Zine :
Lien original : via Questions Trans & Féministes
En anglais : The Woman-Identified-Woman
Préface
The Woman-Identified Woman est un texte exceptionnel dans la littérature féministe : central, mais souvent oublié, méconnu, mal compris. Ancien (écrit en 1970) mais loin d’être dépassé, il offre une perspective toujours actuelle sur des questions faisant encore l’objet de vifs débats au sein des mouvements féministes. C’est un texte éminemment politique, radical, un véritable manifeste lesbien frappant par la justesse des mots qu’il permet de mettre sur le vécu de femme (lesbienne, mais pas seulement). C’est aussi un texte profond et inspirant, et si puissant qu’il parvient à me toucher encore et encore, chaque fois que je le relis.
C’est pour toutes ces raisons qu’il nous parait si important de le faire connaître, de le faire lire. Nous avons donc décidé d’en réaliser pour QTF notre propre traduction, avec certains partis-pris (notamment de ne pas traduire le titre et les termes, centraux, de woman-identified et male-identified), et en espérant qu’elle rende suffisamment hommage à la certaine poétique de l’original. Et parce que la lecture de ce texte, si inspirante, jouissive, presque cathartique, est une chose que l’on se doit de partager avec toutes les femmes – car nous sommes toutes des femmes.
The Woman-Identified Woman
Qu’est-ce qu’une lesbienne ? Une lesbienne, c’est la rage de toutes les femmes concentrée au point d’exploser. C’est la femme qui, souvent dès son plus jeune âge, agit selon sa poussée propre à devenir un être humain plus accompli et plus libre que sa société ne le lui permet – peut-être maintenant, et sûrement plus tard. Au fil des années, ce besoin et ce comportement la poussent au conflit envers les autres, les circonstances et envers les modes de pensée et de comportement convenables, jusqu’à un état de guerre perpétuelle avec le monde extérieur et, souvent, avec elle-même. Elle ne réalise peut-être pas les implications politiques de ce qui pour elle émane d’un impératif personnel, mais elle a été quelque part incapable d’accepter les restrictions et l’oppression que lui impose le rôle le plus fondamental de la société : le rôle féminin. La tourmente qu’elle traverse tend à faire peser sur elle un sentiment de culpabilité d’autant plus fort qu’elle ne satisfait pas les attentes sociales, et/ou finit par l’amener à remettre en question, analyser ce que le reste de la société tolère. Elle doit alors développer son propre mode de vie, passant souvent le plus clair de son temps seule, et découvrant en général bien plus tôt que ses sœurs straight (hétérosexuelles) le caractère essentiellement solitaire de l’existence (dissimulé par le mythe du mariage), et autres désillusions. Dans la mesure où elle ne peut s’affranchir du lourd fardeau de la socialisation féminine, elle ne peut jamais être réellement en paix avec elle-même. Parce qu’elle est piégée quelque part entre accepter ce que la société attend d’elle – auquel cas elle ne peut s’accepter elle-même – et en venir à comprendre ce que cette société sexiste lui a fait, et pourquoi il est à cette société si nécessaire et organique de le faire. Celles d’entre nous qui y parviennent se retrouvent alors à l’autre bout d’un chemin tortueux, au travers d’une nuit qui aurait pu durer des décennies. La perspective acquise au cours de ce voyage, la libération de soi, la paix intérieure, l’amour authentique de soi et de toutes les femmes, sont des choses que l’on se doit de partager avec toutes les femmes – car nous sommes toutes des femmes.
Il faut d’abord comprendre que le lesbianisme, au même titre que l’homosexualité masculine, est un type de comportement qui ne peut exister que dans une société sexiste caractérisée par des rôles sexués rigides et dominée par la suprématie masculine. Ces rôles sexués déshumanisent les femmes en faisant de nous une caste de soutien/de servitude par rapport à la caste maîtresse des hommes, et rendent les hommes émotionnellement infirmes, détachés de leurs corps et de leurs émotions, pour qu’ils puissent efficacement remplir leurs fonctions économiques/politiques/militaires. L’homosexualité est un sous-produit d’une certaine façon d’établir ces rôles (ou comportements admis) sexués. En tant que telle, elle est une fausse catégorie (discordante avec la réalité). Dans une société dans laquelle les hommes n’opprimeraient pas les femmes, et dans laquelle la sexualité pourrait librement suivre les sentiments, les catégories d’homosexualité et d’hétérosexualité disparaîtraient.
