Zine :
Lien original : par Luce deLire via Trou Noir
En anglais : Catchy Title [1] – Gender Abolitionism, Trans Materialism, and beyond
Luce deLire est une philosophe, performeuse et théoricienne des médias américaine. Ce texte intitulé Catchy Title [1] – Gender Abolitionism, Trans Materialism, and beyond propose une analyse des positions internes aux scènes queer actuelles en les divisant en deux pôles, l’abolitionnisme de genre et le matérialisme trans, où chacun entretiendraient une relation spécifique au capitalisme.
Illustration d’en-tête : Fadi Aljabour, Breathing Inside Your Guts III (2021), Photo : Luce deLire.
Dans ce texte, je veux développer une hypothèse. Je ne suis pas sûre qu’elle tienne la route. Mais j’espère qu’elle puisse servir de point de contact dans un débat en cours. Ma suggestion est que les débats queer actuels en Occident (c’est-à-dire : intérieurs aux scènes queer) peuvent être cartographiés sur un spectre entre deux pôles : l’abolitionnisme de genre et le matérialisme trans. Ces pôles ne sont ni des positions solides ni des partis officiels. Il est possible que personne ne souscrive complètement à l’un ou à l’autre. Cependant, je trouve utile d’articuler ces deux pôles afin de mettre en lumière certaines tendances discursives. Je soutiendrai que ces deux pôles entretiennent leurs propres relations spécifiques au capitalisme : l’abolitionnisme de genre comprend le genre comme une propriété, tandis que le matérialisme trans comprend le genre comme une marchandise. Une manière d’aller au-delà des deux, comme je le suggérerai, est la suivante : trouver des contre-paradigmes anticapitalistes à la propriété privée en tant que relation sociale primaire, dé-commercialiser le genre, désapprendre la violence.
Pour commencer, il semble que le genre ait été discuté entre deux aspects : un aspect intérieur émotionnel et un aspect externe social. Le premier est ressenti, le deuxième est assigné. Le premier n’est accessible qu’à un certain individu, le deuxième est accessible à un agent collectif tel qu’un groupe culturellement spécifié. Le principal désaccord, d’après moi, porte sur lequel de ces aspects – externe/interne – précède l’autre dans la détermination de l’identité d’une personne. Les abolitionnistes de genre valorisent l’autodétermination interne pendant que tout le reste est vu comme dangereusement susceptible d’organiser la société d’une manière violente et oppressive. [2] Le matérialisme trans voit le genre (et l’identité de manière générale) comme un aspect de l’intelligibilité sociale, une manière dont les gens se reconnaissent entre elleux, tandis que la contrepartie introspective et émotionnelle est une réponse à cette intégration sociale. La question cruciale est donc la suivante : l’intelligibilité sociale est-elle un réel aspect du genre, ou est-elle seulement une imposition externe sur le noyau interne de l’identité ? [3]
1. L’abolitionnisme de genre
Un bon exemple d’abolitionnisme de genre est Runes of my being emboldened (2022) d’Amora C. Bosco, exposée à la Documenta 15 à Kassel. L’œuvre est une série de poèmes sérigraphiés, dont l’un est intitulé I drip in question marks ? Concentrons-nous sur le premier verset :
« Femme ? Mère ? Fille ?
Amante ? Queer ? Femelle ?
Pourquoi ne puis-je pas être qui je suis. Pas
Ce que tu vois, ce à quoi tu t’attends !
Pourquoi me réduire ? » [4]
Ces questions sont clairement rhétoriques. La personne qui parle insiste être qui iel est en opposition à une pression extérieure, à l’appel des étiquettes et des fonctions sociales. Le « je », au delà des attentes, au delà de ce qui est perçu, est dit être plus que cellui présenté à travers des étiquettes et des fonctions sociales. Le poème articule une inspiration à remplacer l’aspect socialement intelligible du genre par une autre « réelle » manière d’exister. Cette manière « réelle » permet à cellui qui parle de « être qui je suis » et est juxtaposée par une apparemment irréelle « marionette » qui est contrôlée de l’extérieur par des ficelles. Les métaphores d’interférences externes abondent : « ce à quoi tu t’attends », « me réduire », « parles pour moi », « contraint.e », « induit », « adhérer à », etc. Inversement, le type d’existence visée serait donc au delà de ces interférences externes – au delà des ficelles, au delà des attentes, etc.
