Zine :
Lien original : par Devon Price, traduction par Alice de Les Guerillères
En anglais : “Female Socialization” is a Transphobic Myth
Au début de l’été, je prenais un café avec Skyler, une femme cis prof d’histoire à la fac du coin. De retour dans les salles de classe après un an de cours en distanciel, un vieux démon revient la tourmenter : le sentiment que parce qu’elle est une femme, elle serait incompétente.
Sur Internet, Skyler peut se permettre de dissimuler sa véritable identité : son avatar est une espèce de boîte grise, et ses étudiant·es la traitent avec un respect spontané. Mais maintenant, elle se voit rattrapée par la réalité physique : elle apparaît aux yeux des autres comme une femme, et les étudiants hommes recommencent à pondérer et disséquer ses connaissances et son expertise.
« Si je mentionne le nom d’une bataille militaire, les questions fusent dans tous les sens », me confie-t-elle. « Qui était le général ? Combien de soldats y avait-il dans chaque armée ? Combien de morts ? Où étaient-ils enterrés ? Où est conservé le squelette du roi ? »
Skyler doit constamment rester alerte, et commence à pinailler sur des détails qui ne font pas avancer son cours. Dans sa tête, elle prépare des répliques et essaie de faire preuve d’esprit, au cas où un étudiant arrogant viendrait à la défier. À chaque fois qu’un·e étudiant·e lève la main, Skyler doit rappeler qu’il faut l’appeler Dr. Skyler [nom de famille], et non pas « Madame Skyler ». Elle doit engueuler les étudiant·es du fond qui ne veulent pas se taire et cesser de perturber le cous. Chaque jour est un nouveau combat pour se faire respecter. L’année dernière, elle n’avait pas à se préoccuper de ces conneries sexistes, mais désormais, donner cours lui est pesant et éprouvant.
« J’avais oublié combien d’énergie je dois consacrer à tenir tête à ces petits cons », me confie-t-elle, exaspérée. Je fais la moue pour lui signifier mon empathie mais je n’ai pas grand chose de réconfortant à lui répondre. Elle me demande : « Comment tu fais pour gérer ce genre de situation ? » Je lui confesse que mes étudiant·es ne m’ont jamais traité comme ça. Elle fronce les sourcils. Elle ne comprend pas. « Ils ne te mènent pas la vie dure, à toi ? » Je hausse les épaules. Les femmes cis ont toujours l’air surpris quand je leur dis que je ne fais pas face au sexisme. Je dois marcher sur des œufs quand je leur explique, exemples à l’appui, que je suis dans une position très privilégiée, tout en essayant de ne pas sembler vantard. Même si ça m’emmerde d’aborder le sujet, je trouve que c’est important de reconnaître le statut dont je bénéficie. « Aucun·e étudiant·e ne m’a jamais demandé de comptes sur ce que je connais », lui dis-je. « Quand je parle, les gens se taisent et écoutent. Ils/elles me demandent de l’aide. Ils/elles m’appellent Docteur. »
L’air pensif, elle regarde l’herbe autour de nous, essayant de comprendre. « Comment tu fais pour qu’on te prenne au sérieux ? J’ai essayé d’être sympa, ou au contraire sévère, je leur envoie des e-mails sur les règles à observer pendant les cours et leur signale les comportements inadéquats… » « Je n’ai jamais eu à faire ça : on m’écoute sans que j’en fasse la demande. », lui dis-je. Même quand j’étais jeune, que j’avais de longs cheveux et que je portais des robes, je n’avais aucun problème à ce que les étudiant·es m’écoutent. « Je suis désolé, ça doit vraiment être rageant de faire face à ça tous les jours. »
Skyler ne dit rien. Comme c’est le cas pour beaucoup de femmes cis, mon expérience la déconcerte. Inconsciemment et par transphobie larvée, elles pensent qu’au fond je suis comme elles : une femme, avec toutes les expériences auxquelles font face les femmes, et bien sûr les inconvénients qui vont avec. Mais en ce qui me concerne, ça n’a jamais été le cas, même quand j’étais ne femme aux yeux du monde. Quand je parle, les gens m’écoutent. Quand je marche dans la rue, les gens se décalent du trottoir. Quand je me présente comme spécialiste dans un certain domaine, les gens me croient.
