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Lien original : par Silvia Federici, traduit par Noémie Grunenwald, extrait de Rééchanter le monde, via lundimatin
Ce lundi, nous vous proposons un extrait de Réenchanter le monde. Ce recueil de textes inédits en français, traduit de l’anglais par Noémie Grunenwald, poursuit les réflexions que Federici travaille depuis de nombreuses années : la critique du travail reproductif y est mobilisée afin d’expliciter les conditions historiques de l’exploitation et de la mise au travail des corps. Dans l’article reproduit ci-dessous, qui vient clore le recueil, Federici aborde ce sujet du point de vue de la critique de la technique et de l’écologie politique, en esquissant les conditions d’une politique des communs réellement émancipatrice.
Réenchanter le monde : techniques, corps et construction des communs
Un siècle presque s’est écoulé depuis « La profession et la vocation de savant », où Max Weber a évoqué « [l]e destin de notre temps, avec les traits qui lui sont propres – […] surtout le désenchantement du monde », phénomène qu’il attribuait à l’intellectualisation et à la rationalisation produites par les formes modernes d’organisation sociale [1]. Par « désenchantement », Weber entendait la dissipation du religieux et du sacré dans le monde. Mais nous pouvons également interpréter sa mise en garde dans un sens plus politique, comme une allusion à l’émergence d’un monde où notre capacité à admettre l’existence d’une logique différente de celle du développement capitaliste est chaque jour un peu plus remise en cause. Ce « blocage » a de nombreuses sources qui empêchent la misère de notre vie quotidienne d’amener une action transformative. La restructuration globale de la production a démantelé les communautés ouvrières et creusé les divisions implantées par le capitalisme dans le corps du prolétariat mondial. Mais ce qui empêche nos souffrances de générer des alternatives au capitalisme, c’est aussi le pouvoir de séduction que la technologie exerce sur nous, puisqu’elle semble nous donner des pouvoirs sans lesquels il nous apparaît impossible de vivre. Le but de cet article est de remettre en question ce mythe. Il ne s’agit pas de s’engager dans une offensive stérile contre la technologie en rêvant d’un retour impossible vers un paradis primitiviste, mais de tenir compte du coût de l’innovation technologique qui nous hypnotise et, surtout, de nous rappeler les savoirs et les facultés que nous avons perdues dans leur production et leur acquisition. C’est à l’exploration de logiques et de raisonnements autres que ceux du développement capitaliste que je me réfère lorsque je parle de « réenchanter le monde », pratique qui me semble centrale dans la plupart des mouvements antisystèmes et que je pense être une condition préalable à la résistance à l’exploitation. Si tout ce que nous savons et tout ce à quoi nous aspirons est produit par le capitalisme, alors il ne reste plus aucun espoir de changement qualitatif. Les sociétés qui ne sont pas prêtes à réduire leur recours à la technologie industrielle doivent s’attendre à des catastrophes écologiques, à une compétition pour l’accès aux ressources de plus en plus rares et à un sentiment croissant de désespoir quant à l’avenir du monde et au sens de notre présence sur terre. Dans ce contexte, les luttes qui visent à reruraliser le monde – par exemple, par la réappropriation des terres, la libération des rivières et la destruction des barrages qui les enserrent, la résistance à la déforestation et, au centre de toutes, la revalorisation du travail reproductif – sont essentielles à notre survie. Ce sont les conditions non seulement de notre survie physique et matérielle, mais aussi d’un « réenchantement » du monde, puisqu’elles réunifient ce que le capitalisme a séparé : notre relation avec la nature, avec les autres et avec notre corps, nous permettant ainsi non seulement d’échapper à l’attraction gravitationnelle du capitalisme, mais aussi de retrouver un certain sentiment de totalité, d’intégrité et de complétude dans nos vies.