En prenant ce poème en tant que cas paradigmatique, les abolitionnistes de genre proposent essentiellement de laisser chaque individu s’auto-déterminer, nonobstant un processus collectif, des compréhensions traditionnelles, des conditions matérielles ou des sanctions légales. Qu’est-ce qu’une « femme ? Mère ? Fille ? Amant.e ? Queer ? Femelle ? Pourquoi ne puis-je pas être qui je suis. » Il n’y a pas de points d’interrogation ici. A l’évidence, l’auteur.e est déjà ce qu’iel est. Il n’y a donc aucun intérêt à faire d’ellui pas ce qu’elle est déjà toute façon. Pourtant iel ne peut pas être cette personne. Encore plus radicalement, nous pourrions lire « Pourquoi ne puis-je pas être qui je suis. » Pas comme signifiant : pourquoi ne pas devenir quelqu’un qui n’existe pas (encore) ? Pourquoi limiter le potentiel ? Le message sous-jacent est : personne ne devrait interférer avec ce qu’une personne est de l’extérieur parce qu’il n’y a aucune manière de changer l’essence de l’existence d’une personne. « Pourquoi me réduire » alors que la « vraie » manière « d’exister » est simplement d’être ce que l’on est déjà (qui peut être fluide ou pas) ? Il n’y a que deux options ici : la coercion violente et l’auto-expression libérée. Selon Marquis Bey, « la normativité est « forcément violente », tandis que la « subjectivité » est « la capacité à être autre chose que ce que l’on est ». Cette dernière est présentée comme la bonne manière d’exister. C’est un désir d’auto-expression en tant que non-interférence. De manière implicite, le poème suggère que tout le monde doive désirer l’absence d’interférences externes dans ses affaires privées, pour soi-même et pour les autres – car l’on doit désirer le bien, n’est-ce pas ? Par conséquent, toute autre option peut être lue comme le dépassement de limites ou de la manipulation violente.
Le poème entre dans ce que j’ai appelé la Matrice Esotérique, une forme de queerness extrêmement compatible avec le capitalisme néolibéral [5]. Le dénominateur commun entre l’abolitionnisme de genre et le capitalisme néolibéral est la liberté négative [6]. La liberté négative est l’absence d’interférences extérieures. Être libéré.e des taxes, de la discipline ou d’obstacles physiques sont des types de libertés négatives. Idéologiquement parlant, la propriété est la manifestation en tant qu’objet de la liberté négative. Car personne n’a le droit d’interférer avec mon usage de ma propriété – c’est ce qui la rend mienne. Mes chaussures sont à moi car je peux déterminer comment les utiliser, qui les utilise, etc. Sous le capitalisme néolibéral, la liberté négative (l’absence d’interférence externe) est la plus haute vertu. C’est la liberté de posséder et la liberté d’utiliser ce qui est possédé, et donc la liberté de consommer. Au delà du poème, l’abolitionnisme de genre dit que l’identité peut seulement être déterminé au travers d’une introspection individuelle, alors que le genre est nécessairement une détermination extérieure. Rien ne devrait interférer dans l’expression d’une identité et c’est pourquoi le genre est intrinsèquement suspicieux. L’emphase sur l’introspection dans la détermination de l’identité coïncide bien avec l’universalisation néolibérale de la forme de la propriété : ce qui est mien est mien et ne devrait pas être sujet au jugement, à l’interférence ou au contrôle de qui que ce soit d’autre. De plus, là où la liberté négative est la vertu ultime, l’inclusion sociale est l’aspiration politique. [7] Car, vraisemblablement, la sphère de non-interférence aka une société néo-bourgeoise dans sa forme idéale permettrait techniquement un maximum de liberté négative [8]. En conséquence (et au delà du poème), l’accès à toutes sortes d’institutions sociales est une demande primaire de l’activisme queer de ce type. La raison étant que le non-accès est perçu comme une interférence avec la liberté de l’auto-expression. Ses exemples sont les familles queer, les policier.e.s queer, les conservateur.ice.s queer, etc.
2. Le matérialisme trans
Nous trouvons un exemple de matérialisme trans dans l’œuvre Breathing Inside Your Guts III (2021) de Fadi Aljabour, elle aussi exposée à la Documenta 15 à Kassel. Un grand trou d’un côté, dont l’intérieur disparait dans l’obscurité, la sculpture est couverte de fourrure de différents tons de bleu. Chez beaucoup de visiteur.ice.s, l’œuvre inspire le désir de toucher la fourrure. Les curateurs ont même demandé à un.e garde de rester à proximité afin de demander aux gens de ne pas toucher l’œuvre. L’œuvre est donc l’intervention d’un espace libidinal, attirant les gens tout en insistant sur l’interdiction de l’action désirée (toucher l’œuvre). Simultanément, les visiteur.ice.s essaient souvent de regarder à l’intérieur de l’obscurité englobée par l’object poilu, tentant d’apercevoir ce qui est caché à l’intérieur. Cependant, afin de réussir, il faudrait se pencher vers l’intérieur de la cavité ou y pénétrer et briser l’intégrité de l’œuvre encore une fois. Breathing Inside Your Guts III produit donc littéralement le désir de s’introduire dans l’œuvre, de franchir une limite. Les Guts (entrailles) dans le titre sont l’œuvre en elle-même. L’œuvre ne représente pas une identité. Elle cause plutôt un effet, c’est à dire un désir d’intimité (toucher).
