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Lien original : par baedanfr
En anglais : dans Bædan 2: A Queer Journal of Heresy


Cette traduction est reprise de la traduction notamment réalisée par des anarchistes vivant au soi-disant Québec, et plus spécifiquement à Tio’tia:ke et en Gespe’gewa’gi. La mise en brochure a été réalisée pour la réimpression et la mise en ligne sur baedanfr.noblogs.org


Percy Shelley n’est connu des anarchistes modernes que grâce à quelques lignes de « La mascarade de l’Anarchie ». Il s’agit d’un poème politique écrit après le massacre de Peterloo en 1819 au cours duquel la cavalerie a attaqué une grande foule réunie pour exiger la réforme du système parlementaire. Ce poème, débordant de la colère juste d’un poète pacifiste, contient un refrain où la Terre semble chanter à ses enfants :

Debout ! Comme des Lions

après le repos, en nombre invincible !

Secouez vos chaînes à terre, comme une rosée

Qui dans votre sommeil serait tombée sur vous !

Vous êtes beaucoup ; ils sont peu1.

Malgré ces lignes, Shelley évitait généralement, particulièrement dans ses longs poèmes, de s’engager explicitement au niveau politique. Ce n’est toutefois pas parce qu’il ne s’intéressait pas aux idées radicales, voire anarchistes. En effet, à 18 ans, quand Shelley était un jeune étudiant prometteur d’Oxford, il a publié une brochure intitulée « La nécessité de l’athéisme » et l’a envoyée aux directeurs de tous les instituts d’Oxford. On l’expulsa rapidement de l’institution pour cette rébellion, la charte d’Oxford restreignant à l’époque l’inscription aux chrétiens. Au moment de son expulsion, il chercha à rencontrer d’autres radicales et, ayant lu son Enquête concernant la justice politique, il écrivit à William Godwin. Dans ce long ouvrage, Godwin défend la nécessité d’abolir le gouvernement. Il s’agit peut-être même de la première articulation de l’anarchisme (sans le mot) dans le canon occidental.

Shelley se rapprocha d’une des filles de Godwin, Mary Wollstonecraft Godwin, avec qui il eut une histoire d’amour. Elle écrira plus tard le texte le plus connu de cette inhabituelle famille d’écrivaines, Frankenstein, aux côtés des écrits tardifs de Mary Wollstonecraft (sa mère). Cette dernière publia une des premières apologies du féminisme en Occident, « Défense des droits de la Femme ». Percy et la jeune Mary se lisaient les mots de Wollstonecraft pendant leurs voyages.

La poésie de Percy transmet aussi ses idées radicales. Comme nous le verrons, il y critique la hiérarchie, les gouvernements, la religion et le commerce. Pourtant, le projet de Shelley diffère globalement de celui de Godwin ou Wollstonecraft. On peut considérer son élaboration d’une métaphysique profondément radicale comme sa plus grande contribution à ces idées. Il sous-titra par exemple sa première œuvre majeure, Reine Mab, « Un poème philosophique ». Ses thèmes de prédilection incluent la mort et le sommeil, l’imagination et l’esprit. Il n’est pas surprenant que sa poésie ait pris une tournure métaphysique considérant sa rébellion athéiste à Oxford et le relatif pouvoir du christianisme à son époque.

Les relations que Shelley entretenait avec Godwin, Wollstonecraft, et d’autres radicales, ainsi que son expression lucide des principes anarchistes nous invitent à voir dans sa poésie philosophique l’une des seules articulations complètes d’une métaphysique anarchiste. Le fossé séparant la métaphysique de Shelley et les politiques de Godwin et Wollstonecraft peut être envisagé comme une invitation à explorer cette dichotomie. Ce qui constitue une pensée anarchiste dans la sphère politique est sujet à controverse, mais hors de la sphère politique – au niveau métaphysique, par exemple – on peut se demander s’il est même possible qu’une pensée proprement anarchiste soit élaborée2. Quoique la question dépasse la portée de cet essai, nous présumerons un certain intérêt de Shelley pour l’anarchie, en particulier lorsqu’elle quitte le domaine politique, voire l’entièreté de la sphère de la société humaine, pour poursuivre des orientations bien plus étranges, voire extraterrestres.