Mais le lesbianisme se distingue aussi de l’homosexualité masculine, en ce qu’il sert un but différent dans la société. « Gouine » est un genre d’invective différent de « pédé », bien que tous deux insinuent que l’on ne joue pas le jeu de son rôle assigné, et que l’on ne soit ainsi pas une « vraie femme » ou un « vrai homme ». L’admiration que l’on éprouve, à contrecœur, pour un garçon manqué et le malaise que l’on ressent devant un garçon efféminé mettent en évidence la même chose : le mépris avec lequel on regarde les femmes – ou tout ce qui est vu comme féminin. Et l’on investit énormément d’énergie à maintenir les femmes dans ce rôle méprisable. Lesbienne est le mot, l’étiquette, le statut qui maintient les femmes dans le rang. Lorsqu’une femme voit ce mot proféré contre elle, elle sait qu’elle a franchi les bornes. Elle sait qu’elle a outrepassé les terribles limites de son rôle sexué. Elle fait machine arrière, proteste, rectifie son attitude, pour être bien vue. Lesbienne est un marqueur inventé par l’Homme pour désigner la femme qui se veut son égale, qui défie ses prérogatives (y compris celle de voir les femmes comme une monnaie d’échange entre les hommes), qui ose affirmer la primauté de ses propres besoins. En voir affublées celles qui s’investissent dans la libération des femmes n’en est que l’exemple le plus récent dans un long historique. Nos aînées se souviendront qu’il n’y a pas si longtemps, toute femme qui réussissait, était indépendante et ne dédiait pas sa vie à un homme, rencontrait ce mot. Car pour une femme dans cette société sexiste, être indépendante signifie qu’on ne peut être une femme – on est une gouine. Ceci devrait en soi nous éclairer sur la situation des femmes. Ce que cela dit, aussi clairement que possible, c’est que les mots femme et personne sont contradictoires. Car une lesbienne n’est pas considérée comme une vraie femme. Et pourtant, dans l’imaginaire collectif, la seule différence essentielle entre une lesbienne et les autres femmes, c’est celle de l’orientation sexuelle. Ce qui revient à dire, au fond, que l’essence de la condition de femme est d’être baisée par les hommes.
Lesbienne, c’est l’une des catégories sexuelles en lesquelles les hommes ont divisé l’humanité. Si toutes les femmes sont déshumanisées en objets sexuels, on leur offre, en tant qu’objets de l’homme et en compensation, certains avantages : s’identifier à son pouvoir, son ego, son statut, bénéficier de sa protection (contre les autres hommes), se sentir une « vraie femme », être socialement acceptée en embrassant le rôle qui est le sien, etc. Si une femme en vient à se confronter à une autre, il lui est plus délicat de rationaliser, d’éviter de prendre pleinement conscience de l’horreur absolue de sa condition déshumanisée. D’où la peur primitive de nombreuses femmes de se voir utilisées comme objet sexuel par une autre femme, ce qui ne leur apporterait non seulement aucune contrepartie de la part des hommes, mais révèlerait également le vide de leur véritable condition. C’est cette déshumanisation qui opère lorsqu’une femme hétéro apprend qu’une de nos sœurs est lesbienne : elle se met à se positionner vis-à-vis d’elle comme son objet sexuel potentiel, lui faisant endosser le rôle de l’homme. Elle révèle ainsi son conditionnement hétérosexuel à s’objectifier elle-même dès qu’une relation revêt un caractère potentiellement sexuel, niant à la lesbienne sa pleine humanité. Que les femmes, notamment au sein du mouvement, voient leurs sœurs lesbiennes à travers cette grille de lecture masculine des rôles sexués, revient à accepter le conditionnement culturel masculin et à opprimer leurs sœurs autant qu’elles ont été elles-mêmes opprimées par les hommes. Allons-nous longtemps perpétuer le système masculin de classification, qui ne définit les femmes que par rapport à une autre catégorie de personnes ? Étiquetter comme « lesbienne » non seulement une femme, qui aspire à être une personne, mais également toute situation de vrai amour, de vraie solidarité, de vraie primauté entre les femmes, c’est instaurer une forme primaire de division entre elles : lesbienne est le statut qui cantonne les femmes à leur rôle féminin, c’est le mot qui nous dissuade de forger des attachements, des groupes ou des unions primaires entre nous.