Quand j’étais enfant, ma famille a vite compris que je ne voulais ni me marier, ni avoir d’enfants. Même si le sujet me rendait dysphorique, ils/elles n’ont jamais vraiment insisté. À l’âge adulte, personne n’a tenté de me poser les questions traditionnellement associées à la gent féminine sur mes perspectives d’avenir. Par contre, on demande tout le temps à ma sœur quand est-ce qu’elle va atteindre tel ou tel de ses objectifs. Lorsque je suis mal à l’aise ou malheureux, les gens se plient en quatre pour me satisfaire. J’ai rarement besoin de leur rappeler plusieurs fois mes limites.
Les gens accueillent bien ce que je dis même quand je prends un ton susceptible. Quand ma manière de parler est nonchalante, on m’accorde le bénéfice du doute. Combien de fois ai-je vu des gens reprendre mes amies sur la façon dont elles parlent, faire exprès de mal interpréter ce qu’elles disent, voire carrément les remballer ? Je n’ai jamais vécu ça. On me paie pour mon art. Les gens me remercient pour mon expertise, tandis que Skyler doit se battre chaque jour pour que les gens daignent reconnaître la sienne.
« Je croyais que c’était le lot de toutes les personnes AFAB » (« assigned female at birth« , assignées femmes à la naissance). Je dois reconnaître que je trouve très contrariant la manière dont les femmes cis supposent que j’ai mené la même vie qu’elles. C’est très insultant de voir qu’on me traite comme une femme alors que je m’époumone à expliquer que je n’en suis pas une, et ne vis pas en tant que telle. Mais je vous l’accorde : dans mon cas il s’agit simplement d’agaçantes maladresses. Si je le voulais, je pourrais aisément quitter ces endroits où je ne me sens pas à ma place, ça me froisserait juste un peu. Cependant, pour les femmes trans, l’idée que le sexisme est lié aux parties génitales ou au sexe assigné à la naissance devient bien plus coûteux.
Même dans les cercles progressistes et a priori respectueux des personnes trans, j’entends régulièrement parler d trauma lié à la « socialisation féminine » ou au fait d’être « AFAB ». Les gens supposent qu’il est monnaie courante pour toute personne AFAB d’être rabaissée, de ne pas être crue, que les gens leur coupent la parole et les relèguent au second rang, qu’on enfreigne notre vie privée et qu’on viole notre intimité, etc. Parallèlement, les gens pensent que quiconque assigné homme à la naissance a été cru·e, écouté·e, mis·e en valeur, récompensé·e pour son brio.
La « socialisation féminine » est un poncif apprécié des TERFs [voir cet article et celui-ci à leur sujet, NdT] très courant. Les TERFs adorent arguer que, puisque les femmes trans n’ont pas fait l’expérience d’une jeunesse jalonnée des conventions traditionnelles de la féminité, alors elles ne peuvent pas comprendre comment se manifeste le sexisme. C’est certain, ça a été plus facile pour elles. Et puisque le mouvement TERF glorifie la souffrance féminine comme une vertu morale [ce qui s’explique entre autres par ses atomes crochus avec les milieux chrétiens et catholiques dès ses origines, cf. Janice Raymond, NdT], une femme qui n’a pas vécu une enfance (de femme) traumatisante est suspecte. Elle doit croire que tout lui est dû. C’est une prédatrice. Une imposture.
Malheureusement, cette façon de penser n’est pas l’apanage des TERFs. Beaucoup d’ »allié·es » trans (et aussi des personnes trans !) se complaisent dans l’idée que le genre assigné à la naissance détermine comment une personne a grandi, et qui elle est vraiment au fond d’elle-même. Les personnes se proclamant défenseuses des droits des personnes trans utilisent à tort les formulations « AFAB » et « AMAB » [qui ne sont rien d’autre que la version esthétiquement progressiste de formulations telles que « biologiquement mâle » ou « biologiquement femelle » et qui reposent sur les mêmes présupposés cissexistes, NdT] comme si ils/elles donnaient là des informations pertinentes pour comprendre la vie ou l’identité de quelqu’un·e. Ils/elles décrivent la « socialisation féminine » comme s’il s’agissait d’une expérience singulière et universelle qui touchait toutes les classes, races, cultures et familles, mais jamais le sexe assigné.