Ni sentiment humain, ni esprit humain

Reine Mab, écrite quelques mois à peine après « La nécessité de l’athéisme », est la première œuvre majeure de Shelley et sa plus visionnaire. Elle consiste principalement en un discours prononcé par Mab, la Reine des Fées, à un esprit humain que Mab a expulsé du corps endormi d’Ianthe et a amené dans son palais céleste pour regarder, comme du dessus, l’univers. La cosmologie de Shelley, telle que racontée par Mab, accomplit l’ambitieux projet de ne laisser irrésolue aucune question sur les principes universels, les lois naturelles, les comportements humains, le temps, ou sur à peu près n’importe quel mystère philosophique. La reine des fées déclare détenir tous les secrets du monde humain et, avant de commencer son formidable discours, promet à l’esprit d’Ianthe que « Le passé va se dresser devant toi ; tu verras aussi le présent ; et je t’enseignerai les secrets de l’avenir. (II, 65-67) ».

Dans Mab, Shelley se donne pour tâche de nier l’existence de Dieu ou, comme son épigraphe de Voltaire l’énonce, d’« écrase[r] l’infâme ! » Il déploie son assaut en exposant un déterminisme radical. Comme dans le titre de sa brochure sur l’athéisme, le nom qu’il utilise pour signifier à la fois la non-existence de Dieu et le principe sous-jacent de l’univers est Nécessité. La nécessité réfère ici à l’inévitable chaîne de causalité qui contredit la religion et Dieu. On trouve ceci dans les notes de Shelley sur Mab :

Celui qui soutient la doctrine de la Nécessité veut dire… qu’il n’observe qu’une immense chaîne de causes et d’effets ininterrompue… La doctrine de la Nécessité tend à introduire d’énormes changements dans les notions établies de moralité, et véritablement à détruire la religion… Il n’y a ni bien ni mal dans l’univers, les événements sur lesquels on plaque ces épithètes ne le sont qu’en relation à notre mode d’être particulier.

Défiant la doctrine chrétienne de libre-arbitre, Shelley affirme que la liberté n’est rien d’autre qu’un manque de connaissances sur ce qui doit Nécessairement arriver. Toutefois, Mab ne ressemble en rien à ce qu’on pourrait s’attendre d’un esprit philosophique qui considère chaque événement de l’histoire et chaque émotion humaine ou pensée comme « un anneau dans la grande chaîne de la Nature » (II, 107–8). En effet, cette œuvre n’est pas purement scientifique ou rationaliste. Il s’agit d’un poème mettant en scène une fée et un esprit désincarné voyageant à travers l’espace sur un chariot tiré par des chevaux célestes. Plus encore, Mab est une ode à un athéisme informé par l’imagination et la fantaisie.

Au-delà d’une simple association positive avec la poésie, Shelley valorise beaucoup l’imagination. Dans Mab, la fantaisie humaine est le véhicule explicite permettant d’atteindre la perspective à travers laquelle le contenu philosophique du poème est transmis. Ceci est bien illustré par l’ouverture du poème, une rêverie sur la relation entre le sommeil et la mort récitée pendant que le narrateur regarde le corps dormant de Ianthe. Cet extrait suggère en effet que la narration entière n’a lieu ni dans la réalité, ni dans l’esprit endormi de Ianthe, mais plutôt dans l’imagination du narrateur alors qu’il la regarde dormir. La nature imaginée du voyage spatial est éclairée encore davantage par l’interlude ayant lieu après que Mab et Ianthe soient arrivées au Palais :

Si la solitude a jamais conduit tes pas au rivage plein d’échos du sauvage Océan, si jamais tu y as séjourné jusqu’à l’heure où le large orbe du soleil semblait se reposer sur la vague brunie, tu dois avoir remarqué les lignes d’or pourpre, qui, sans mouvement, restaient suspendues sur la sphère qui sombrait ; (…) alors ta fantaisie a pris son essor au-dessus de la terre, et a ferlé son aile fatiguée dans le sanctuaire de la Fée. (II, 1-21)

