants en général. En effet, celui-ci correspond à l’enfant que l’on invoque à tort et à travers (« Avez-vous pensé aux enfants ?!!), à l’enfant qui héritera de ce monde en ruine (« Quel monde laissons-nous à nos enfants ? »), à l’enfant à qui il faudra rendre des comptes (je ne veux pas devoir expliquer à mes enfants pourquoi je n’ai rien fait), à l’enfant qui grandira peut-être sans père (un monde en bonne santé, c’est un enfant qui est élevé par un père et une mère), etc. L’Enfant ne correspond jamais à un être particulier, ni même à la catégorie générale des « enfants ». Il représente la projection de la perpétuation du monde et de l’espèce humaine, et chaque tendance politique, chaque projet (qui est toujours projet d’avenir), chaque État est possédé par l’Enfant, qui est plus qu’un horizon, qui coule littéralement dans leurs veines.

Il existe cependant un point aveugle à la civilisation, une extériorité au consensus par lequel toute politique confirme la valeur absolue du futurisme reproductif : c’est le queer. Pour Lee Edelman, le queer n’est pas une subjectivité en tant que telle (ou une contre-culture), mais l’envers ou le négatif de la société hétéronormative. Le queer est le refoulé qui vient hanter la société qui l’a exclu, le rappel de la propre capacité de notre culture à se détruire. Le queer n’est pas le concurrent de l’ordre hétéronormatif, mais une part de lui-même, une part maudite, qui le mine de l’intérieur. Guy Hocquenghem le disait en ces termes : « Le mouvement homosexuel est sauvage en ce qu’il n’est pas le signifiant de ce quelque chose d’autre que serait une nouvelle “organisation sociale”, une nouvelle étape de l’humanité civilisée. Il est l’inengendrant-inengendré, la terreur des familles en ce qu’il se produit sans se reproduire. Aussi faut-il que chaque homosexuel se ressente comme une fin de race, l’achèvement d’un processus dont il n’est pas responsable et qui s’arrête à lui. »
Dans sa préface à l’impossible homosexuel de Lee Edelman, David Halperin l’explicite ainsi : « Pour Edelman, l’homosexualité, c’est la déconstruction. En d’autres termes, l’homosexualité est ce qui ne peut être pensé ou représenté, sinon à travers un ensemble d’opérations discursives contradictoires et illogiques. L’homosexualité occupe une place hors sens, qui ne peut rien signifier de stable, consistant et cohérent, et qui révèle ainsi l’impossibilité de la signification comme telle. »

Comment comprendre ces propos ? Et où situer le niveau politique du queer et sa capacité à agir ? Adversaire de toute réalisation du futur, le queer est rétif tant aux progressistes qu’aux conservateurs. Pourquoi ? Parce que toutes les oppositions critiques au système font encore partie du futurisme reproductif. Par exemple, les interventions politiques des minorités identitaires prenant la forme d’une opposition politique (Revendications, propositions, etc.) se construisent sur le modèle dominant et offrent par conséquent une représentation symétrique à celui-ci, une représentation rassurante de leur propre identité ostensiblement cohérente (elle aussi construite en symétrie). Le queer vient s’opposer à une telle logique, avec pour tâche l’incessante perturbation de ce qui a été bien ordonné.

Le queer est avant tout résistance. Résistance à la viabilité du social d’abord. Résistance aux formes auxquelles on nous enjoint de nous conformer, résistance aux catégories permettant de définir et de circonscrire, de générer des identités et d’identifier. Cette résistance s’exprime contre la réalité symbolique à laquelle on nous demande de nous plier. On parle ici de réalité symbolique, car construite sur des fictions dominantes et des fantasmes entretenus.

Le queer est là pour déséquilibrer l’équation tel l’Oracle dans la trilogie Matrix. L’ordre social est ainsi renvoyé à une simple représentation imaginaire. On l’aura compris, le queer est politique de résistance. Politique, car c’est l’être queer qui est mis en jeu jusque dans son intégrité physique et qui affronte sans temps mort, de par son existence même, le futurisme reproductif. Cette politique de résistance articule la sinthomosexualité et un certain principe d’inhumanité.