Il serait temps que l’on arrête de considérer que l’étiquette qu’on a mis sur le front d’un enfant à sa naissance permettra systématiquement de prédire comment vit ou a vécu une personne. En fait, c’est là tout le principe de la libération trans : que la destinée des personnes ne soit pas déterminée par une étiquette qu’elles n’ont pas choisie et à laquelle elles n’ont pas consenti.
Il n’y a pas une seule et unique « socialisation primaire féminine », pas d’expérience « AFAB » ou « AMAB » universelle, et ça cause du tort à tout le monde de persister à croire que ce serait le cas. Voici pourquoi :
La socialisation est notre amie pour la vie
Quand on parle d’avoir « été élevé·e comme une fille » ou d’avoir fait l’expérience d’une « socialisation féminine », on a l’impression que l’enfance est le seul moment de la vie où a lieu l’assignation à un sexe [sexage selon Colette Guillaumin, voir le lexique du blog, NdT]. On absorberait les leçons et les traumas de l’enfance de petite fille, et on ne pourrait jamais s’en débarrasser. C’est une sentence à perpétuité : toute la vie on aura tendance à se refermer sur soi, à se taire, à laisser les personnes « socialisées comme hommes » de son entourage parler en priorité.
C’est une vision extrêmement simpliste du développement humain. En réalité, les humain·es ne cessent jamais d’évoluer. Nos cerveaux ne cessent de s’adapter aux situations et aux circonstances auxquelles nous faisons face, il apprend de nouveaux schémas et modèles en permanence et il se débarrasse également des éléments dont il n’a plus besoin. Nos comportements et nos compétences sociales s’adaptent en permanence : habituellement, le meilleur moyen de prédire l’attitude de quelqu’un·e est le contexte social de lequel il/elle évolue à l’instant T, pas sa personnalité ou son identité. Donc même si une personne avait l’habitude de naviguer le monde en étant considérée comme une fille, elle peut rapidement s’adapter, sur le plan comportemental, à être considérée comme un homme.
Quand une personne se déplace d’une catégorie sociale opprimée à une catégorie privilégiée, son comportement et ses perspectives de vie ont tendance à changer. Les adolescent·es qui un jour se rebellaient contre l’autorité des adultes deviennent des adultes qui à leur tour exercent cette même autorité sur des ados. Les étudiant·es que les profs prenaient de hauts et dont ils doutaient deviennent des pédagogues qui à leur tour vont traiter leurs élèves avec mépris. Nos opinions et nos actions sont empreintes du pouvoir que nous possédons, et cela est vrai quand bien même nous n’en possédions pas par le passé. [C’est tout le sujet de la thèse Transfuges de sexe du chercheur en sociologie de l’EHESS Emmanuel Beaubatie, qui tend à analyser les parcours trans comme des mobilités sociales de sexe, tantôt ascendantes (FtM), tantôt descendantes (MtF), NdT].
Cela implique que même si une personne « a été élevée comme une fille », ses actions et son sens du droit peuvent rapidement changer en obtenant le pouvoir détenu par les hommes. J’ai vu cela se produire à de nombreuses reprises. Un homme trans sort du placard, commence à se présenter et se comporter de façon plus masculine, et soudain tout le monde le traite différemment. Ses collègues pensent que ses idées sont remarquables, que sa manière de parler est percutante. Les mecs commencent à lui raconter leurs histoires racoleuses de conquêtes sexuelles, tandis que la nuit les femmes changent de trottoir pour l’éviter. [Lire ce texte à ce sujet, et également les travaux de Joao Gabriel sur l’importance de la race dans la réassignation au sexe masculin des hommes trans, NdT]
S’il s’agit d’un homme noir, on aura tendance à appeler les flics beaucoup plus souvent en sa présence, ou encore les femmes blanches auront-elles tendance à l’hypersexualiser et le traiter comme un objet. Les hommes trans sont perpétuellement masculinisés – parce que la socialisation est un processus continu qui ne s’arrête jamais pour personne.