Comment la position athéiste de Shelley peut-elle être atteinte en regardant un coucher de soleil ? Le coucher de soleil est l’une des rares occasions durant lesquelles l’imagination humaine est capable de voir (on pourrait dire « en temps réel ») la terre et le soleil en mouvement à travers l’immensité de l’espace et d’ainsi saisir une parcelle de l’incroyable ampleur de l’univers, dans lequel les minuscules humaines dérivent. C’est à partir de cette perspective que nous devrions considérer que Mab donne son discours. Cet extrait explique aussi comment la méthode scientifique sert le projet de Shelley malgré son approche poétique et fantaisiste : tout comme le fait de voir un coucher de soleil, regarder à travers un télescope aide à imaginer l’envergure de l’univers et à saisir l’absurdité des croyances religieuses. Shelley rend explicite la connexion entre l’envergure et l’athéisme dans ses notes sur la description du voyage de Mab et Ianthe à travers l’espace vers le palais féerique :

La pluralité de mondes, – l’indéfinie immensité de l’univers est un terrible [awful] sujet de contemplation. Celle qui ressent adéquatement son mystère et sa grandeur s’éloigne du danger d’être séduite par la supercherie des systèmes religieux, ou de celui de déifier le principe de l’univers.

Par là, Shelley veut dire que les humaines, à cause de leur ignorance et de leur vanité, ont créé Dieu à leur propre image pour encapsuler tout ce qu’elles ne comprennent pas. La précondition de l’erreur qu’est la religion est ce qu’on appelle en anglais awe et qui peut être traduit par « un sentiment de grand respect généralement mêlé d’effroi ou d’émerveillement ». C’est un thème sur lequel Shelley va s’attarder tout au long de sa poésie. L’expérience de ce sentiment peut être gérée de toutes sortes de manières : par la peur, l’oubli, la nostalgie, la révérence. Pour Shelley, la religion naît lorsque l’inconnu sans nom qui provoque cet émerveillement, cet awe, est abstrait puis nommé. Alors, toutes les qualités humaines réelles ou désirées sont projetées sur l’entité religieuse, et les gens se mettent à croire qu’elles peuvent, comme leurs déités, être éternelles. Elles construisent des monuments et des temples comme testaments de la supposée universalité de leurs religions. Mais Mab montrera à quel point tout ceci est insensé. Lorsque Ianthe et Mab atteignent enfin les remparts du palais et contemplent la vastitude de l’espace, capables de voir toute chose à une échelle universelle à partir d’une perspective fantaisiste grandissante, elles peuvent alors voir la futilité des civilisations humaines et de leurs tentatives pour se rendre immortelles.

Alors qu’elles regardent les ruines d’une ancienne civilisation, Mab demande :

Qu’y a-t-il là d’immortel ? Rien. Ces ruines sont debout pour raconter une mélancolique histoire, pour donner un terrible avertissement ; bientôt l’oubli emportera silencieusement les restes de leur gloire. Là, monarques et conquérants avec orgueil mirent le pied sur des millions d’hommes prosternés — tremblements de terre de l’humaine race, comme eux oubliés, quand la ruine qui marque leur secousse a disparu. (II, 115-25)

Les plus grands monuments de l’orgueil humain3 sont insignifiants et éphémères à côté de la vaste et harmonieuse sauvagerie de l’espace, le seul « temple adéquat » pour l’Esprit de la Nature (I, 264-8). Mais ce n’est pas seulement pour leur vanité et leur absurdité que Shelley attaque la religion et l’État. C’est aussi parce que les monuments de l’orgueil humain, destinés à ne tomber qu’en ruines, sont construits au prix de la souffrance humaine :

Oh ! que de veuves, que d’orphelins ont maudit la construction de ce temple ! que de pères, consumés par le travail et l’esclavage, ont demandé au Dieu de la pauvre humanité de le balayer de la terre, et d’épargner à leurs enfants la tâche détestée d’empiler pierre sur pierre, et d’empoisonner ainsi les plus beaux jours de la vie pour caresser une vanité de vieillard en enfance ! (II, 141-8)

Les dirigeantes ne sont pas exemptées de cette souffrance. Shelley décrit de long en large le désespoir du Roi, contraint par ses chaînes dorées et incapable d’expérimenter la profonde paix pour laquelle il a construit tous ces merveilleux palais et temples. En effet, cette paix n’a que faire des monuments humains et ne lui rend pas visite car son cœur est sans vertu.