Les femmes au sein du mouvement se sont souvent attachées à éviter d’aborder et de se confronter à la question du lesbianisme. Elle agace les gens. On devient hostile, évasif. On essaie de la replacer dans quelque « problème plus général ». On aimerait autant ne pas en parler. Si on y est obligé, on essaiera de l’éluder comme une vague « diversion mauve »1. Mais cette question n’est pas secondaire ! Il est vital à la réussite et à l’accomplissement de la libération des femmes que l’on s’attaque à ce problème. Tant que l’on pourra utiliser le mot « gouine » pour décourager une femme d’être trop revendicative, pour la garder éloignée de ses sœurs, l’empêcher de faire passer quoi que ce soit avant les hommes et la famille, elle sera dans cette mesure contrôlée par la culture masculine. Tant que les femmes ne pourront voir l’une en l’autre la possibilité d’un engagement primaire incluant amour et sexualité, elles se refuseront à elles-mêmes l’amour et l’importance qu’elles accordent si promptement aux hommes, confirmant ainsi leur statut subalterne. Tant qu’il sera important, à la fois pour les femmes comme individus et pour le mouvement dans son ensemble, d’être convenable aux yeux des hommes, le mot lesbienne continuera à être utilisé contre les femmes. Les femmes ne cherchent pas à s’aliéner le pouvoir masculin, en ce qu’elles se contentent de réclamer d’avantages de privilèges au sein du système. Au lieu de ça, elles cherchent à rendre la libération des femmes acceptable. Et la condition la plus cruciale à cette acceptation, c’est de rejeter le lesbianisme – c’est à dire d’abandonner toute remise en question radicale des fondements de la féminité.
Il faudrait toutefois préciser que certaines femmes, plus jeunes et plus radicales, ont commencé à se pencher plus sérieusement sur le lesbianisme. Mais en n’y voyant jusqu’alors qu’une « alternative » sexuelle aux hommes. Ce qui laisse une fois de plus aux hommes la priorité : à la fois parce que l’idée de s’engager plus pleinement avec les femmes n’apparaît que comme réaction négative aux hommes, et parce qu’une telle relation lesbienne est alors définie simplement par le sexe, ce qui est clivant et sexiste. D’un certain point de vue, à la fois personnel et politique, les femmes peuvent ainsi retirer leur énergie sexuelle et émotionnelle des hommes, et trouver d’autres alternatives pour cette énergie dans leurs propres vies. Mais d’un autre point de vue, politique/psychologique, il faut comprendre que ce qui est crucial est que les femmes commencent à se désengager des modes de réponse masculins. Dans l’intimité de nos propres esprits, nous devons couper ces liens à la racine. Car indépendamment de vers qui nous dirigeons notre amour et notre énergie sexuelle, si nous sommes male-identified2 dans nos têtes, nous ne pourrons atteindre notre autonomie en tant qu’êtres humains.
Mais comment se fait-il que les femmes ne se positionnent que par rapport et aux travers des hommes ? Du fait d’avoir été élevées dans une société masculine, nous avons intériorisé la façon dont la culture masculine nous définit. Elle nous consigne aux fonctions sexuelles et familiales, et nous empêche de définir et de façonner nous-mêmes les termes de nos vies. En échange de notre travail mental, de notre gestion des tâches non-profitables de la société, l’homme ne nous donne qu’une chose : le statut d’esclave qui nous rend légitimes aux yeux du monde dans lequel nous vivons. C’est ce que l’on nomme « féminité », ou « être une vraie femme », dans notre jargon culturel. Nous ne sommes authentiques, légitimes, vraies que dans la mesure où nous sommes la propriété d’un homme dont nous portons le nom. Être une femme qui n’appartient à aucun homme, c’est être invisible, pathétique, fausse. Il valide son image de nous – de ce que nous devons être pour trouver grâce à ses yeux – mais pas notre véritable être ; il valide notre féminité – qu’il définit, relativement à lui – mais ne peut valider nos propres personnes, nos êtres propres et absolus. Aussi longtemps que nous dépendrons de la culture masculine pour nous définir, pour nous valider, nous ne pourrons être libres.
Notre intériorisation de ce rôle constitue une énorme réserve de haine de soi. Pas que cette haine de soi soit conscientisée comme telle. La plupart des femmes la nieraient effectivement. Elle se fait plutôt ressentir comme un inconfort avec son rôle, comme un sentiment de vide, une torpeur, une nervosité, une anxiété paralysante au plus profond de nous. Ou alors, elle peut s’exprimer par ailleurs par notre promptitude à défendre la gloire et la destinée de notre rôle. Mais elle est bien là, sous le coin de notre conscience, nous empoisonnant l’existence, nous rendant détachées de nous-mêmes, de nos besoins, et faisant de nous de parfaites inconnues aux yeux des autres femmes. On essaie d’y échapper en s’identifiant à l’oppresseur, vivant à travers lui, s’appropriant son statut, s’identifiant à son ego, son pouvoir, sa réussite. Pas en s’identifiant à d’autres coquilles vides comme nous. Les femmes fuient toute interaction, à quelque niveau, avec d’autres femmes, qui les renverraient à leur propre oppression, leur propre statut secondaire, leur propre haine d’elles-mêmes. Car se confronter à une autre femme, c’est au fond se confronter à soi-même, ce soi-même que l’on se donne tant de mal à éviter. Dans ce miroir, nous savons que nous ne pouvons vraiment aimer et respecter celle que l’on a fait de nous.