Breathing Inside Your Guts III est une intervention politique, hétérogène aux politiques queers telles que menées actuellement.
Elle fonctionne avec des paysages libidinaux en conversation avec des résistances matérielles, les désirs qui se produisent réellement dans cet espace.
Dans cet esprit, certain.e.s émettent l’hypothèse trans matérialiste [9]. L’hypothèse est celle-ci : le gender est premièrement l’intelligibilité au désir de l’autre. « Ce qui fait que le genre est le genre, la substance du genre, pour ainsi dire – est le fait qu’il exprime, dans chaque cas, les désirs de l’autre » [10]. Autrement dit : le genre est le moyen par lequel nous sommes connus des envies, intérêts, du désir des autres, etc (pas forcément sexuellement, bien que la sexualité joue ici un rôle particulier). Le genre est une intelligibilité libidinale. Cela inclut l’intelligibilité de nos propres désirs en tant que qu’autre, nous percevant à travers les autres, à travers un miroir, à travers l’écriture et la ré-écriture de nous-mêmes. Nous pouvons aimer ou ne pas aimer la manière dont les autres se réfèrent à nous, dont iels nous traitent, nous intègrent dans leurs interactions sociales. Dans cette évaluation, nous nous concevons à travers les autres. De manière similaire, regarder dans un miroir nous inspire notre propre reflet en tant qu’autre, en tant que sujet désirant (il y a plus à dire à ce propos mais je suspendrai ce point pour l’instant.) Le genre est un désir qui régule si l’on va friend zoner une personne ou lea draguer ou lea regarder ou rechercher de la protection etc. C’est hyper stratifié, dans le sens où « femelle/mâle » ne sont pas les seules désignations pertinentes à cette sphère. Le genre a plutôt de multiple formes, de butch à daddy, de migrantifa boy à bourgeois enby, de ace à doll et plus encore. Les combinaisons et aberrations créatives sont abondantes. Le désir sous la forme d’orientation sexuelle se fond constamment dans le genre. Le désir fonctionne comme un message dans un système subtil d’omissions et d’allusion appelé « genre ». Ce système subtil est une danse. C’est de la poésie. Il est plastique, multi-dimensionnel. Il incorpore d’autres aspects de l’intelligibilité sociale tel que la race, la classe, les capacités, etc. En fait, les distinction entre race, classe, genre et autres catégories sont des dispositifs artificiels, faits pour communiquer nos griefs à la loi, au maitre, aux autorités [11]. Pourtant, nous sommes ami.e.s, amant.e.s, adversaires et nemesis les un.e.s entre nous, pas pas les juges et les autorités. L’intersectionnalité n’est pas assez. Pour lea matérialiste trans, le genre est un système de navigation qui nous pointe vers un intérêt envers les un.e.s les autres, un désir d’être proche des autres ou – inversement – de rester loin des autres, etc. De ce fait, il n’y a pas d’expression du genre. Le genre en lui-même est cette expression. Si vous pensez que ce ne devrait pas être appelé « genre » – je suis d’accord. C’est de l’intelligibilité libidinale en tant qu’aspect de l’intelligibilité sociale. Cependant je continuerai avec le terme traditionnel de « genre » afin de préserver la lisibilité et le flux textuel.
L’abolitionnisme de genre est lié au capitalisme néolibéral par sa manière de comprendre l’identité comme un type de propriété. Le matérialisme trans est lié au capitalisme néolibéral par sa manière de comprendre le corps genré en tant que marchandise. Pour le voir, considérons que la structure de violence genrée la plus englobante est actuellement la marchandisation du désir [12].
Bini Adamczak dit ceci :
« Le marché de l’amour (ou : le marché du désir) (…) est fondé sur la concurrence (…). Il y a assez d’amant.e.s pour tout le monde, mais tout le monde n’en obtient pas un – ou dix. (…) La richesse de l’économie sexuelle se présente comme une immense accumulation des corps les plus variés, qui sont tous désirables – et échangeables. Cependant, l’offre est restreinte (…), l’échange est bloqué dès le départ. » [13]
Le manque de désirabilité régule l’accès à l’amitié, l’amour, le sexe, le soin (care) et autres manifestations du désir. [14] Le genre, la race, la classe et autres catégories sont des aspects de cette restriction générale et en elle-même artificielle de la désirabilité. Ces restrictions donnent naissance à la désirabilité comme marchandise. Ici, la valeur est déterminée en relation à des des corps plus ou moins désirables, mais avant tout à leur ressemblance à un paradigme donné, tel que le corps cishet, blanc, valide, sportif, etc. C’est comme cela que le matérialisme trans est lié au capitalisme néolibéral : il insiste sur la réalité du marché du désir et comprends le corps genré en tant que une marchandise, déterminé par son intelligibilité au désir des autres. Il est donc impossible de ne pas être genré. « S’il y a une quelconque leçon à la transition de genre – de la transition – de la simple demande envers les pronoms à la plus invasive des chirurgies – c’est que le genre est quelque chose que d’autres personnes (principalement des personnes cis) doivent te donner. Le genre existe (…) dans la générosité structurelle d’étranger.e.s (principalement cis). » [15] C’est pour quoi, selon les matérialistes trans, le mouvement vers l’avant est l’intervention productive et l’appropriation au lieu de l’auto détermination et la représentation qui l’accompagne.