Mab déclare que la hiérarchie humaine n’a aucun parallèle dans la nature, dont l’esprit est partagé également entre chaque être. Elle promet que toute autorité humaine « perdra le pouvoir d’éblouir » et que « l’autorité royale s’évanouira dans le silence » (III, 133-4). Shelley, tout comme Godwin, a espoir dans le progrès du savoir humain qui ne peut que mener, selon lui, à l’abandon des gouvernements et de la religion et à un accroissement de la capacité d’effectuer des actions vertueuses. C’est dans cette optique que plusieurs des chants de Reine Mab abordent des thèmes de nature anarchiste, cherchant à dévoiler le fléau de la hiérarchie telle que manifestée par les gouvernements, la religion, la guerre et le commerce.

Dans un autre chant, Shelley développe sa thèse selon laquelle la religion serait née du désir des gens de nommer ce qu’elles ne connaissent ou ne comprennent pas. Il franchit les étapes de la croyance religieuse en utilisant la métaphore du développement humain entre l’enfance et la vieillesse. Pour l’enfant, tous les aspects de la nature sont des déités : les étoiles, les arbres, les nuages, les montagnes, le soleil et la lune. L’adolescente se met ensuite à déifier les esprits, les fantômes et d’autres forces. Puis l’adulte, dont l’orgueil est humilié par les merveilles inconnues qui l’entourent, les prend toutes, ainsi que toutes leurs causes, et les fait converger en un seul point abstrait qu’il appelle Dieu :

Celui qui se suffit à lui-même, le tout-puissant, le miséricordieux, et le Dieu vengeur — qui, prototype de l’humaine déraison, est assis bien haut dans le royaume du Ciel sur un trône d’or, comme un simple roi de la terre ! et dont l’œuvre redoutable, l’Enfer, s’ouvre pour toujours pour les malheureux esclaves du destin, qu’il a créés en se jouant, pour triompher de leurs tourments une fois qu’ils y sont tombés !

Finalement, dans ses vieilles années, la religion humaine se décompose et nécessite de plus nombreux dieux (on peut présumer que Shelley fait ici référence à la trinité chrétienne). Cette impression que la religion a atteint un stade de décomposition donne à Shelley de l’espoir, voire de la certitude : celles qui défendent la vérité vaincront la terrible imposture qui domine la pensée humaine.

Même si Shelley louange l’Esprit de la Nature, il est clair sur le fait que cette entité ne se soucie absolument pas des flatteries humaines.

Esprit de la Nature ! Pouvoir qui suffit à tout, Nécessité ! toi la mère du monde ! Toi qui n’est pas le dieu de l’erreur humaine, tu ne demandes ni prières ni louanges. Le caprice de la faible volonté de l’homme ne peut pas plus être attribué que les passions inconstantes de son cœur à ton immuable harmonie. (VI, 197-203)

Il est aussi intéressant de noter la présence dans ce passage de quatre noms différents pour le même principe fondamental de l’univers, une indication que Shelley ne lui trouve pas de nom adéquat et choisit plutôt ses mots pour leur pouvoir évocateur. Les noms « Esprit de la Nature » et « Pouvoir » (affublés d’une lettre majuscule et d’adjectifs divergents) réapparaîtront dans ses œuvres subséquentes. La Nécessité, toutefois, perdra sa position privilégiée4, possiblement parce qu’elle suggère un ordre strict de la nature que Shelley commencera à questionner. Reste « mère du monde », le plus anthropomorphique de ses noms. Ce dernier terme réapparaîtra dans Alastor, quoiqu’avec une couche supplémentaire d’incertitude, puis sera abandonné. L’abandon de ce terme par Shelley coïncide avec l’affirmation selon laquelle le principe de l’univers est radicalement inhumain et indifférent à l’humanité, comme dans ce passage de Mab :

Tous les êtres que contient le vaste monde ne sont que tes passifs instruments ; et tu les regardes tous d’un œil impartial ; tu ne peux ressentir ni leurs joies ni leurs peines, puisque tu n’as pas un sentiment humain, puisque tu n’as pas un esprit humain ! (VI, 214-19)