Le queer comme sinthomosexualité

On l’a vu, le queer est le nom des forces antisociales qui parcourent le champ hétéronormatif. Il se situe précisément là où le futurisme reproductif bute, c’est-à-dire dans la vie passionnelle et pulsionnelle des individus. Que disent sur nous-mêmes nos attirances, nos penchants, nos pulsions ? Ces envies irrépressibles que l’on n’ose pourtant jamais formuler de peur qu’elles nous submergent, ou prennent possession de nous ? Que le Moi est une unité factice. Que le Moi est une instance de canalisation et de maitrise. Car le Moi est une fonction : dresser et diriger les pulsions qui menacent toujours de faire exploser les formes du social (couple, famille, collectif…). C’est le sens de l’extrait de l’idéal historique que l’on pouvait lire dans le numéro précédant de TROU NOIR : « Mais si un groupe a l’ambition d’être la plaque sensible et l’espace de déploiement des forces réprimées dans le champ social, il se heurte à une contradiction insurmontable. (…) il est impensable que l’affirmation des valeurs les plus singulières et les plus inintégrables concoure miraculeusement à maintenir la cohérence du groupe. »

Cette menace, Lee Edelman la nomme sinthomosexualité. La sinthomosexualité doit être comprise comme le lieu dans lequel le futurisme reproductif et le fantasme du monde qu’il projette est annihilé par une poussée pulsionnelle dont le moteur est de revenir, encore et toujours, confronter notre réalité fantasmée avec notre réalité passionnelle. Cette notion, empruntée à la psychanalyse, cherche à viser plus juste que la notion d’homosexualité. Le sinthome se réfère au mode spécifique de jouissance, au bricolage individuel d’un être sexué. La sinthomosexualité se réfère ainsi à l’être sexué pulsionnel, en opposition à la sexualité (futurisme reproductif) qui elle se réfère à l’être de désir. Or, le désir de tout être sexué s’accompagne toujours de fantasme. Car le fantasme est l’écran, la projection qui vient faire barrage à l’insistance de la pulsion. Lee Edelman avance « qu’en niant notre identification à la négativité de cette pulsion et donc en niant notre désidentification avec la promesse du futur, ceux d’entre nous qui habitent la place du queer pourraient être capables de s’en défaire et d’entrer dans une sphère politique convenable, mais seulement à la condition de faire supporter le fardeau du queer à quelqu’un d’autre. »

Ce point soulève la question déroutante du sens de la fonction sexuelle puisque la sinthomosexualité brise irrémédiablement le fantasme liant sexualité et reproduction. Question o combien épineuse qui surgit dans chaque débat concernant les droits des homosexuels. Peur panique à l’idée de perdre le sens de la vie en disjoignant sexualité et reproduction (ce que la psychanalyse a déjà fait voilà plus de 50 ans). Pourquoi ? Parce que l’hétérosexualité, une fois dépouillée de son alibi reproductif, doit assumer à son tour le fardeau de son statut de fonction sexuelle et reconnaitre donc sa sinthomosexualité.

C’est dans le but de protéger l’alibi reproductif de l’hétérosexualité que l’État, en construisant l’idée de Nature, puis de nature humaine, distille des préjugés pro-procréatifs dans l’ensemble de ses institutions. Aussi, chaque fois que l’on entend quelqu’un agir et parler au nom de l’avenir ou au nom du futur, c’est la voie de l’État qu’il faut entendre. La vie passe, mais la forme reste. Tel pourrait être le mot d’ordre de l’État. On l’aura bien compris maintenant, la sinthomosexualité, c’est la sexualité contre l’État. Elle est cette part brulante qui empêche toute réappropriation puisqu’elle est, à proprement parlé pulsion de mort, c’est-à-dire inassimilable, innommable, et prête à se confronter à son destin donc prête à peut-être cesser d’exister.

La complexité à aborder la question de la sinthomosexualité tient dans le fait de son abstraction et de la difficulté à s’en ressaisir ici et maintenant. D’où les notions d’inhumanité ou de monstruosité mise en avant par le queer dans un but pratique et politique.

Le queer comme inhumanité

« Je ne peux pas être favorable à ceux que j’appelle les fossoyeurs de l’humanité, ceux qui n’assurent pas l’avenir : les homosexuels. C’est contraire à la normale et il y a un danger permanent, pour les garçons, de pédophilie. La normale, c’est faire des gosses. »
C’est avec ses mots, prononcés en juin 2000, que François d’Abadie, alors maire de Lourdes et membre du Parti radical de Gauche venait prendre position, explicitant la guerre que mène la civilisation contre les queers. Guerre qui comme nous venons de le voir, repose sur un fantasme de réalité, c’est-à-dire une réalité pleine de sens, prenant place dans le grand flux du futurisme reproductif. Lee Edelman suggère que c’est en embrassant l’impossibilité, l’inhumanité du sinthomosexuel que les queers sont à même de construire quelque chose comme une éthique.