3. Représentations troublantes
La plupart des gens ne sont pas totalement abolitionnistes de genre. Beaucoup, cependant, existent sur le spectre de l’abolitionnisme de genre. Le problème pour les partisan.e.s de cet abolitionnisme de genre plus doux n’est pas la représentation libidinale en elle-même mais la constante fausse représentation de l’identité de quelqu’un.e. Des positions telles que celle de Bosco dans le poème cité plus haut semblent être motivées par le désir d’éradiquer ces représentations erronées. Demander les pronoms aux gens, suspendre l’hypothèse de l’identité de genre ou sexuelle de quelqu’un.e et déclarer le genre être sujet à l’introspection et l’autodétermination uniquement sont des pratiques qui manifestent souvent ce désir – le désir de ne pas mal représenter. [16]
Mais est-ce possible de ne pas mal représenter ? Car il semble que la représentation vient avec la possibilité de représenter faussement. Jacques Derrida appelle cela une possibilité nécessaire – une possibilité qui est toujours donnée. D’où vient cette possibilité ? Il y a plusieurs raisons pour la possibilité nécessaire de mal représenter. En voici une :
Le message le plus susceptible d’arriver est celui qui est là depuis le départ. Car l’intelligibilité en elle-même est basée sur la répétition. On voit ce que l’on sait. Les choses apparaissent en relation aux choses qu’on a déjà vues auparavant. Toute compréhension requière un cadre. Il en est de Le message le plus susceptible d’arriver est celui qui est là depuis le départ. Car l’intelligibilité en elle-même est basée sur la répétition. On voit ce que l’on sait. Les choses apparaissent en relation aux choses qu’on a déjà vues auparavant. Toute compréhension requière un cadre. Il en est de même pour la représentation. Pareillement, tout acte est basé sur quelque chose qui a existé précédemment. La répétition est le seul moyen d’avancer. Par conséquent, nous répétons. Constamment. Et pourtant ces répétitions prennent place dans des situations et combinaisons changeantes, des contextes alternatifs. C’est pourquoi chaque répétition semble différente. La répétition est toujours une répétition avec une différence, où l’exacte nature de cette différence est strictement indéterminée. La représentation correcte est une représentation en accord avec un modèle ou une intention que l’on pose. Pourtant la représentation correcte de n’importe quel modèle s’appuie sur une répétition avec une différence (comme tout juste démontré). Et certaines de ces différences sembleront inévitablement « mauvaises » selon le contexte. La raison est que la sphère des représentation correctes est strictement déterminée (mes pronoms sont elle et rien d’autre, etc), alors que la sphère des représentations erronées est strictement indéterminée (elles peuvent avoir lieu implicitement, émotionnellement, accidentellement et différemment dans chaque contexte). Les mauvaises représentations ne peuvent être controlées. Elles arriveront toujours. Elles sont des sources d’interventions créatives autant qu’elles sont des sources de mégenrement douloureux. [17]
La représentation erronée ne peut donc en principe pas être évitée. La question ne peut donc pas être Mauvaise représentation oui ou non ? En fait, je veux suggérer que la mauvaise représentation n’a dès le départ jamais été le problème. Le problème a toujours été la violence. Les problèmes adressés par les activistes queer sont les manques d’hospitalité et d’empathie envers la vie des autres. Ils manifestent cela comme un entitlement, un manque de volonté d’apprendre, un manque de sensibilité, une insistence sur le privilège de quelqu’un.e, etc. La question pertinente n’est donc pas comment éviter la mauvaise représentation. La question pertinente est : comment désapprendre la violence ? [18] Les abolitionnistes du genre répondent : en représentant correctement. Les matérialistes du genre répondent : en intervenant correctement.