C’est cette reconnaissance de l’infinie apathie de l’univers qui rend la métaphysique de Shelley si intéressante pour nous. Il ne fait aucun doute que cette reconnaissance vient avec une tendance à romantiser ce même principe, surtout dans Mab. Quand il y réfère par « mère du monde », il s’aventure assez loin pour que plusieurs puissent y reconnaître un radicalisme qui résonne chez elles – après tout, il y eut une abominable campagne meurtrière visant principalement à annihiler le divin féminin en Europe durant les siècles ayant précédés ce poème, et ce fait en lui-même a peut-être persuadé Shelley de croire, comme il le fit, que Mab était trop radicale pour sa propre sécurité5 . Nous croyons toutefois qu’il s’agit d’une forme d’engagement réactive qui, bien qu’elle ait toujours fait partie du radicalisme, échoue à nous intéresser. Si Shelley avait décrit le principe de l’univers comme seulement féminin, nous n’aurions pas pris la peine de tenter de l’approfondir. Comme nous le verrons, toutefois, la métaphysique de Shelley est bien plus intéressante. Il s’agit d’un athéisme plein de fantaisie et d’émerveillement, réticent à imposer des limites humaines sur le principe fondamental de l’univers, et qui réfute toute catégorie et tout nom imposée sur le vaste inconnu.

Ne soulève point le voile peint

Autant Shelley exalte-t-il le mystère et l’inconnaissabilité du principe de l’univers dans Reine Mab, autant finit-il, dans son zèle à révéler l’imposture de la religion et de la hiérarchie, par buter contre le même genre d’erreur (bien que plus prudemment et délibérément) qu’il reproche à la religion. Pour le prouver, on pourrait simplement pointer que Reine Mab est un long discours prétendant révéler les vérités de l’univers. Plus encore, ces vérités sont supposées provenir d’une entité féerique au savoir surpassant clairement la pensée humaine et dont la perspective se rapproche bien plus de celle de l’Esprit de la Nature. Mais on pourrait aussi pointer, plus spécifiquement, l’inébranlable foi de Shelley en la Nécessité, sa certitude que chaque mouvement et événement de l’espace et du temps est préservé de l’influence de la chance ou de la volonté, qu’il n’y a rien d’autre que l’accomplissement de la loi naturelle. Nous verrons que Shelley renoncera à cette certitude.

Dans la poésie philosophique qu’il a écrite après Mab, Shelley semble tirer un voile de mystère sur l’invisible pouvoir auquel il avait auparavant donné un nom, un visage et une émotion humaine. Considérons un aspect de cette rétractation, soit l’étrange flou, voire l’effacement des marques genrées qu’il avait d’abord apposées à l’Esprit de la Nature. On peut lire cette occultation comme étant simplement accessoire, comme l’un des nombreux anthropomorphismes que Shelley a projeté sur ce principe inhumain, puis qu’il a jugé plus intéressant de retirer. Et, effectivement, dans un monde différent et dans un contexte politique différent, nous pourrions nous détourner de la question du genre dans l’œuvre de Shelley. À cette époque toutefois, tout comme aujourd’hui, le genrage du divin n’est pas une question secondaire. Cette opération était plutôt (et est toujours) le champ de bataille de luttes sociales et politiques variées6. De la même manière nous ne pouvons prétendre que Shelley, profondément impliqué dans le radicalisme de son époque, ignorait la signification politique du genre, particulièrement lorsqu’il est question de ses liens avec le divin, et nous ne pouvons pas non plus ignorer l’importance de ce sujet pour nombre de nos contemporaines. Pour cette raison, nous sommes fort enthousiastes de trouver en Shelley une personne désirant refondre les images de la divinité avec des formes inversées suffisamment radicales pour justifier sa mise à mort, mais sentant parallèlement que ce chemin mène aux mêmes erreurs qu’il tente de contrecarrer.

Dans Alastor, ou L’esprit de la solitude, la prochaine œuvre majeure de Shelley après Mab, le voile qui avait précédemment été écarté réapparaît pour envelopper de mystère la vérité. Alors qu’auparavant, une Reine des Fées invitante prenait la scène et parlait ouvertement de tous les secrets de l’univers, le protagoniste de ce poème, un poète qui erre dans le monde à la recherche des vérités ultimes, est plongé dans le désespoir car il voit ces secrets le fuir constamment.

Là où Ianthe rêvait d’une Reine des Fées qui ouvrait crûment la porte du savoir, le poète rêve maintenant à une figure voilée, et bien qu’elle lui parle de « savoir, [de] vérité et [de] vertu », Shelley ne rapporte pas son discours. Nous n’apprenons pas ce qu’elle disait, nous savons seulement qu’en apercevant une infime partie de son visage et de son corps derrière le voile, le poète tomba follement amoureux d’elle et que lorsqu’il se réveilla, la figure se dissipa.