En premier lieu, assumer cette mise au ban, cette guerre. Assumer donc, de représenter une sexualité non régénérée et non régénérante, qui rejette tout futurisme reproductif, sentimental, toute culture des formes et de leurs reproductions au nom de la vie enfin libérée de ses fantasmes. Soutenir toutes les tentatives de résistances visant à s’emparer de la capacité à nommer, donc la capacité à perturber l’ordre général par le refus systématique de naturaliser ou de définir la sexualité.

Deuxièmement, il nous faut étendre la portée de l’inhumain, du non-humain. C’est-à-dire faire exploser la fiction du moi, décentrer l’humain de son rapport au monde. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie emprunter les voies d’une vie qui ne ramène pas systématiquement vers l’homme et ses fonctions reproductives. Vers le fantasme étriqué d’un monde binaire et complémentaire. Ce décentrement, c’est l’affaire des alliances et des devenirs. Dans le chapitre devenir-intense, devenir-animal, devenir imperceptible de l’ouvrage Mille plateaux de Gilles Deleuze et Felix Guattari, la question se présente ainsi : « Comment concevoir un peuplement, une propagation, un devenir sans filiation ni production héréditaire ?
Nous opposons l’épidémie à la filiation, la contagion à l’hérédité, le peuplement par contagion à la reproduction sexuée, à la reproduction sexuelle. Les bandes, humaines et animales, prolifèrent avec les contagions, les épidémies, les champs de bataille et les catastrophes. C’est comme les hybrides, stériles eux-mêmes, nés d’une union sexuelle qui ne se reproduira pas, mais qui recommence chaque fois, gagnant autant de terrain. Les participations, les noces contre nature, sont la vraie Nature qui traverse les règnes. »
Ainsi se conçoit l’inhumanité, c’est-à-dire le devenir autre-qu’humain et les alliances multiples avec le vivant.

Nous rapprochons le sinthomosexuel de la figure du révolutionnaire, car l’un comme l’autre se doit de lutter dans une situation qui s’est imposée à eux. Comme une malédiction ou une évidence. Ce rapprochement est ici destiné à montrer que les queers ne sont pas sans ressources politiques bien qu’il ne situe pas sur le même plan que les revendications et les droits LGBT+. Nous citerons ici l’exemple significatif dans la construction politique queer : le célèbre groupe queer américain Bash Back.
Dans le texte du gang Mary Nardini, Vers la plus queer des insurrections de février 2009, on trouve cette définition du queer en forme de manifeste :
« Le queer est la position qualitative de l’opposition aux présentations de la stabilité — une identité qui problématise les limites maitrisables de l’identité. Le queer est un territoire en tension, défini en opposition au récit dominant du patriarcat blanc -hétéro-monogame, mais aussi en affinité avec tou.te. s celleux qui sont marginalisé. e. s, exotisé. e. s et opprimé. e. s. Le queer, c’est ce qui est anormal, étrange, dangereux. Le queer est la cohésion de tout ce qui est en conflit avec le monde hétérosexuel capitaliste. Le queer est le rejet total du régime de la Normalité. »

Conclusion

Merde au Futur de Lee Edelman est une œuvre centrale de ce qui a été qualifié de tournant antisocial de la théorie queer. Qualificatif ambigu dans sa traduction française, mais qui a le mérite d’entrer dans le vif du sujet. Il nous paraissait essentiel de revenir en profondeur sur la notion de queer et de marquer ainsi la différence fondamentale qui existe entre mouvement queer et revendications LGBT+. Le queer est la face cachée de l’astre qui à coup fantasme propage son programme définitif : le futurisme reproductif. C’est à l’exploration de ce conflit que tient la possibilité de créer des pratiques queers à la hauteur des enjeux de notre présent. Pour finir, nous citerons Lee Edelman :
« Nous, les sinthomosexuels, qui représentons la pulsion de mort du social, devons accepter d’être diabolisés comme les agents de cette menace. Mais “eux”, les défenseurs du futur, enivrés par la négation de notre négativité, sont eux-mêmes, bien que sans le savoir, ses agents secrets aussi, réagissant, au nom du futur, au nom de l’humanité, au nom de la vie, à la menace de la pulsion de mort que nous représentons dans le flash d’une jouissance, et qui les fait retourner, ironiquement, à la pulsion de mort malgré eux. Le futurisme fait de nous des sinthomosexuels, non des humains. »

DIVA