Zine :
Lien original : riot for liberty
En anglais : Another Response to Black Armed Joy

Dans la continuité d’Une réponse enthousiaste à “La Joie Armée Noire”, Une autre réponse à “La joie armée noire” réagit à la publication de La joie armée noire”, un texte d’anarchistes insurrectionnel.le.s noir.e.s qui réfléchissent à la situation et aux potentialités insurrectionnelles noires après les manifestations et émeutes liées à la mort de George Floyd à partir de 2020 aux États-Unis. Ce texte a aussi été publié par Haters Cafe. Merci à toutes celleux qui ont participé à cette traduction.

Introduction de Haters Cafe: Voici une autre réponse à La joie armée noire qui nous a été envoyée par mail. Nous espérons qu’elle permettra de poursuivre les conversations suscitées par l’article original. Une fois encore, nous tenons à souligner que cette réponse ne correspond pas nécessairement aux vues du “Haters Cafe”, que nous ne sommes pas les auteur.rice.s et que nous n’avons pas l’intention de parler au nom de l’auteur.rice.

J’ai été très excité lorsque je suis tombé sur La joie armée noire ! J’ai envie de textes et d’actions anarchistes noires, et j’étais particulièrement heureux.se de voir quelque chose de nouveau qui venait d’une perspective insurrectionnelle au lieu du même vieux socialisme déguisé en anarchie. Personnellement, je suis un.e anarchiste insurrectionnel.le, même si je pense que mes idées sur l’insurrection sont plus antisociales que celles des auteur.rice.s. Pour moi, l’insurrection commence au niveau individuel avec la décision de ne pas se laisser gérer. Il ne s’agit pas nécessairement de révolution pour moi, je suis assez pessimiste quant à cette possibilité, mais si une révolution se produit et qu’elle est anarchiste, cela pourrait être intéressant. J’ai inclus mon opinion politique pour donner un peu contexte sur l’origine de mes idées. Je pense que mes opinions sont assez différentes de celles des auteur.rice.s de La joie armée noire, alors prenez ma critique avec un grain de sel.

Les auteur.rice.s mentionnent les masses, et spécifiquement les masses noires, ainsi que le peuple, et même l’humanité toute entière. Pour moi, ces groupes sont trop grands pour être considérés comme uniformes. Je ne pense pas que cela ait un sens de dire que “les masses noires ont prouvé qu’elles n’étaient pas intéressées par le “définancement” [Defund] ou le “contrôle communautaire” [Community Control]¹ de la police ou de parler de “l’ensemble de l’humanité dans une conflictualité constante avec des forces d’oppression”. Ces discours aplatissent de grands groupes de personnes, et c’est une préparation à la déception quand ces groupes sont plus mélangés et compliqués que cela. Certain.e.s Noir.e.s sont flics, ou libéraux.les, ou possèdent des entreprises, ou s’en moquent. L’humanité entière ne va pas se soulever, tous ensemble, si c’était le cas, il n’y aurait même pas besoin d’une insurrection ou d’une révolution puisque tout le monde serait déjà sur la même longueur d’onde dans ce scénario. Certaines personnes se soulèveront parfois, beaucoup ne le feront pas.

L’un des aspects intéressants de l’anarchie insurrectionnelle est que les rebel.le.s n’ont pas besoin que tout le monde soit sur la même longueur d’onde qu’elleux pour lutter. L’anarchie insurrectionnelle est proactive, elle crée la lutte en luttant. Attaquer, s’auto-organiser, et développer l’affinité pour le faire est une façon de commencer à se battre, et cela ne nécessite personne, sauf peut-être un ou deux complices pour commencer. D’un point de vue plus social/révolutionnaire, cela donne des exemples de la façon dont les autres peuvent commencer à lutter contre la domination et, on l’espère, inspirer d’autres personnes à prendre des initiatives de façon autonome. Ce que j’essaie de dire, c’est que l’anarchie insurrectionnelle a beaucoup d’espace pour s’étendre et changer d’échelle, mais elle n’est pas liée ou limitée à la lutte de masse et peut même être pratiquée seul.e.