Dans son livre Delusions of Gender, Cordelia Fine parle d’un scientifique trans dont les travaux sont immédiatement salués lorsqu’il se révèle être un homme. Juste parce que c’est un homme, le public apprécie davantage son travail. Ce scientifique se rend compte que les gens colportent des ragots à son sujet, affirmant que ses recherches sont bien plus abouties et impressionnantes que celles de sa sœur. Évidemment, ce scientifique n’a pas de sœur : les gens parlaient de la recherche qu’il avait effectué avant sa transition, sous son deadname.
Quand on est traité avec plus de respect (ou au contraire de peur), notre perception de nous-même change. Ça transforme également notre façon d’évoluer dans la vie publique. Il en va de même lorsque soudainement on paraît plus fragile, stupide, doux·ce ou féminin·e. Nombreuses sont les femmes trans qui se sont exprimées sur la sensation de perdre le (semblant de) privilège masculin qu’elles possédaient à l’occasion de leur coming-out – mais faut-il encore qu’elles en aient bénéficié en premier lieu [en effet, les chercheur·ses qui s’attardent sur les parcours trans ont observé que les enfances des personnes MtF étaient loin d’être des enfances typiques d’hommes, toutes choses égales par ailleurs, et réciproquement avec celles des personnes FtM. Cela les a conduit à émettre l’hypothèse d’un échec dans la socialisation genrée qui a mené à la transition – ce que certain·es, à l’instar de Pauline Clochec, appellent la socialisation différenciée, NdT]. Même si l’on se remémore les expériences de notre petite enfance où l’on nous forçait à jouer au foot ou à porter des robes, nos esprits ne tournent pas éternellement autour de cela, et ne demeurent pas inchangés par la position de pouvoir dans laquelle nous nous trouvons (ou pas) désormais. Parler de la « socialisation genrée » comme d’un monolithe universel, d’une expérience singulière et linéaire qui est confinée à la période de l’enfance est donc inexact.
Nos interactions constituent notre socialisation
La socialisation genrée est comme une rue à double sens : tu y es exposé·e et tu y réponds en retour. Et en retour les gens réagissent à ta réponse. C’est une danse, une négociation, un dialogue qui n’en finit pas. Il n’y a pas deux personnes qui partagent exactement la même expérience de l’enfance ; demandez à n’importe quel groupe de frères et sœurs, y compris des jumeaux, et vous constaterez rapidement comment les caractéristiques propres d’une personne façonnent les réactions sociales qu’elle obtient.
Les nourrissons qui sourient beaucoup et dorment sans encombre sont câlinés plus longtemps et traités avec davantage de tendresse que les bébés qui pleurent beaucoup. La tendresse et l’affection reçue (ou non) affectent par la suite comment les enfants se perçoivent, et la facilité (ou difficulté) avec laquelle ils s’attachent aux autres. Les enfants qui rentrent bien dans le moule des normes de genre sont récompensé·es pour leur compréhension. Ceux/celles d’entre nous qui bafouent les attentes genrées sont puni·es, exclu·es et ignoré·es. Dès l’enfance, beaucoup d’entre nous essaient de dissimuler nos « bizarreries » de genre pour survivre. Ou alors on nous ignore et on fait comme si on était invisibles parce que nos existences ne semblent pas raisonnables.
Dans son livre Uncomfortable Labels: My Life as a Gay Autistic Trans Woman, l’autrice Laura Kate Dale parle de comment son autisme a été ignoré parce que ses caractéristiques extérieures et centres d’intérêt étaient typiquement féminins. Même si elle a été assignée homme à la naissance et était à l’époque perçue comme un garçon, Dale aimait les choses dites féminines. Elle était sage et avait la tête dans les nuages. Donc comme beaucoup de petites filles autistes, sa neurodivergence a été négligée. Laura Kate Dale a vécu une expérience de « socialisation féminine » assez canonique – on pourrait même dire une expérience d’ »autisme féminin » – même si personne à l’époque ne l’identifiait comme une femme. Elle se comportait comme on l’attend de la part des femmes, et tout le monde y a réagi. La socialisation genrée est une interaction entre ce qui est attendu de nous et comment on y réagit.