Techniques, corps et autonomies
Partant de ces prémisses, je soutiens que le pouvoir de séduction qu’exerce sur nous la technique de pointe est la conséquence de l’appauvrissement – économique, écologique, culturel – de nos vies [2], provoqué par cinq siècles de développement capitaliste même – et surtout – dans les pays où il a atteint son apogée. Cet appauvrissement se caractérise par de nombreux aspects. Loin d’avoir créé, comme l’imaginait Marx, les conditions matérielles de la transition vers le communisme, le capitalisme a généré misère et pénurie à l’échelon mondial. Il a dévalorisé les activités par lesquelles nos corps et nos esprits se reconstituent après avoir été consumés dans le processus de travail et il a surexploité la Terre à un point tel que celle-ci est de moins en moins en mesure de supporter notre vie. Comme le disait Marx en faisant allusion au développement de l’agriculture,
« […] tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, par exemple les États-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement et plus ce processus de destruction est rapide. Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur » [3].
Cette destruction ne nous apparaît pas forcément de manière évidente, car la portée mondiale du développement capitaliste lui permet de placer la plus grande partie de ses conséquences matérielles et sociales hors de notre vue, de manière qu’il nous devienne difficile d’évaluer le coût global de toute nouvelle forme de production. Comme l’écrivait le sociologue allemand Otto Ullrich, c’est uniquement la capacité des techniques modernes à transférer ses coûts sur des étendues considérables de temps et d’espace, et par conséquent notre incapacité à voir les souffrances causées par notre usage quotidien d’outils technologiques, qui permet la persistance du mythe de la technologie comme source de prospérité [4]. En réalité, l’application capitaliste de la science et de la technologie à la production s’est avé- rée si coûteuse du point de vue de ses effets sur la vie humaine et sur notre écosystème que si elle venait à se généraliser, la terre en serait détruite. Comme cela a souvent été défendu, la généralisation de ce mode de production ne serait possible qu’à condition qu’une autre planète soit disponible pour d’autres pillages et pollutions [5].
Il existe en outre une autre forme d’appauvrissement, moins visible, mais tout aussi dévastatrice, qui a été amplement ignorée par la tradition marxiste. Il s’agit de la perte engendrée par la longue histoire de l’offensive capitaliste sur nos pouvoirs autonomes. Je fais ici référence à cet ensemble de besoins, d’envies et d’aptitudes, que plusieurs millions d’années d’évolution en proche relation avec la nature ont sédimentées en nous, et qui constitue l’une des principales sources de notre résistance à l’exploitation. Je veux parler de notre besoin de soleil, de vent, de ciel, de notre besoin de toucher, sentir, dormir, faire l’amour et d’être au grand air, plutôt que d’être entouré∙e∙s de murs clos (garder les enfants enclos∙e∙s entre quatre murs reste l’un des principaux défis des enseignant∙e∙s partout dans le monde). L’insistance sur la construction discursive du corps nous a fait perdre de vue cette réalité. Pourtant, cette structure de besoins et d’envies agglomérées qui est à la base de notre reproduction sociale a puissamment limité l’exploitation du travail. C’est pourquoi, dès la première phase de son développement, le capitalisme a dû faire la guerre à notre corps, faisant de lui le signifiant de tout ce qui est limité, matériel et opposé à la raison [6].