Alors que pour les abolitionnistes de genre, « le genre » est intrinsèquement oppressif en vertu de sa désignation externe, les matérialistes trans le voient simplement comme l’intelligibilité du désir d’un.e autre et donc pas intrinsèquement oppressif. Si quelqu’un lit mon genre, iel reconnait son propre désir en moi. Iel peut penser que je suis repoussant ou une mère prometteuse pour leur enfant ou sexy. Iel peut projeter mon envie de me marier, de faire carrière, de sucer des bites, etc. En retour, je pourrais avoir envie que l’on devienne ami.e.s ou de garder mes distances, etc. Dans tous les cas : le genre est premièrement lié au désir d’un.e autre (et à mon propre désir envers moi en tant qu’autre). Cependant, je peux me sentir bien d’être désiré.e de cette manière, ou par ces personnes, etc. Et pourtant : il n’y a pas d’expression du genre. Le genre lui-même est cette expression. Et la question, pour un.e matérialiste trans, n’est pas : suis-je perçu.e correctement ? La question est : est-ce que j’aime la manière dont je suis perçu.e ? Dans d’autres mots : dans une perspective abolitionniste, la question politique pertinente est épistémologique, alors que dans une perspective matérialiste trans, elle est de nature affective. [19] Il reste à définir à quoi ressemblerait une bonne société selon l’un ou l’autre modèle. A quoi ressemble une société de pure auto-détermination ? A quoi ressemble une société de bonnes relations genrées ? Quelles institutions sociales sont requises afin d’établir d’un côté une auto-détermination correcte, tout en donnant mutuellement place aux désirs de l’autre côté ? Quels sont les enjeux ici (s’il y en a) et sont-ils nécessairement opposés, différents ou mutuellement exclusifs ? Ces questions doivent rester sans réponse pour le moment. Mais j’espère pouvoir y revenir le temps venu.
4. Au delà du capitalisme
La différence essentielle entre l’abolitionnisme de genre et le matérialisme trans est la différence entre le genre comme propriété et le genre comme marchandise, entre le genre comme une affaire privée et le genre comme un processus collectif, entre le genre comme un objet de noninterférence et le genre comme un objet de l’économie libidinale. Revenons-en à Bosco et Aljabour, qui mettent cela en évidence : alors que le poème/la peinture de Bosco insiste sur l’absence d’interférence externe envers le genre en tant qu’affaire individuelle, la sculpture d’Aljabour intervient dans la négociation collective de la désirabilité en faisant appel à des modèles prédéterminés de désirabilité (la fourrure, l’obscurité, l’interdiction de toucher une œuvre d’art) tout en utilisant le contexte institutionnel dans lequel elle se produit (Documenta 15 en tant qu’institution qui fournit un maintien de l’ordre afin d’assurer que l’œuvre n’est pas touchée.) L’œuvre de Bosco met en lumière l’aspect de propriété du genre, tandis que l’œuvre d’Aljabour manifeste l’oscillation entre la propriété (l’œuvre intouchable) et la marchandise (le désir collectif de toucher).
Le matérialisme trans et l’abolitionnisme de genre acceptent cependant tous les deux différents aspects du capitalisme comme acquis – et par nécessité. Car, dans les sociétés occidentales, le capitalisme est toujours le facteur déterminant principal des interactions sociales. Pourtant, iels renforcent aussi ces aspects. Car, tragiquement, toute intervention qui n’est pas anticapitaliste portera inévitablement la marque de la complicité [20]. Pourtant le problème n’est pas le comportement d’une personne individuelle ou son système de croyance. Le problème est que la logique du capitalisme pénètre (et constitue) les identités et le discours à leur propos. C’est pourquoi je ne suis pas du tout d’accord avec l’analyse faite par Kadji Amin dans Nous sommes toustes non-binaires. Amin analyse quelques branches du discours non-binaire dans le sens de ce que j’appelle l’abolitionnisme de genre et déclare ensuite que « le problème avec l’identité et le discours non-binaire n’est pas seulement la faute des personnes non-binaires ». Alors qu’en réalité, le problème avec l’abolitionnisme de genre (ou, dans le cas discuté par Amin, avec le discours non-binaire) n’est pas du tout la faute des abolitionnistes de genre. Ces problèmes sont les symptômes du capitalisme néolibéral et de la marchandisation de l’individualité, de l’identité, de la personnalité ou de quelle que soit la manière dont vous l’appelez. L’ennemi n’est pas l’abolitionniste de genre en soi. L’ennemi est et reste le capitalisme et les différentes sortes de complicités que le capitalisme sollicite, peu importe qui les incarne.