Souvent, lorsque l’insurrection — en tant qu’événement — est mentionnée par les auteur.rice.s, on suppose qu’elle est à venir. Soit qu’elle est généralement en route, soit qu’elle est provoquée par un événement catalyseur. Cela soulève deux dilemmes : 1) une insurrection pourrait ne pas arriver du tout, alors que faire ? 2) que faire quand il n’y a pas d’insurrection ? Encore une fois, la beauté de l’anarchie insurrectionnelle est qu’elle contourne ces deux problèmes en commençant tout simplement à lutter malgré tout ! Si l’insurrection arrive, tant mieux, il y aura des rebelles qui ont déjà commencé à se révolter, et qui ont de l’expérience et de la confiance en tant que participants, et si elle n’arrive pas maintenant (encore ?) il y a des rebelles qui se battent, qui au moins entrent en conflit avec la domination et qui peut-être font de l’agitation pour l’insurrection.

Pour un texte aussi centré sur le potentiel de révolte des masses noires, j’ai été surpris de ne pas voir beaucoup de choses sur la propagande et le dialogue pour développer le désir et la capacité d’insurrection dans la population noire comme moyen d’arriver à une insurrection/révolution de masse. Je pense qu’en supposant qu’une insurrection est en route, les auteur.rice.s ont oublié qu’iels peuvent participer activement à la création des conditions qui la rendront possible. Iels mentionnent brièvement les interventions menées par les communautés et la culture révolutionnaire. Je pense qu’il est important de détailler ce à quoi ça pourrait ressembler si la participation de masse est un objectif plutôt qu’une hypothèse.

Une chose que je pense qu’il est important de mentionner est que même si quelqu’un.e souhaite l’unité, en ayant des politiques radicales et anti-autoritaires, les individu.e.s et les groupes rebel.le.s vont rassembler certaines personnes et en éloigner d’autres. D’après mon expérience, la plupart des gens ne sont pas anarchistes, et le fait d’être Noir.e ne suffit pas à pousser quelqu’un.e à être d’accord avec les luttes anarchistes, et encore moins à y participer. Les idées radicales amènent les gens à s’attaquer à des problèmes sur lesquels iels ne sont pas forcément toustes d’accord, et sont susceptibles de dresser les Noir.e.s contre d’autres Noir.e.s qui cherchent à mieux s’intégrer et à progresser dans la société. Ce n’est pas grave, comme on l’a déjà dit ; tous les gens de notre couleur de peau ne sont pas nos semblables.

Honnêtement, je suis fatigué.e de la critique de la gauche blanche. Ce n’est pas que la gauche blanche est géniale (elle ne l’est pas), ou que les critiques de la gauche blanche sont souvent fausses (elles ne le sont pas). C’est que la gauche blanche, et la gauche en général, est sans importance en dehors du monde du militantisme. Dans les moments de grande explosion, la gauche essaie parfois d’intervenir, mais elle est généralement très en retard et doit rattraper son retard. Les auteur.rice.s soulignent à juste titre que la gauche blanche a laissé tomber les Noir.e.s à maintes reprises. Pourtant, la gauche blanche est présentée comme une force importante au sein des insurrections, traitée comme une sorte d’allié/ennemi qu’il faut contraindre à faire ce qu’il faut. Il semble étrange que tant d’énergie soit dépensée pour essayer de convaincre les gauchistes blanc.he.s (et les menacer), alors que les auteur.rice.s savent que la gauche blanche est historiquement peu fiable et lâche. Il existe des personnes bien plus intéressantes que les gauchistes blanc.he.s : des Noir.e.s non-politisé.e.s, d’autres radicaux.les noir.e.s, des personnes non-Noires avec lesquelles nous pouvons trouver une solidarité en tant que Noir.e.s, et même des Blanc.he.s non affilié.e.s.

Les questions que je pose aux auteur.ice.s sont les suivantes : pourquoi se concentrer autant sur la gauche blanche ? Cela a-t-il un sens d’investir de l’énergie en elleux ou la lutte des Noir.e.s serait-elle mieux servie en faisant nos propres affaires et en laissant la gauche rattraper son retard, comme cela semble se produire organiquement ? A quoi cela ressemblerait-il de se concentrer sur notre autonomie et notre libération en tant que Noir.e.s anti-autoritaires ? Qu’est-ce que nos luttes ont en commun avec les luttes des personnes non-Noires et avec qui pouvons-nous faire équipe ?

La joie armée noire a un ton très militant. Il critique la peur de la rébellion armée des Noir.e.s, si courante chez les gauchistes et anarchistes blanc.he.s, et je pense qu’il a raison de le faire. L’État est prêt et disposé à tuer des Noirs et à laisser les justiciers autoproclamés le faire aussi. Dans “Une réponse enthousiaste à “La Joie Armée Noire””, il est dit que lorsque les rebelles escaladent le niveau de violence, il est logique de s’attendre à une escalade de la part des ennemis également. Ce texte souligne aussi qu’il y a tant à apprendre de la lutte et de la lutte armée passées et présentes des Noir.e.s, sur l’île de la Tortue² et ailleurs. Je voulais apporter mon soutien à ces déclarations, il y a beaucoup à apprendre, beaucoup à faire attention, et les enjeux sont vraiment élevés.

