Zine :
Lien original : Oiseau-tempête n°8, par Charles Reeve
Y a-t-il un lien entre les émeutes qui secouèrent Cincinnati (Ohio), début avril 2001, à la suite de l’assassinat par la police d’un jeune noir et la sélection raciste des voix [1] mise en pratique par le parti républicain pour voler les dernières élections présidentielles aux démocrates ? Dire que le racisme est un élément constitutif de la société américaine, que, depuis la grande migration des Noirs du sud vers l’industrie du nord, la question de la race est intimement liée à la question de classe, c’est déjà y apporter une réponse.
Nous publions ci-dessous trois textes de la revue américaine Race Traitor [2] ; littéralement, « Traître à la race », la revue du nouveau abolitionisme. Ces articles valent, pensons-nous, autant par leurs faiblesses et leurs limites – et donc par les débats qu’ils peuvent alimenter – que par le sens aigu de la provocation qui s’y manifeste, sans doute plus sensible et plus pertinente aux USA qu’en France.
À la lecture de ces quelques pages, certains seraient tentés de faire remarquer que la « race noire », par exemple, doit être pareillement abolie et d’abord critiquée, y compris dans les manifestations identitaires qui ont servi les luttes de certains groupes noirs. Faux procès ! Car les rédacteurs de Race Traitor définissent ce nouvel abolitionnisme comme partie prenante d’un projet de subversion sociale, visant bien entendu, à l’abolition de toutes les races.
*****
Il importe donc de présenter succinctement les thèses défendues par Race Traitor.
I. La race est une formation sociale construite historiquement et en changement permanent ; elle n’a pas de fondements biologiques.
II. Le capitalisme peut parfaitement fonctionner sans la race. Mais, aux États-Unis, la question de la race est centrale dans le système de contrôle politique de la classe ouvrière. La « suprématie blanche » est la principale caractéristique du racisme, lui-même typique de la « civilisation américaine ». Le privilège de race existe comme for me spécifique des relations sociales capitalistes. Les relations raciales cachent les relations de classe mais elles en font aussi partie. La place centrale des Noirs américains dans la construction du racisme explique que, pour tout groupe immigré, l’intégration dans la société américaine passe par sa différentiation vis-à-vis des Noirs.
L’histoire de l’intégration des immigrés irlandais dans la race blanche en est un bon exemple. Au XIXe siècle, les Irlandais étaient considérés comme génétiquement inférieurs et une race à part ; ils se trouvaient au plus bas de l’échelle sociale, parfois plus bas que les Noirs affranchis. La classe dirigeante américaine a vite compris que l’élargissement aux prolétaires irlandais des privilèges propres à la catégorie des Blancs, permettait de consolider la division de classe [3].
III. Aux États-Unis, la solution des problèmes sociaux, la clef des transformations sociales, réside dans l’abolition de la race blanche, c’est-à-dire, dans l’abolition d’une relation sociale sur laquelle se fondent les privilèges de la peau blanche. L’abolition de la race blanche mènera inévitablement à l’élimination de toutes les races, en tant que catégories sociales. La race noire est une réponse défensive à l’oppression blanche, elle se dissoudrait une fois cette oppression disparue.
IV. Les diverses formes d’antiracisme concentrent leur action sur les racistes et non sur le racisme, et tendent à accepter implicitement, souvent inconsciemment, l’idée de race comme quelque chose qu’il faut admettre.
*****
Quelques remarques critiques – Pour Race Traitor, la race noire n’existe que comme reflet de la race blanche. Certes, mais passer trop vite sur les antagonisme de classe qui existent dans son sein ne peut déplaire à ceux qui présentent la communauté noire comme homogène, l’idéalisant comme sujet « révolutionnaire » » à des fins nationalistes. Et il est légitime de poser la question : la culture noire est-elle une culture de résistance ou une culture fondatrice d’une nouvelle classe moyenne noire ?
Le refus individuel d’appartenance à la race blanche que Race Traitor propose est particulièrement difficile dans la société américaine où la race est liée à une relation sociale fondée sur des privilèges. Le refus volontariste des privilèges peut faire croire que l’appartenance à la race blanche est une question de choix dans une société de classe. Évidemment, il est encore plus difficile à faire si on se trouve dans la catégorie de Noir, de prolétaire noir. Dans le refus, les Blancs restent encore privilégiés, et les bourgeois blancs davantage… S’il s’agit d’une relation sociale, elle ne peut être renversée que par un refus collectif, par une subversion sociale. D’où les limites de ces idées au-delà d’une incitation à un positionnement individuel et éthique.
Enfin, les analyses de Race Traitor se limitent au problème du racisme aux États-Unis obscurcissant ainsi leur portée émancipatrice. Par exemple, le modèle français a lui aussi ses spécificités. Il est bâti sur les principes de la révolution bourgeoise et de l’égalité formelle. La figure du citoyen, le droit du sol et l’idée républicaine de l’intégration, sont des éléments essentiels de l’idéologie démocratique. Les conditions modernes d’exploitation et l’importance de maintenir une force de travail hors-droit (immigrés sans-papiers) exigent des corrections au principe du droit du sol. Si les Italiens, les Espagnols et tout dernièrement les Portugais, sont devenus des Blancs pour pouvoir être des presque Français (sans « souche », diront certains), tous les autres doivent rester dans la catégorie des non Blancs car ils ne doivent pas être « intégrés ».
Charles Reeve
Traduction des textes par Gobelin