Grace Lavery, une universitaire et autrice, a décrit qu’avant sa transition, elle a été la proie et la victime d’hommes hétérosexuels, de la même manière que le sont de nombreuses femmes cis. Malgré le fait qu’elle ait fréquenté une école de garçons renommée qui lui a permis d’intégrer Oxford, et qu’elle ait bénéficié de privilèges masculins, les hommes autour d’elle ont compris qu’il y avait manifestement quelque chose de non-masculin, de non-cis chez elle. Elle ne pouvait pas masquer ses traits, même quand elle était encore dans le placard. Et elle en a payé le prix fort.
Tout au long de ma vie, mon attitude et mes manières ont conduit les gens à me traiter plus ou moins comme un homme. Quand j’étais dans le club d’art oratoire du lycée, je ressemblais certes à une femme, mais j’étais avant tout un concurrent sûr de lui, dont l’assurance frôlait l’arrogance, j’enchaînais les répliques à toute vitesse, je portais sans prétention aucune des costumes amples, je fixais mes adversaires dans les yeux avec férocité. J’ai reçu d’excellentes critiques de la part des juges, je suis allé deux fois aux championnats nationaux et j’ai été classé parmi les sept premiers du pays en art oratoire improvisé.
Lors des tirages au sort, aucun juge n’a jamais fait de remarque sur mon apparence ou accusé d’être trop agressif. Pas même une fois, en quatre ans de combats multiples par semaine. En comparaison, il y avait une fille de mon club qui arborait une féminité bien plus conventionnelle que moi. Elle avait beau être était une très bonne oratrice et rédactrice, les juges la décrédibilisaient systématiquement en commentant sa tenue, sa coiffure, son maquillage, ses manies, son attitude. Ils lui disaient qu’elle s’habillait trop sexy et qu’elle ne prenait pas la compétition au sérieux. Mon équipier, lui, était un homme gay efféminé, et il se prenait des remarques similaires. Les juges lui disaient qu’il n’était pas sûr de lui, trop hésitant – en bref, pas assez masculin.
Parmi nous trois, j’étais celui qui recevait le traitement le plus conventionnellement masculin, même si à l’époque je vivais en tant que femme. Et c’est en partie parce que j’avais déjà adopté des comportements très masculins. Je savais qui j’étais, comment je voulais être perçu, et je me comportais en ce sens. Même si d’aucuns à l’époque n’auraient dit de moi que j’étais un homme, ils l’ont inconsciemment remarqué et j’en ai été récompensé. [Petite anecdote : je fus pour ma part – alors que j’étais encore un homme au lycée – affectée en EPS dans les équipes non-mixtes des femmes, et concourrais avec leur barème, étant aux yeux du prof trop peu masculin, NdT]
L’observation joue un rôle dans la socialisation
La socialisation genrée ne s’effectue pas en secret ou en vase clos.
Quand la société nous pousse à être une fille ou un garçon, on est dans le même temps témoins des attentes et des normes assignées à l’autre genre. On remarque qui dans sa famille s’occupe du linge, et qui nettoie la gouttière. On regarde des émissions et des films avec des personnages féminins et masculins. Quand un petit garçon s’écorche le genou et commence à pleurer, nous constatons comment on réprimande sa faiblesse, et nous tirons des leçons de ce que signifie la virilité – même si nous ne sommes pas un homme. Nous grandissons tous·tes dans un monde cissexiste (cf lexique), qui nous apprend que le corps d’une personne dicte comment il/elle doit s’habiller, dans quel toilette aller, qui il/elle est censé·e fréquenter, ce à quoi aspirer. On apprend les attentes genrées propres aux deux sexes, et on est témoin·te de la pénalité encourue quand on échoue à rentrer dans le moule. En réalité, parler d’une socialisation cissexiste est plus précise puisque chacun·e d’entre nous est entraîné·e à se voir et à percevoir les autres de manière binaire et déterminée biologiquement.