L’intuition de Foucault quant à la primauté ontologique de la résistance [7] et à notre capacité à produire des pratiques libératrices peut s’expliquer sur la base d’une interaction constitutive entre nos corps et un « dehors » – appelons-le cosmos, monde de la nature – qui a été incroyablement productrice d’aptitudes, d’imagination et de visions collectives, bien qu’il s’agisse de toute évidence d’une interac- tion sociale et culturelle. Vandana Shiva nous a rappelé que toutes les cultures d’Asie du Sud sont issues de sociétés vivant au contact rapproché des forêts [8]. Par ailleurs, les découvertes scientifiques les plus importantes ont été faites dans des sociétés précapitalistes, où la vie des gens était profondément infiuencée à tous les niveaux par leur interaction quotidienne avec la nature. Il y a quatre mille ans, les Babylonien∙ne∙s et les Mayas qui observaient le ciel ont découvert et cartographié les principales constellations ainsi que les mouvements cycliques des corps célestes [9]. Les navigateurices de Polynésie pouvaient évoluer en haute mer par les nuits les plus sombres et retrouver leur chemin jusqu’au rivage en lisant la houle de l’océan – leurs corps étant tellement en harmonie avec les flots et les ondulations changeantes des vagues [10]. Les populations autochtones de l’Amérique précoloniale ont développé les cultures qui nourrissent aujourd’hui le monde, avec une maîtrise qu’aucune innovation agricole des cinq cents dernières années n’a pu surpasser et générant une abondance et une diversité qu’aucune révolution agricole n’a pu égaler [11]. Je me suis tournée vers cette histoire, si peu connue ou si peu étudiée, afin de faire remarquer l’appauvrissement terrible que nous avons subi au cours du développement du système capitaliste, qu’aucun dispositif technique n’a pu compenser. En effet, parallèlement à l’histoire de l’innovation technique capitaliste, nous pourrions écrire une histoire de la désaccumulation de nos savoirs et compétences précapitalistes, qui est au fondement de l’exploitation capitaliste de notre travail. Interpréter les éléments, découvrir les propriétés médicinales des plantes et des fleurs, tirer notre subsistance de la terre, vivre dans les bois et les forêts, se diriger sur les routes et les mers grâce aux étoiles et aux vents sont autant de compétences qui, aujourd’hui comme hier, constituent des sources d’« autonomie » qui doivent être détruites. Le développement des techniques industrielles capitalistes s’est fondé sur cette perte et l’a amplifiée.
D’une part, au cours du processus de production, le capitalisme s’est approprié les compétences et les savoirs ouvriers, de sorte que, selon les termes de Marx, « le moyen de travail apparaît comme le moyen d’assujettir, d’exploiter et d’appauvrir le travailleur [12] ». D’autre part, comme je l’ai soutenu dans Caliban et la Sorcière, la mécanisation du monde s’est fondée sur, et a été précédée par, la mécanisation du corps humain qui s’est matérialisée en Europe par les « enclosures », la persécution des vagabond∙e∙s et les chasses aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles. Il est important de rappeler ici que les technologies ne sont pas des dispositifs neutres, mais qu’elles impliquent des systèmes spécifiques de relations, « des infrastructures physiques et sociales particulières [13] », ainsi que des régimes cognitifs et disciplinaires qui capturent et incorporent les aspects les plus créatifs du travail humain investi dans le processus de production. Et cela reste vrai pour les technologies numériques également. Mais il est difficile de se défaire de l’idée que l’arrivée de l’ordinateur aurait été un bienfait pour l’humanité, qu’elle aurait permis la réduction de la quantité de travail socialement nécessaire et qu’elle aurait augmenté notre richesse sociale et notre capacité de coopération. Pourtant, si l’on fait le compte des besoins nécessaires à l’informatisation, cela nuance fortement toute conception optimiste de la révolution de l’information et de la société du savoir. Comme nous le rappelle Saral Sarkar, la production d’un seul ordinateur demande en moyenne entre quinze et dix-neuf tonnes de matériaux et trente-trois mille litres d’eau douce, qui sont bien sûr réquisitionnés sur nos ressources communes, plausiblement des eaux et des terres collectives des communautés d’Afrique, d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud [14]. En effet, nous pouvons appliquer à l’informatisation ce qu’écrivait Raphael Samuel sur l’industrialisation : « Si l’on regarde les techniques [industrielles] du point de vue du travail plutôt que du capital, on se rend compte que présenter la machine comme un outil qui nous dispense de labeur, c’est faire une caricature cruelle. […] Au-delà des exigences imposées par la machinerie en elle-même, il y a l’immense armée qui travaille à l’approvisionner en matières premières [15]. »
L’informatisation a également augmenté les capacités militaires de la classe capitaliste ainsi que ses capacités de surveillance de notre travail et de nos vies – des évolutions qui effacent les quelques avantages que nous pouvons tirer de l’utilisation des ordinateurs personnels [16]. Plus important encore, l’informatisation n’a réduit ni le temps de travail – la promesse de toutes les utopies technologiques depuis les années 1950 – ni la charge du travail physique. Nous travaillons actuellement plus que jamais. Le Japon, terre mère de l’ordinateur, a mené le monde vers un phénomène nouveau de « mort par le travail ». Pendant ce temps, aux États-Unis, une petite armée de prolétaires – qui se compte en milliers d’individus – meurt chaque année dans des accidents du travail, pendant que bien plus encore contractent des maladies qui raccourciront leur vie [17].