Désirant désespérément son retour et incapable de la retrouver dans son sommeil, le poète décide que la mort lui apportera ce que le sommeil échoue à lui donner7. Prêt à mourir, il navigue seul en mer durant une tempête8. C’est au milieu de cette tempête que nous trouvons une intrigante indication du changement de perspective de Shelley sur la causalité et la certitude. Alors que dans Mab le mouvement de chaque particule de l’univers est déterminé par les lois de la nature et que chance n’est donc qu’un terme pour signifier l’ignorance humaine, ce sont l’incertitude et le chaos qui accompagnent le point culminant d’Alastor. Le poète a été traîné loin en mer dans un bateau maintenant suspendu au bord d’un tourbillon. Le dénouement de la situation, de même que la question qui l’introduit, ne correspondent pas à ce qu’on pourrait s’attendre d’un déterministe strict :

[Le bateau] s’arrêta frémissant. S’enfoncera-t-il dans l’abîme ? La violence en retour de cet irrésistible gouffre l’engloutira-t-elle ? Doit-il donc périr ?… Voilà qu’au souffle errant d’un vent de l’ouest, la voile se gonfle et s’étend, et alors ! avec un gracieux mouvement, entre les bancs d’une échancrure garnie de mousse et sur un paisible courant, à l’ombre d’un bosquet touffu, le bateau vogue !

Là où dans Mab tout n’était que parfaite harmonie et nécessité, il y a maintenant un peu de place dans l’univers de Shelley pour le hasard et le chaos. Plus encore, Shelley a reculé quant à sa propre prétention au savoir. Dans les premières lignes d’Alastor, il évoque encore la source du monde comme féminine, mais cette fois il dit « Mère de ce monde impénétrable » (18, l’italique est de nous). À partir de ce moment, la tendance de Shelley à parler de l’inconnaissable, de l’impénétrable et de l’incertain ne cessera de s’amplifier.

Alastor peut même être lu comme un avertissement : le zèle à découvrir les secrets de l’univers (comme exemplifié chez le poète) nous mènera à nous isoler socialement et à fuir la réalité. Le reste du poème décrit le long périple du poète solitaire jusqu’à sa mort sur le sommet d’une montagne. À la toute fin, Alastor chante la tragédie de celui qui cherche à découvrir les mystères de l’impénétrable et, transporté par cette tâche impossible, se perd hors du monde9.

Les dernières lignes d’Alastor :

C’est une douleur « trop profonde pour les pleurs », quand tout disparaît à la fois, quand un esprit supérieur, dont la lumière embellissait le monde autour de lui, ne laisse à ceux qui restent, ni sanglots, ni gémissements, — tumulte passionné d’une espérance aux abois, — mais le pâle désespoir, et la froide tranquillité, la vaste machine de la Nature, la trame des choses humaines, la naissance et le tombeau qui ne sont plus ce qu’ils étaient ! (713-20)

Or, le poème n’est pas suffisamment moralisateur pour être un avertissement. Il évoque plutôt le genre de terrible beauté [awful beauty] qui caractérise les grandes tragédies grecques (sensibles, comme Shelley, à la puissance de leurs Destins). Le mot awful, que Shelley utilise beaucoup, illustre peut-être mieux que quoi que ce soit d’autre l’attitude étrange de Shelley envers l’univers. Au début du 19e siècle, quand Shelley écrivait, le sens d’awful était en transition entre son ancien sens évoquant l’émerveillement et une admiration fascinée [awe] et son sens moderne, très mauvais et horrifiant. Peut-être pouvons-nous, guidées par la vision du monde de Shelley, déduire que le sens du terme se situe à l’intersection de ces deux sens et qu’il combine étrangement l’émerveillement, l’admiration, l’effroi et la terreur.

Il y a du tragique dans les lignes finales d’Alastor, tout comme il y en a dans la description du sommet esseulé et du pin solitaire qui constituent le décor de la mort du poète. La description du pin sur lequel le poète pose sa main avant de s’étendre pour mourir, par exemple, semble évoquer la qualité qui s’accroît chez celles dont les passions les mènent à gravir les sommets et à endurer la solitude et la rudesse du climat. Il y a un charme et une tranquillité indéniables dans la composition et le déroulement de la mort du poète et une tragique inévitabilité dans la mort des flammes les plus brillantes d’un monde trop pâle pour elles. Si Alastor ressemble à une mise en garde de la part de Shelley, ce n’est pas contre la recherche de vérité, même si elle mène à la solitude et à la mort, mais bien contre la croyance que l’univers puisse être entièrement déchiffré et son mystère capturé dans une image immuable.