Je n’ai jamais voulu être une petite fille modèle. Je m’en fichais qu’on me dise que les filles doivent porter du maquillage et avoir envie d’avoir des bébés. Je m’intéressais davantage à ce que ça voulait dire d’être un garçon. Mais je ne voulais pas non plus incarner le parfait garçon hétérosexuel, donc j’ai cherché des modèles masculins alternatifs : généralement des modèles efféminés et/ou gays.
Je me souviens d’une fois au collège où j’ai pris la décision d’imiter Hannibal Lecter [he’s a truscum!], mon personnage de fiction favori. Je me suis imprégné des livres de Thomas Harris, et j’ai essayé de me comporter comme un parfait cannibale : solitaire, cultivé, exigeant et austère, et avec un profond penchant pour la violence. Je parlais avec une élégance artificielle et réfléchie. Cette année-là je me suis beaucoup battu, j’ai planté un garçon qui m’a caressé plusieurs fois les cuisses avec un crayon à papier. Personne ne m’a cherché les noises après ça. J’étais si fier de vivre comme un méchant, un méchant masculin avec un vernis queer.
Mes amies m’ont tourné le dos. Je me fichais des potins des célébrités, de faire du shopping, ou de parler aux garçons comme elles, elles le faisaient. Du coup j’ai commencé à traîner avec des gosses « alternatifs » : des punks et des gothiques de tout poil, des garçons emo qui portaient des jeans de femme, et des filles qui se rendraient compte plus tard qu’elles sont bisexuelles ou lesbiennes. Aucun d’entre nous ne pouvait verbaliser que nous étions lié·es par une sorte d’étrangeté homosexuelle. Niveau genre et sexualité, nous étions « socialisé·es » comme le sont tous les enfants chelous, les freaks – on nous a mis·es à l’écart et considéré comme des bêtes curieuses.
Rester dans le placard est une expérience de socialisation traumatisante
Quand des personnes discutent de la socialisation genrée, elles affirment avec assurance que ce processus est quasi identique que tu réussisses à te conformer dans le moule de ton genre assigné ou non. Ça n’a aucun sens quand on se penche sur la réalité des gamin·es trans et sexuellement non identifiables.
Mettons qu’un petit garçon subisse des moqueries parce qu’il aime jouer à la poupée, est mis à l’écart par les autres garçons parce qu’il est fait comme les filles, et qu’au final il se sent en sécurité uniquement en la présence de ses sœurs et de sa maîtresse d’école. Peut-on vraiment affirmer que cet enfant a connu une « socialisation masculine » ? Peut-on dire qu’un gosse qui s’est fait frapper parce qu’il est trop efféminé ne peut pas comprendre ce qu’est la violence liée au genre ? La vie entière de ces gamins tourne autour de la violence de genre ! En réalité, ils ont subi un type de violence particulièrement pernicieuse et documentée par les statistiques : la transmisogynie. Il s’agit d’une haine envers les femmes trans qui va au-delà tout en se recoupant avec la misogynie dont les femmes cis font l’expérience.
Les personnes qui subissent la transmisogynie ne sont pas seulement excessivement la cible de la violence sexiste, mais elles sont aussi représentées dans la culture comme des colportrices de violence – et non comme des victimes de celle-ci. Ce sont elles qui reçoivent la misogynie, et pourtant quand elles qualifient ainsi cette violence, on les accuse d’être de dangereuses prédatrices qui s’approprient la féminité. La transmisogynie rend vulnérable un groupe de femmes à la fois extrêmement visible et extrêmement exclu socialement. Tout au long de leur vie elles sont l’autre, mais on leur refuse le langage et la possibilité de nommer cette différence.