De plus, avec l’informatisation, l’abstraction et la discipline du travail atteignent leur paroxysme, de même que notre aliénation et notre désocialisation. Le niveau de stress que le travail numérique génère peut se mesurer par l’épidémie de maladies mentales – dépression, angoisse, anxiété, trouble de l’attention, dyslexie – désormais typiques des pays les plus avancés techniquement, comme les États- Unis. Ces épidémies peuvent d’ailleurs aussi s’interpréter comme des formes de résistance passive, comme des refus d’obtempérer, de se transformer en machines et d’intérioriser les plans du capital [18].
Au final, l’informatisation n’a fait qu’amplifier l’état de misère général, donnant corps au concept d’« homme-machine » de Julien de La Mettrie. Derrière l’illusion de l’interconnexion se cache un nouveau type d’isolement et de nouvelles formes de distanciation et de séparation. Grâce aux ordinateurs, nous sommes désormais des mil- lions à travailler dans des conditions où tous nos gestes sont surveillés, enregistrés et potentiellement réprimés, où nos relations sociales se désagrègent le long des semaines passées devant l’écran qui nous font perdre le plaisir du contact physique et des conversations en face à face, et où l’attraction de la réaction immédiate a rendu la communication plus superficielle, remplaçant les correspondances réfléchies par des échanges distraits. Nous prenons également conscience du rythme effréné auquel nous habitue l’ordinateur, qui génère de plus en plus d’impatience dans nos interactions quotidiennes avec les autres, qui ne peuvent aucunement égaler la vélocité de la machine.
Dans ces conditions, nous devons refuser l’axiome récurrent des analyses du mouvement Occupy, selon lequel les techniques numériques (Twitter, Facebook) seraient les courroies de transmission de la révolution mondiale, les amorces des « printemps arabes » et du mouvement des places. Si Twitter peut effectivement rassembler des milliers de personnes dans les rues, c’est seulement parce qu’elles sont déjà mobilisées. Twitter ne peut pas nous dicter comment nous regrouper, que ce soit de façon périodique ou plus communautaire et créative, comme nous l’avons expérimenté sur les places, fruit d’un désir de l’autre, d’une communication en corps-à-corps et d’un partage de notre processus de reproduction. Comme l’a démontré l’expérience du mouvement Occupy aux États-Unis, internet peut faciliter les choses, sauf que l’action transformatrice n’est pas déclenchée par l’information qui circule en ligne, mais par le fait de camper au même endroit, de résoudre les problèmes ensemble, de cuisiner à plusieurs, d’organiser des équipes de nettoyage ou encore d’affronter la police, autant d’expériences révélatrices pour des milliers de jeunes ayant grandi devant un écran d’ordinateur. Ce n’est donc pas un hasard si l’une des expériences préférées du mouvement Occupy fut celle du « mic check [19] » – dispositif inventé après l’interdiction par la police de l’utilisation de haut-parleurs et de mégaphones à Zuccotti Park et rapidement devenu un symbole d’indépendance à l’égard de l’État et de la machine ainsi que le signifiant d’un désir commun, d’une voix et d’une pratique collectives. Dans les réunions, pendant des mois, les gens annonçaient « Mic check ! » même lorsque cela n’était pas nécessaire, se réjouissant ainsi de cette affirmation d’une puissance collective.