Sachant que sous le capitalisme néolibéral, le genre est commercialisé comme décrit plus haut, c’est une tâche artistique, politique, une tâche pour les écrivain.e.s, les militant.e.s, les politicien.ne.s, les administrateur.ice.s, les ami.e.s, les amant.e.s, les performeur.euse.s, les peintres, les architectes, etc, d’inventer des manières concrètes de défaire, de désapprendre le désir marchandisé. [21] Dans d’autres mots : quels contre-paradigmes existants pouvons-nous utiliser pour réorganiser le genre au delà de la logique de la propriété privée et de la forme marchande ? Et plus généralement : quand sommes-nous intelligibles les uns aux autres d’une manière qui n’est pas principalement transmise par le capitalisme ? [22] A quoi est-ce que le désir, l’amitié, la rage ou même la haine ressemblent au delà des limites de la plus-value (marchandisation) et la distance sociale engendrée par la logique excluante de la possession individuelle (propriété privée) ? Ces contre-paradigmes sont les réservoirs d’une vie au delà du capitalisme et donc d’une vie au delà du genre commercialisé (que ce soit en tant que propriété privée ou marchandise). Dans ce texte, j’ai essayé de vous présenter quelques pièces du puzzle telles qu’elles m’apparaissent, un cadre qui peut-être pourra guider le chemin de quelqu’un.e à travers des archives d’interventions artistiques et politiques queers, à la recherche de plus de pièces de ce puzzle ou d’un autre : la juxtaposition de l’abolitionnisme de genre et du matérialisme trans, leurs relations particulières au capitalisme comme insistant sur l’aspect de propriété (abolitionnisme de genre) et l’aspect de marchandise (matérialisme trans) de l’intelligibilité libidinale. Et au final, une manière d’avancer : trouver les paradigmes anti-capitalistes à la propriété privée comme sorte primaire de relation sociale, dé-commercialiser le genre, désapprendre la violence. Au départ, je terminais le texte sur : « Une véritable est au dessus de mon salaire ». On m’a dit durant la procédure d’édition que laisser cela comme dernière phrase n’était pas aussi drôle que je ne le pensais. Je ne trouve en réalité pas ça drôle. Je suis payée 200€ pour ce texte – grossièrement 4500 mots (au départ 5500) et de nombreuses heures de travail, d’édition et de conversations. A une époque de visibilité queer et trans augmentée, il vaut la peine de souligner que ce texte est le produit d’un travail exploité. Je savais cela quand j’ai accepté de l’écrire (selon les contraintes données). J’ai beaucoup de choses à dire à propos du travail intellectuel non payé et de ses conséquences politiques. Et pourtant : une véritable conclusion est au dessus de mon salaire.
Luce deLire.
Traduction de l’anglais (américain) par Oscar Mathieu.
Parution originale : Yearofthewomen.net
- Luce deLire est un navire à huit voiles qui s’amuse à quai. Voyageuse temporelle et collectionneuse de blagues médiocres le jour, elle se transforme, la nuit tombée, en philosophe, performeuse et théoricienne des médias. Elle aime les arts visuels, les installations, l’art vidéo, etc. On peut la voir organiser, jouer, diriger, planifier et publier divers événements. Elle travaille sur et avec la philosophie de la trahison, de l’infini, du post-laïcisme, de l’autodestruction, du fascisme et de la séduction – le tout dans des médias différents. (NdR : biographie piochée sur son site).
[1] J’avais au départ prévu d’écrire à propos du titre que le Schwules Museum Berlin (musée gay Berlin) a assigné à son programme curatorial de 2018 : « Année de la Femme ». Le titre de ma propre contribution – « Titre Accrocheur » – fonctionne comme un rappel de ce projet original. Mon idée était que différentes interprétations de ce titre pouvaient être cartographiées sur le spectre conceptuel discuté dans ce texte. La version originale de cet essai finissait alors par deux pages de questions concernant le projet curatorial, la critique institutionnelle en général et les difficultés institutionnelles, émotionnelles et politiques d’intervenir dans certains débats queer. Toutefois, pendant le processus d’édition, il m’est apparu clairement que je ne souhaite pas m’épandre dans les paysages émotionnels auxquels je fais face ici. Je remercie cependant le Schwules Museum pour sa collaboration et pour l’opportunité de contribuer à partir des marges. J’espère que je ce que j’ai à offrir résonnera néanmoins avec le contexte en question.
[2] C’est par exemple comme cela que j’ai lu Marquis Bey, Black Trans Feminism (Durham : Duke University Press, 2022).
[3] Ceci est lié au désaccord central articulé par Gayatri Chakravorty Spivak à l’encontre de Michel Foucault et Gilles Deleuze dans Gayatri C. Spivak, « Can the Subaltern Speak ? », dans Colonial Discourse and Post-Colonial Theory – A Reader, ed. Patrick Williams, Laura Chrisman (New York : Columbia University Press : 1994) 66-111. Je transpose ce débat au discours queer contemporain dans Luce deLire, « Can the Transsexual Speak ? », dans Subjects that Matter, philoSOPHIA, Special Issue 10/2022, ed. Namita Goswami (New York : Suny Press, 2022, à paraitre).
[4] “Woman ? Mother ? Daughter ?