Une chose déroutante dans La joie armée noire est que les auteur.ice.s disent qu’iels ont l’intention de montrer que leurs vies ne sont pas dispensables (“La gauche blanche peut croire que soit nous avons un désir de mort, soit que nos vies sont inutiles et nous sommes déterminés à prouver le contraire.”) et aussi que si la gauche blanche ne fait pas une assez bonne coalition, iels sont prêts à tuer et à être tués pour cela (“Si rien ne se fait, nous prouverons que nous sommes tous des humains qui peuvent vivre et mourir par la violence tout de même et au même rythme. “). Je ne sais pas trop quoi penser de tout ça et ça me semble être quelque chose d’important à réfléchir.

Malgré toutes mes critiques, je suis heureux que La joie armée noire ait été écrit et il y a beaucoup de choses qui m’ont plu. Je voulais y répondre pour élargir les conversations autour de l’anarchie insurrectionnelle noire et parmi les anarchistes Noir.e.s. J’essaie d’écrire à partir d’un lieu de solidarité et j’espère que cela se voit. Je suis également heureux.se de voir que quelqu’un.e d’autre a déjà répondu à La joie armée noire, je suis excité.e de voir que le dialogue entre anarchistes Noir.e.s de différentes perspectives se développe par écrit et je suis heureux.se de pouvoir y contribuer.

La critique de l’entraide édentée m’a paru vraie. Surtout depuis le début de la pandémie de COVID-19, l’entraide a été diluée pour signifier quelque chose d’indiscernable de la charité. Placer l’entraide aux côtés et dans le cadre d’approches insurrectionnelles de la lutte a tellement plus de sens, et a un potentiel beaucoup plus acerbe que de donner des choses juste parce que les choses sont difficiles en ce moment.

La joie armée noire prend des positions intransigeantes et refuse de nettoyer l’histoire au nom du libéralisme. Les auteur.rice.s rappellent aux lecteurs que l’histoire de la lutte des Noirs va bien au-delà de la désobéissance civile et de la protestation pacifique. Les émeutes récentes, les mouvements des années 1960 et 1970, et même ceux qui remontent aux marrons et aux insurrections d’esclaves sont tous rappelés et réitérés. Il n’est pas surprenant qu’iels soutiennent la lutte sans compromis dans le présent, rejetant les positions libérales, le réformisme et l’auto-victimisation. Iels soutiennent le démantèlement de l’oppression dans le présent, iels rappellent aux lecteurs que les alternatives et les “en-dehors” [opting out] ne détruiront pas le capitalisme et que l’attaque est une voie à suivre. À la lumière de tant de libéralisme noir et de récupération des luttes noires, voir ces perspectives écrites est une bouffée d’air frais.

J’aime beaucoup les questions que posent les auteur.rice.s de La joie armée noire. J’aimerais voir plus d’anarchistes Noir.e.s s’y attaquer. Trouver, créer et développer des positions anarchistes insurrectionnelles noires, et expérimenter la poussée et l’extension des insurrections en tant que radicaux noirs me semblent des objectifs valables ! Critiquer l’espace anarchiste insurrectionnel blanc n’est généralement pas une priorité absolue pour moi, mais c’est une chose généreuse à faire, surtout venant d’une perspective anarchiste noire qui cherche aussi l’insurrection. Au-delà des trois questions que La joie armée noire vise à aborder, je suis également convaincu.e que la pensée anarchiste noire peut être à la fois élargie et approfondie. J’espère que d’autres personnes continueront à s’intéresser aux questions posées par les auteur.rice.s et à en soulever de nouvelles.

Notes:

  1. Une proposition de réforme de la police qui place le contrôle de la police dans les mains de communautés urbaines, plutôt que dans celles d’élites politiques. Elle fut popularisée par les Black Panthers.
  2. “Turtle Island” est un terme utilisé dans les milieux radicaux nord-américains pour désigner l’amérique du nord ou l’amérique dans son ensemble. Dans plusieurs cosmologies de peuples autochtones des amériques, le monde entier a été créé sur le dos d’une tortue.