Toutes ces considérations contredisent les arguments qui attribuent aux techniques numériques un élargissement de notre autonomie et qui supposent que celles et ceux qui travaillent aux plus hauts niveaux du développement technique sont à la meilleure place pour soutenir le changement révolutionnaire. En réalité, c’est dans les régions les moins avancées techniquement d’un point de vue capitaliste que les luttes politiques sont aujourd’hui les plus intenses et que la conviction en la possibilité de changer le monde est la plus forte. On peut prendre pour exemple les espaces autonomes créés par les communautés paysannes et autochtones d’Amérique du Sud qui, malgré des siècles de colonisation, ont su perpétuer des formes collectives de reproduction.
Aujourd’hui, les fondements matériels de ce monde sont attaqués comme jamais ils ne l’ont été auparavant, cibles d’un incessant processus d’enclosure piloté par les entreprises minières, agroalimentaires et de biocarburants. Le fait que même les nations d’Amérique latine réputées « progressistes » aient été incapables de sortir de la logique de l’extractivisme est révélateur de la profondeur du problème. L’offensive actuelle sur les terres et les eaux est aggravée par une tentative tout aussi pernicieuse de la Banque mondiale et d’une pléthore d’ONG de placer toutes les activités vivrières sous le contrôle des relations monétaires au moyen de leurs politiques de microfinance et de crédits ruraux, qui ont transformé plein de marchand∙e∙s, de fermiers et de fermières, de soignant∙e∙s et de producteurices d’aliments autosuffisant∙e∙s en débiteurices, parmi lesquel∙le∙s une majorité de femmes. Mais, malgré cet assaut, ce monde, appelé « rurbain » par celles et ceux qui veulent souligner sa dépendance simultanée à la ville et à la campagne, refuse de dépérir. En témoignent la multiplication des mouvements d’occupation des terres, les guerres de l’eau, ainsi que la persistance des pratiques de solidarité comme le tequio [20], même chez les immigrant∙e·s. Contrairement à ce que la Banque mondiale nous dirait, « fermier ou fermière » – à la campagne comme à la ville – est une catégorie sociale qui n’est pas encore vouée aux poubelles de l’histoire. À l’instar du défunt sociologue zimbabwéen Sam Moyo, certaines personnes parlent d’un processus de « repaysa- nisation », affirmant que la bataille contre la privatisation des terres et pour leur réappropriation, qui s’étend de l’Asie à l’Afrique, est peut- être la lutte la plus décisive sur terre et assurément la plus féroce [21].
Des montagnes du Chiapas aux plaines du Bangladesh, nombre de ces luttes ont été menées par des femmes, dont la présence est essentielle dans tous les mouvements squat et pour la réappropriation des terres. Confrontées à une nouvelle offensive de privatisation des terres et à la hausse du prix des denrées alimentaires, les femmes ont également développé leurs activités agricoles vivrières, s’appropriant à ces fins toute parcelle publique disponible, et transformant ainsi le paysage urbain de nombreuses villes. Comme je l’ai écrit par ailleurs, la reconquête et l’expansion des terres agricoles vivrières a été l’un des principaux combats des femmes bangladaises, ce qui a conduit à la création de l’association Landless Women’s Association, qui poursuit ses occupations de parcelles depuis 1992 [22]. En Inde aussi, les femmes ont été en première ligne de la réappropriation des terres, comme elles l’ont été dans le mouvement contre la construction de barrages. Elles ont également formé la National Alliance for Women’s Food Rights, mouvement national composé de trente-cinq groupes de femmes ayant fait campagne pour soutenir la filière de la graine de moutarde, menacée par le brevet qu’une firme étasunienne tentait de lui imposer. Des luttes similaires ont également lieu en Afrique, en Amérique du Sud ainsi que dans de plus en plus de pays industrialisés, où l’on assiste à un essor de l’agriculture urbaine et de l’économie solidaire, dans lesquelles les femmes jouent un rôle de premier ordre.