Lover ? Queer ? Female ?
Why can’t I be who I am. Not
what you see, what you expect !
Why make me less ?”
[5] Luce deLire, « The New Queer », Public Seminar, Août 19, 2019, https://publicseminar.org/essays/the-new-queer/
[6] Pour un point apparenté, voir Kadji Amin, « We Are All Nonbinary : A Brief History of Accidents », dans : Representations (2022) 158 (1) : 106-119, 115.
[7] Voir aussi Luce deLire, Can The Transsexual Speak ? (à paraitre).
[8] Voir par exemple Carlos Ball, The Morality of Gay Rights : An Exploration in Political Philosophy (London : Routledge 2003), pp. 17, John Rawls, Political Liberalism (New York City : Columbia University Press 2005), Carole Pateman, The Sexual Contract (Cambridge : Polity Press 1988), Charles Mills, Black Rights White Wrongs (Oxford : Oxford University Press 2017), Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia (Basic Books, Inc., New York 1974).
[9] J’appelle ceci « matérialisme trans » parce que cela vient de l’expérience de la transition de genre en particulier. Par exemple ici : « (S)’il y a une quelconque leçon à la transition de genre – de la transition – de la simple demande envers les pronoms à la plus invasive des chirurgies – c’est que le genre est quelque chose que d’autres personnes (principalement des personnes cis) doivent te donner. Le genre existe (…) dans la générosité structurelle d’étranger.e.s (principalement cis). » Andrea Long Chu, Females (New York City : Verso 2019) (e-book, n.p.) Voir aussi : Luce deLire, Can The Transsexual Speak ? (à paraitre) et Comrade Josephine, LucedeLire, « Fulll Queerocracy Now ! : Pink Totaliterianism and the Industrialization of Libidinal Agriculture », dans : McKenzie Wark (ed.) E-flux Journal @117 Avril 2021, https://www.e-flux.com/
[10] Andrea Long Chu, Females (New York City : Verso 2019). Chu voit ce « désir pour un.e autre » comme une imposition quelque peu forcée. Je ne suis pas d’accord avec elle sur ce point. Amin argumente dans le même sens (Amin 2022, 115)
[11] Pour plus d’informations à ce sujet, voir : Luce deLire, “The Death of Critique and its Rebirth in Traumatic Attachment.” dans : G.ksu Kurnak et Andrea Bellini (ed.), The Artist Starter Kit, Centre d’Art Contemporaine Gen.ve 2023 (à paraitre).
[12] Tiqqun, Preliminary Materials for a Theory of the Young-Girl, trans. Ariana Reines (Los Angeles : Semiotext(e), 2012), Paul B. Preciado, Testo Junkie, trans. Bruce Benderson (New York : The Feminist Press at CUNY, 2013).
[13] Bini Adamczack, “A Theory of Polysexual Economy (Grundrisse)”, dans : Eleanor Weber, Camilla Wills, What The Fire Sees (Brussels : Divided Publishing, 2020), pp. 164.
[14] Pour une vue globale de positions à propos des diverses connections entre désir et économie, voir Jule Govrin, Begehren und Ökonomie (Berlin : De Gruyter 2020).
[15] Andrea Long Chu, Females (New York City : Verso 2019) (e-book, n.p.).
[16] Une note à propos du terme « abolitionnisme de genre » : Alaida Hobbing m’a fait remarquer qu’il existe un fossé conceptuel entre abolitionnisme de genre total et abolitionnisme de genre doux. Car pour une perspective totalement abolitionniste de genre, le genre en tant que système oppressif ne peut être représenté correctement parce qu’il fonctionne toujours en tant qu’imposition violente. Cependant un abolitionnisme de genre doux peut permettre de déterminer le genre réel par introspection. C’est effectivement un problème car il pourrait sembler que l’abolitionnisme de genre était dès le départ une dénomination incorrecte. Dans cette trajectoire, Mine Pleasure Bouvar Wenzel m’a suggéré que l’abolitionnisme de genre pourrait de manière plus productive être compris comme le projet d’abolir le genre en tant que système (oppressif) qui ordonne les conditions matérielles et sociales (Ordnungskategorie). Cette abolition pourrait alors être comprise comme une étape nécessaire vers l’abolition du capitalisme. Je trouve ces deux points valides. Cependant, le dénominateur commun entre l’abolitionnisme de genre doux et total qui m’intéresse ici est exactement l’emphase sur le processus interne par opposition à l’imposition externe. C’est pourquoi je dis que l’abolitionnisme de genre doux demeure dans le spectre de l’abolitionnisme de genre, même si iels ne veulent pas complètement abolir le genre. De manière similaire, il pourrait exister un espace pour un abolitionnisme de genre Wenzelien radical en tant que projet anticapitaliste avec de plus amples liens avec le modèle matérialiste trans. J’aimerais voir ce modèle développé. Mais pour le moment, je vais seulement le marquer ici et le laisser dans une note de bas de page, que quelqu’un.e d’autre peut possiblement reprendre.