Les ténèbres pour une flamme mourante

Après Alastor, la vision qu’a Shelley de l’univers et de son principe sous-jacent tendra encore plus vers l’incertitude et l’inconnaissabilité. L’hymne à la Beauté Intellectuelle est une ode à un « pouvoir invisible », mais plus souvent qu’autrement, il l’appelle « ombre troublante » [awful shadow], ombre qui « flotte, bien qu’invisible, parmi nous » (1-2). On comprend maintenant qu’il y a des couches de mystère et d’ombre entre la vérité et nous, car non seulement c’est son ombre qui est parmi nous, mais même cette ombre passe inaperçue. Le mystère de l’invisible pouvoir, déclare toutefois Shelley, le rend encore plus cher à nos cœurs.

Bien que l’Esprit de la Beauté visite le monde, sa présence est fuyante et laisse « cette sombre vallée de larmes, vide et désolée. » En tentant de supplanter leur chagrin terrestre, les gens créent « le nom de Dieu et les fantômes et le Paradis », essayant de conférer clarté à une puissance qu’elles ignorent. Mais ces noms, soutient Shelley, sont incapables « d’amputer, de tout ce qu’on entend et voit, le doute, le hasard et l’instabilité » (29-31).

Ici, non seulement Shelley semble-t-il avoir abandonné sa croyance préalable en l’absolue certitude de l’univers, mais il accuse aussi la religion de tenter d’éliminer le changement et l’incertitude du monde. En effet, l’instabilité, ou la mutabilité, est maintenant un des noms qu’il donne au principe fondamental de l’univers, comme dans son poème intitulé justement Mutabilité écrit juste avant l’Hymne. Ce principe est affublé de plusieurs noms dans l’Hymne – « Pouvoir invisible » (1), « Esprit de la Beauté » (13), « adorable effroi » [awful loveliness] (71), « juste esprit » (83) (Shelley utilise chacun de ces termes une seule fois) – et encore plus de métaphores, chacune d’elles évoquant le mystère et l’inconnu. Une de ces métaphores mérite une mention particulière :

Toi, qui pour la pensée humaine est nourriture,
Comme les ténèbres pour une flamme mourante ! (44-45)

Ici la pensée humaine n’est pas créée ou soutenue par une entité à laquelle elle est le moindrement comparable. La pensée humaine est plutôt une force brûlante, mourante, entourée par les ténèbres de tout ce qui lui semble mystérieux et inconnu. Si elle existe, c’est grâce au contraste brutal avec cette altérité vaste et englobante. Si elle résiste et se maintient, c’est à cause de l’émerveillement et du désir dont elle est remplie par le mystère qui l’entoure. La pensée humaine brûle, mourante, contre les ténèbres de ce qu’elle ne connaît pas.

Shelley parlera encore du mystérieux pouvoir à la source de la pensée humaine dans Mont Blanc, cette fois à travers la métaphore de torrents d’eau qui descendent d’une montagne comme les pensées humaines descendent de « secret réservoirs »(4). Mont Blanc, en concordance avec les « ténèbres pour une flamme mourante » de l’Hymne, est une ode au silence. Shelley conclut la brève ode par ces lignes :

La Force secrète des Choses, qui gouverne la pensée, et sert de loi au dôme infini du ciel, t’habite ! Et que seriez-vous, toi et la terre, et les étoiles, et la mer, si pour l’imagination de l’esprit humain le silence et la solitude n’étaient que le vide ? (139-44)

À mesure que croît l’intérêt de Shelley pour le mystère, les ténèbres et le silence, les métaphores et les noms qu’il donne au principe de l’univers deviennent aussi plus mystérieux, sombres et inhumains. Abandonnant le nom de « mère », c’est à travers les ténèbres qu’il évoque le pouvoir dans Hymne puis à travers la montagne silencieuse et solitaire dans Mont Blanc. Le pouvoir fonde toujours l’univers, mais pas à travers un engendrement qui ressemble à une naissance, et il nourrit la pensée humaine, mais sans le lien et l’émotivité humaine que suggérait le nom de mère. C’est son absence et son mystère qui nourrissent la flamme mourante de la pensée humaine, brûlant contre les ténèbres.