Autres raisons
Nous assistons donc à une transvaluation des valeurs politiques et culturelles. Alors que la voie marxienne de la révolution aurait laissé les ouvrières et les ouvriers d’usine mener le processus, nous commençons à comprendre que les nouveaux paradigmes pourraient bien venir de celles qui, dans les champs, les cuisines et les villages de pêcheurs du monde entier, luttent pour libérer leur reproduction de l’emprise des puissances commerciales et pour préserver nos ressources communes. Dans les pays industrialisés aussi, comme l’a documenté Chris Carlsson dans Nowtopia, de plus en plus de gens sont à la recherche d’alternatives à une vie régulée par le travail et le marché, à la fois parce que le régime de précarité professionnelle ne leur permet plus de construire leur identité et en raison de leur besoin de plus de créativité. Dans le même esprit, les luttes ouvrières actuelles prennent une voie différente de celle de la grève traditionnelle, en reflétant la quête de nouveaux modes de protestation et de nouvelles relations entre êtres humains, et entre les êtres humains et la nature. Nous observons le même phénomène dans le développement des pratiques de mise en commun, comme les banques du temps, les potagers urbains et les organismes de responsabilité communautaire. Nous l’observons également dans la préférence pour les modèles androgynes d’identité de genre, dans l’essor des mouvements trans- sexuels et intersexes, ainsi que dans le rejet queer du genre, qui traduit un refus implicite de la division sexuelle du travail. Il nous faut aussi mentionner la diffusion générale de la passion des tatouages et de l’art de la décoration corporelle qui est en train de donner naissance à des communautés nouvelles et abstraites qui transcendent les limites du sexe, de la race et de la classe. Tous ces phénomènes n’indiquent pas seulement un effondrement des mécanismes disciplinaires, mais aussi un désir profond de restructurer notre humanité d’une façon différente de – en réalité, contraire à – celle que des siècles de discipline industrielle capitaliste ont tenté de nous imposer.
Comme le documente amplement cet ouvrage, les luttes des femmes relatives au travail reproductif jouent un rôle essentiel dans la construction de cette « alternative ». Comme je l’ai écrit par ailleurs, ce travail a quelque chose d’unique – qu’il s’agisse d’agriculture vivrière, d’éducation ou de soins aux enfants – qui le rend particulièrement propice à la création de relations sociales plus coopératives. Le fait de produire des êtres humains ou des récoltes destinées à notre table constitue en fait une expérience qualitativement différente de la production de voitures, car cela exige une interaction constante avec un processus naturel dont nous ne maîtrisons ni les modalités ni la temporalité. En tant que tel, le travail reproductif a le potentiel de susciter une compréhension plus profonde des contraintes naturelles qui encadrent notre fonctionnement sur cette planète, qui est essentielle au réenchantement du monde que je propose. À l’inverse, la tentative visant à contraindre le travail reproductif pour l’adapter aux paramètres de l’organisation industrialisée du travail a eu des conséquences particulièrement pernicieuses, comme en témoignent les effets de l’industrialisation de l’accouchement qui a transformé ce moment potentiellement magique en expérience effrayante et aliénante [23].
De différentes manières, ces nouveaux mouvements sociaux nous permettent d’entrevoir l’émergence d’une autre rationalité qui s’oppose à l’injustice sociale et économique, et qui nous reconnecte avec la nature et réinvente la signification de l’existence humaine. Cette culture nouvelle se dessine tout juste à l’horizon, car l’emprise de la logique capitaliste sur notre subjectivité demeure très forte. La violence que les hommes de tous pays et de toutes classes exercent sur les femmes nous donne une idée du long chemin qu’il nous reste à parcourir avant de pouvoir parler de communs. Par ailleurs, je m’inquiète également du fait que certaines féministes coopèrent avec la dévalorisation capitaliste de la reproduction, comme en témoigne leur peur d’admettre que les femmes peuvent jouer un rôle particulier dans la réorganisation du travail reproductif ainsi que la tendance généralisée à concevoir les tâches reproductives forcément comme des corvées. Je crois que c’est là une grave erreur, car en tant que base matérielle de notre vie et premier terrain sur lequel nous pouvons mettre en pratique nos capacités d’autogestion, le travail reproductif est le « point zéro de la révolution ».
[1] M. Weber, La Science, profession et vocation (1919), Marseille, Agone, 2005, p. 57.