[17] Pour plus d’informations à ce sujet, voir Jacques Derrida, “Signature Event Context,” dans Limited Inc., trans. Samuel Weber et Jeffrey Mehlman (Evanston : Northwestern University Press, 1972) et Gayatri C. Spivak, “Review : Revolutions That as Yet Have No Model : Derrida’s Limited Inc,” par Jacques Derrida. Diacritics 10, no. 4 (1980) : 29–49. https://doi.org/10.2307/464864., aussi Jacques Derrida, Of Grammatology, trans. Gayatri C. Spivak (Baltimore : Johns Hopkins University Press 1974).
[18] Voir aussi Luce deLire, “Why Dance in the Face of War ?,” in Stillpoint Magazine 010 : JUDGE (2022) https://stillpointmag.org/articles/why-dance-in-the-face-of- war/
Alors que pour les abolitionnistes de genre, « le genre » est intrinsèquement oppressif en vertu de sa désignation externe, les matérialistes trans le voient simplement comme l’intelligibilité du désir d’un.e autre et donc pas intrinsèquement oppressif. Si quelqu’un lit mon genre, iel reconnait son propre désir en moi. Iel peut penser que je suis repoussant ou une mère prometteuse pour leur enfant ou sexy. Iel peut projeter mon envie de me marier, de faire carrière, de sucer des bites, etc.
[19] Pour lea matérialiste trans, le genre est l’intelligibilité au désir de l’autre. Je m’identifie comme gay, ace, etc parce que mon désir m’est renvoyé de manières particulières. Je veux faire ci ou ça, me lier d’amitié avec telles ou telles personnes, réagir plus ou moins bien au fait d’être approché de telle ou telle façon, etc. Ce qui veut aussi dire : le désir n’est jamais purement inné (comme mien). Il existe seulement dans la mesure où il est transmis par l’intermédiaire de quelque chose d’autre. Le désir en lui-même est donc la vérité fantasmatique de notre position sociale par rapport à ce que l’on veut et où/comment/quand. Cependant, ce que l’on discerne n’est que l’intelligibilité (c’est ce que l’intelligibilité est – la discernabilité, la persceptibilité, etc.). Sur le plan épistémologique, il n’y a que le genre. Le désir, alors, est articulié en fonction du genre. Mais il n’existe pas en dehors de son articulation. Le désir est un point de référence nécessaire pour une telle intelligibilité, qui est pourtant en elle-même indéterminée. Il existe seulement dans ses manifestations intelligibles, en tant que genre. Et pourtant le genre en tant qu’intelligibilité libidinale doit se référer à quelque chose qui n’est pas lui-même. La distinction entre les deux est ce que j’appelle une distinction intime : les deux sont, à des égards différents, la même chose (d’un côté, pour quelqu’un.e, de l’autre, en lui-même, d’un côté, l’intelligibilité, de l’autre, la réalité – avec le twist que l’intelligibilité en elle-même est une dimension de la réalité et que la réalité ne peut exister autrement qu’à travers l’intelligibilité).
[20] Voir aussi Luce deLire, “L’Ancien Régime Strikes Back : Letter to Paul B. Preciado,” e-flux, January 2018 https://conversations.e-flux.com/t/l-ancien-regime-strikes-back-letter-to-paul-b-preciado/7566
[21] Je me suis essayé à cela dans Luce deLire, “Lessons in Love I : On Revolutionary Flirting”, in Stillpoint Magazine 009 : TENDER (2021) https://stillpointmag.org/articles/lessons-in-love-i-on- revolutionary-flirting/ ; Luce deLire, “Why Dance in the Face of War ?” (2022) ; Luce deLire, “’The neighbor as a metaphysical constant of virtuality’ – Permeable Subjects : A column”, co-authored and ed. Lene Vollhardt, April 1, 2020, http://artsoftheworkingclass.org/text/metaphysical-neighbors and Luce deLire, “Unlearning Property, Unlearning Violence : The Queer Art of Hospitality“, in Lo : Tech : Pop : Cult : Screendance Remixed, ed. Priscilla Guy and Alanna Thain (London and New York : Routledge 2023).
[22] Ce point manque cruellement dans “Nous sommes toustes non-binaires” [We Are All Nonbinary], d’Amin, spécialement dans ses dernières phrases : « (N)ous devons, avant tout, renoncer au fantasme que le genre est un moyen de connaissance de soi, d’expression de soi et d’authenticité plutôt qu’un schéma social partagé, et donc imparfait. Cela veut dire développer une politique trans robuste et un discours sans identité de genre. » (Amin 2022, 117-118).