La plupart des gens comprend qu’être un·e homo dans le placard n’est pas la même chose que d’être hétérosexuel·le. On ne dit pas des gamins homos dans le placard qu’ils/elles ont été « socialisé·es en tant qu’hétéros ». En matière d’orientation sexuelle, les gens saisissent que ça soit violent d’être forcé·e de vivre en tant que ce que l’on n’est pas. On comprend que ne pas se connaître est dévastateur, peut rendre dingue, et que la haine de soi et le désarroi te bouffent de l’intérieur. Comment les gens détectent tout de même quelque chose de « bizarre » en vous, et vous sanctionnent pour cela, avant même que cela ne devienne une identité que vous puissiez nommer. Ce n’est pas un luxe que les gens pensent d’une personne gay/lesbienne qu’elle est hétérosexuelle. Pourquoi ça le serait que les gens supposent qu’on est cis quand on est en fait trans ? [à nuancer ici, NdT]
En tant que personne transmasculine, avoir « été élevé comme une fille » n’a pas été à l’origine de mon trauma lié au genre. Qu’on me force à être cis, si. Pour moi, c’est se mettre le doigt dans l’œil que de se concentrer sur la manière dont le fait d’être « socialisé en tant que fille » nous nuit. Le vrai problème est qu’on s’obstine à assigner un sexe – sans leur accord – à des nourrissons. Si combattre le sexisme est un besoin vital, ça ne me soulagera pas de la douleur du cissexisme [ou plutôt le cissexisme est une facette du système sexiste qui doit être pris en compte, NdT]. Et mettre un terme à la misogynie envers les femmes cis ne libérera pas les femmes trans de la transmisogynie [discutable, surtout si l’on considère que la fin de la misogynie signifie la fin de la division de la société en catégories de sexe, NdT]. Tant que le monde continuera à imposer ses normes cissexuelles, ceux/celles d’entre nous qui s’en écartent auront droit à une expérience de socialisation particulièrement douloureuse.
La socialisation relève autant du genre que de la race, de la classe et de la culture d’origine
La signification de ce que sont un homme ou une femme diffère selon les cultures, la période historique et les circonstances sociales. Donc quand on parle de quelqu’un qui a été élevé·e comme un garçon ou comme une fille, il faut prendre en compte ces facteurs-là.
L’idée que la féminité est acquise en ne parlant trop fort et en ayant l’air faible est basée sur le mythe de l’innocence et de la fragilité blanche. Historiquement, les riches aristocrates voyaient leurs femmes et leurs filles comme de délicates fleurs ayant besoin de protection, afin qu’elles restent bien dociles et isolées. Mais ceci a aussi servi à justifier la violence raciste envers les personnes noires – et plus largement les minorités raciales – perçues comme des menaces violentes et (donc) masculines à la pureté blanche. Quand on parle de l’enfance des filles comme faite de robes, de douceur et de fleurs pastel, on oublie que cette idée artificielle de la féminité n’est en réalité associée qu’à une catégorie précise de petites filles. Dans la même veine, rester à la maison pour s’occuper des enfants est une valeur qui a émergé dans les familles où les femmes jouissaient du confort de ne pas avoir besoin de travailler. Si vos ancêtres ont été réduits en esclavage ou alors que votre famille a récemment connu l’immigration, vous avez probablement toujours vu les femmes de votre famille travailler. Et quiconque a connu la pauvreté dans son foyer ou son milieu d’origine n’a pas appris à associer la féminité avec l’oisiveté, la passivité et la fragilité. Ces femmes n’avaient aucun choix que d’être fortes.
Le féminisme blanc a depuis longtemps la mauvaise habitude de simplifier la lutte pour la justice entre les sexes, pensant à tort que toutes les femmes doivent être libérées sous les mêmes conditions. Pour beaucoup de femmes noires, c’est la présomption qu’elles sont fortes qui se trouve être oppressante, et non pas la vulnérabilité, qui elle est associée aux femmes blanches. Pour les femmes noires, fondre en larmes est un acte de bravoure dans un monde qui ne ménage pas leurs émotions et les déprécie. Prendre du temps pour soi et se faire belle n’est pas forcément une évidence quand on a grandi dans la pauvreté. Ce n’est pas pour rien si l’identité fem a émergé et s’est répandu largement dans les milieux ouvriers lesbiens.