Cette haine de soi et ce manque d’amour propre étant enracinés dans notre identité donnée par l’homme, nous devons bâtir une nouvelle conscience de nous-mêmes. Aussi longtemps que l’on s’accrochera à l’idée « d’être une femme », nous serons en conflit avec ce moi naissant, ce sens de soi et d’être une personne entière. Il est très difficile de comprendre et d’admettre qu’être « féminine » est irréconciliable avec le fait d’être une personne entière. Seules les femmes peuvent se donner mutuellement un nouveau sens d’elles-mêmes. Nous devons développer cette identité par rapport à nous-mêmes, et non par-rapport aux hommes. Cette conscience est la force révolutionnaire de laquelle découlera tout le reste, car notre révolution à nous est viscérale. Pour cela, nous devons être disponibles et attentives les unes envers les autres, donner notre engagement et notre amour, donner le soutien émotionnel nécessaire pour maintenir le mouvement. Notre énergie doit être dirigée vers nos sœurs, et non retourner vers nos oppresseurs. Tant que la libération des femmes essaiera de libérer les femmes sans faire face à la structure hétérosexuelle fondamentale qui nous lie en relation de couple avec nos oppresseurs, nous investirons une énergie colossale à essayer d’arranger chaque relation avec un homme donné, à chercher comment améliorer notre sexualité, comment le faire changer d’état d’esprit – à essayer de faire de lui un « homme nouveau », dans l’illusion que cela ferait de nous la « femme nouvelle ». De toute évidence, nous ne faisons ainsi que diviser notre énergie et notre engagement, nous laissant incapables de nous adonner à la construction des nouveaux modèles qui nous libèreront.
C’est la primauté des femmes s’engageant avec des femmes, des femmes créant une nouvelle conscience l’une de et avec l’autre, qui est au cœur de la libération des femmes, et à la base de la révolution culturelle. Ensemble, nous devons trouver, renforcer et affirmer nos véritables êtres. Ce faisant, nous affirmons l’une en l’autre ce sentiment naissant, luttant de fierté et de force, les barrières qui nous divisent commencent à tomber, nous sentons cette solidarité grandissante envers nos sœurs. Nous pensons d’abord à nous-mêmes, trouvons notre centre en nous-mêmes. Nous voyons reculer le sentiment d’aliénation, d’être coupées du monde, comme derrière une fenêtre verrouillée, d’être incapables d’extérioriser ce que nous savons que nous possédons. Nous nous sentons exister, nous sentons enfin en phase avec nous-mêmes. Avec ce vrai soi, avec cette conscience, nous commençons une révolution qui mettra fin à l’imposition de toute identité coercitive, pour atteindre l’autonomie maximale dans l’expression humaine.
- NdlT En anglais lavender herring (littéralement « hareng mauve »). Les autrices font ici référence aux propos de la féministe américaine Susan Brownmiller, qui en 1970 avait tenté de discréditer l’idée d’une infiltration lesbienne des mouvements féministes d’alors, qualifiant cette idée de lavender herring : double référence à l’expression lavender menace (menace mauve), utilisée par les féministes anti-lesbiennes de l’époque, et à la locution anglaise red herring (hareng rouge), désignant une fausse piste, censée attirer l’attention et faire diversion. Les féministes lesbiennes avaient été fortement offensées par cette formulation, ce qui se ressent dans cette citation sarcastique. ↩
- NdlT: L’expression, qui pourrait se traduire maladroitement par « identifiées-homme » ou « identifiées-aux-hommes » est délicate à comprendre et a souvent été source de confusion avec la façon dont les termes d’identité et d’identification sont utilisés dans les mouvances féministes libérales et queer modernes, où l’on pourrait comprendre qu’une femme « male-identified » s’identifie comme un homme, ou est perçue comme homme. Ici, au contraire, la femme male-identified s’identifie à l’homme, en ce qu’elle se définit comme femme au travers du système masculin de catégorisation. Elle s’identifie au statut de « femme », à la « féminité », catégories définies par et pour les hommes, et pour l’oppression des femmes. Les autrices y opposent le terme woman-identified (« identifiée-femme ») : la femme qui se perçoit elle-même et perçoit les autres par rapport aux autres femmes et non par rapport aux hommes ; qui se désengage de la perception masculine des individus ; qui s’identifie aux autres femmes et non aux hommes. Ces termes ne sont jamais explicités par les autrices, bien que le lecture des paragraphes suivants aide quelque peu à en saisir l’intuition. ↩