1

Rise like Lions after slumber

In unvanquishable number-

Shake your chains to Earth like dew

Which in sleep had fallen on you-

Ye are many- they are few.

(368-72)

2 On peut lire chez Mary Shelley, qui était intimement familière avec ces idées telles qu’elles existaient dans la sphère politique de ses parents et la sphère métaphysique de son amoureux, l’enchevêtrement dans Frankenstein d’une pensée anarchique entre ces sphères. En effet, l’enchevêtrement de la métaphysique et des problèmes sociaux actuels est une définition adéquate de la science-fiction, le genre dont on attribue l’invention à Mary Shelley et son Frankenstein. Mary Shelley n’est pas le sujet de cet essai, mais nous invitons les gens intriguées par la question à la lire sous ce jour.

3 Le discours de Mab sur l’orgueil humain est assez révélateur de la pensée animiste de Shelley :

Alors qu’elles regardent les ruines d’une ancienne civilisation, Mab demande : Qu’étrange est l’humain orgueil ! Je te dis que ces atomes vivants, pour qui le fragile brin d’herbe qui germe le matin et périt avant le soir est un monde illimité ; je te dis que ces êtres invisibles qui habitent les plus petites particules de l’insensible atmosphère, pensent, sentent et vivent, comme l’homme ; que leurs affections et leurs antipathies, comme les siennes, produisent les lois qui gouvernent leur mortelle condition (II, 225-237)

4 Shelley invoquera encore le mot dans Laon et Cythna ou la révolution dorée (qu’il renommera plus tard La Révolte de l’Islam). Ce poème décrit l’essor et la chute d’un soulèvement fugace et étudie les erreurs qui menèrent à la réimposition de l’ordre.

5 Shelley a fait imprimer le texte sous son nom et a ensuite distribué quelques soixante-dix copies à des gens qu’il ne considérait pas comme menaçantes, mais seulement après avoir ôté son nom et son adresse du texte, généralement en enlevant aussi sa dédicace d’ouverture pour sa femme de l’époque Harriet.

6 Nous nous contenterons de faire de courtes références à deux phénomènes : D’abord, la montée du monothéisme est synonyme d’un Dieu exclusivement masculin, et de l’anéantissement de masse de celles accusées de vénérer une Déesse ou des déesses. Ensuite, dans les dernières décennies, il y a un contre-mouvement qui se concentre sur la résurgence du concept de féminité divine.

7 Ce thème fait écho à l’ode d’introduction de Reine Mab :

Quel prodige que la Mort !… la Mort, et son frère le Sommeil ! L’une, pâle comme la lune qui là-bas s’évanouit, avec des lèvres d’un bleu livide ; l’autre, rosé comme le matin, quand, trônant sur la vague de l’Océan, il empourpre le monde ; tous deux dans leur passage, prodigieux mystère !

8 Le plus étrange, c’est que Shelley mourra, plusieurs années plus tard, lors d’une tempête en mer.

9 La tragédie qui voit les personnes les plus brillantes comme perdues hors du monde est récurrente dans les écrits de Shelley, sans doute parce qu’il s’identifie à ces tragiques figures qui, plus que tout, aspirent à la vérité et au savoir. Dans un sonnet ultérieur (sans-titre), il condense l’essentiel de l’esprit d’Alastor en quelques lignes :

Ne soulève point le voile peint que celles qui vivent nomment la vie : Bien que des formes irréelles y soient imaginées et qu’on y imite tout ce qu’on croirait avec des couleurs négligemment jetées. Derrière, se cachent la Crainte et l’Espérance, destinées jumelles, toujours occupées à tisser leurs ombres sur l’abîme aveugle et lugubre. J’ai connu quelqu’un qui l’avait soulevé… Il recherchait, car son cœur égaré était doux, des choses à aimer, mais ne les trouva point, hélas ; ni quoi que ce soit que le monde contienne, lequel il pourrait adopter. À travers la foule insouciante il s’avance, la splendeur au milieu des ombres, foyer de lumière sur cette scène obscure, – Esprit qui lutta pour la vérité, et comme le prêcheur ne la trouva pas.