Toutes les femmes ne doivent (et non vont) pas se libérer de la même manière et depuis un même joug. Il n’existe pas d’idéal masculin universel qui transcende toutes les cultures, toutes les classes sociales ou toutes les périodes de l’histoire. Malheureusement, dans les discussions autour du genre, les gens ont tendance à penser que les femmes font toutes face aux mêmes exigences. Mais cela obstrue les expériences des femmes à la croisée de plusieurs dominations, comme les femmes trans racisées. On n’a pas inculqué aux femmes trans racisées qu’il faut être des mères de familles et des épouses délicates et calmes, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’elles détiennent plus de pouvoir que les femmes cis blanches. Bien au contraire. Les femmes trans racisées font les frais des stéréotypes racistes sur la supposée dangerosité des personnes noires, ou issues d’autres minorités raciales. Leur transgression du genre les rend particulièrement vulnérables. Elles aussi font elles face à l’hostilité et la déshumanisation visant les femmes racisées.
Les suppositions sur la faiblesse d’une personne n’est pas la seule manière d’affaiblir quelqu’un. Souvent, il est encore plus dangereux que les gens pensent que vous êtes effrayant·e ou fort·e. Cet ensemble complexe de facteurs explique pourquoi les femmes trans racisées sont autant victimes de meurtres racistes et transmisogynes, et pourquoi la société est aveugle à leur marginalisation. Leur condition ne peut être correctement appréhendée et prise en compte au sein du modèle de la féminité des femmes cis blanches. Il ne suffit pas de vaincre le sexisme pour les sauver, ni pour sauver n’importe lequel/laquelle d’entre nous. Nous devons aussi démanteler le racisme, la transmisogynie et la misogynoir [mêmes remarques que plus haut, NdT].
J’aimerais bien que lorsque Skyler réfléchit au sexisme auquel elle fait régulièrement face, elle prenne du recul et remarque en quoi son expérience en tant que femme est spécifique et restreinte. Le sexisme qu’elle subit est bel et bien réel, et il faut sincèrement le combattre. Mais au lieu de penser sa propre oppression comme un élément ancré dans une vaste dynamique de cissexisme, de transmisogynie et de racisme, elle pense que son malheur est dû à la seule assignation de naissance. Ce point de vue ne peut qu’asphyxier et fragiliser la lutte féministe et la libération trans. En vérité, non seulement celui-ci n’aide pas Skyler mais il balaie dans le même d’un revers de la main les conditions les personnes qui ne vivent pas le sexisme de la même manière.
Alors même si ça m’agace, je continuerai à rappeler à Skyler que ma vie n’a rien à voir avec la sienne. Je continuerai à tordre le cou au mythe de l’expérience commune que partageraient les « personnes AFAB » ayant vécu la « socialisation féminine ». Mais surtout, je continuerai à évoquer la participation nette et préjudiciable que jouent la transmisogynie, le cissexisme et la suprématie blanche dans l’oppression sexiste. Parce que nous n’avancerons jamais si nous continuons à être obsédé·es par la socialisation primaire, ou à agir comme si le sexisme était un problème propre aux « AFAB ».
NdT : comme me le faisait remarquer une amie récemment, dans le cas de la transsexualité, l’usage qui est fait des concepts de socialisations primaire et secondaire est en tant que tel incorrect : en sociologie, la primauté et la secondarité désignent non pas des rapports de temporalité mais des rapports de causalité. Il s’agit de relations de cause à effet entre le sujet et son environnement, sa culture : l’individu est l’effet des institutions primaires acquises par sa socialisation primaire et la cause des institutions secondaires qu’il reproduit dans sa socialisation secondaire. Par exemple, la religion acquise dans la socialisation primaire est ensuite retransmise (ou pas) par des rites. Ce qui à l’origine permettait de penser une interaction réciproque de l’individu et de la culture avec ses réussites et ses échecs est dans le cas de la transsexualité confondu avec une détermination biologique et une assignation qui la suivrait, et l’issue échec/réussite ne désigne alors plus un ensemble d’interactions (comme le choix de l’athéisme, qui peut être compris comme un échec de la reproduction sociale autant que comme la reproduction d’autres formes de socialisation telles que la transmission d’une culture scientifique) mais simplement une prise de conscience correcte ou incorrecte de sa propre perception sexuée. Merci P. A. pour la tangente !
Par Devon Price, originellement publié le 2 août 2021 sur son blog et traduit de l’anglais par Alice. Relecture et annotations par Alicia.