[2] L’article dont est extrait ce texte a originalement paru en anglais dans Federico Luisetti, John Pickles et Wilson Kaiser (éd.), The Anomie of the Earth. Philosophy, Politics, and Autonomy in Europe and the Americas, Durham, Duke University Press, 2015, p. 202-215.
[3] K. Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I (1867), Paris, PUF, 1993. p. 566-567.
[4] O. Ullrich, , « Technology », in Wolfgang Sachs (éd.), The Development Dictionary. A Guide to Knowledge as Power, Londres, Zed Books, 1992,, p. 283.
[5] M. Wackernagel, W. Rees, Notre empreinte écologique. Comment réduire les conséquences de l’activité humaine sur la Terre, Montréal, Écosociété, 2008.
[6] Voir S. Federici, Caliban et la Sorcière, op. cit., en particulier le chapitre III.
[7] Citée dans M. Hardt, A. Negri, Commonwealth, Paris, Stock, p. 54-55.
[8] V. Shiva, Staying Alive, Staying Alive. Women, Ecology and Development, Londres, Zed Books, 1989.
[9] C. D. Conner, Histoire populaire des sciences (2005), Montreuil,
L’Échappée, 2011, p. 75-77.
[10] Conner rapporte également que la connaissance des vents et des courants qui a permis aux européens de traverser l’océan Atlantique provenait de navigateu-rices autochtones ; ibid., p. 189-191.
[11] J. Weatherford, Ce que nous devons aux Indiens d’Amérique, et comment ils ont transformé le monde, Paris, Albin Michel, 1993.
[12] K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 566.
[13] O. Ullrich, op. cit., p. 285.
[14] S. Sarkar, Eco-Socialism or Eco-Capitalism ? A Critical Analysis of
Humanity’s Fundamental Choices, Londres, Zed Books, 1999, p. 126-127 ; voir aussi Tricia Shapiro, Mountain Justice. Homegrown Resistance to Mountaintop Removal for the Future of Us All, Oakland, AK Press, 2010.
[15] R. Samuel, « Mechanization and Hand Labour in Industrializing Britain », in L. R. Berlanstein, The Industrial Revolution and Work in Nineteenth-Century Europe, Londres, Routledge, 1992, p. 26-40.
[16] J. Mander, In the Absence of the Sacred. The Failure of Technology and the Survival of the Indian Nations, San Francisco, Sierra Club Books, 1991.
[17] Selon JoAnn Wypijewski, 40 019 travailleuses et travailleurs sont mort∙e·s au travail entre 2001 et 2009. Plus de 5000 sont mort∙e·s au travail rien qu’en 2007, avec une moyenne de quinze par jour, et plus de 10000 ont été mutilé∙e·s ou blessé∙e·s. Elle estime que « si l’on prend en compte le phénomène de sous-déclaration, le nombre de travailleuses et travailleurs blessé∙e·s chaque année est vraisemblablement plus proche des 12 millions que des 4 millions officiels » ; « Death at Work in America », in Counterpunch, 29 avril 2009 [http://counterpunch.org/2009/04/29/death-at-work-in-america/].
[18] F. « Bifo » Berardi, Precarious Rhapsody, Londres, Minor Compositions, 2009.
[19] La pratique du « mic check », ou microphone humain, consiste à reprendre en criant les mots d’un discours pour que ceux du fond entendent. [NDE]
[20] Datant de la Mésoamérique précoloniale, le tequio est une forme de travail collectif par lequel les membres d’une communauté rassemblent leurs forces et leurs ressources pour un projet communautaire, comme une école, un puit ou une route.
[21] S. Moyo, P. Yeros, Reclaiming the Land. The Resurgence of Rural Movements in Africa, Asia and Latin America, Londres, Zed Books, 2005.
[22] S. Federici, Point zéro. Propagation de la révolution, Point zéro, propagation de la révolution. Travail ménager, reproduction sociale, combat féministe (2012), Donnemarie-Dontilly, iXe, 2014
[23] R. Pfeufer Kahn, « Women and Time in Childbirth and Lactation », in F. J. For- man, C. Sowron, Taking Our Time. Feminist Perspectives on Temporality, Oxford, Pergamon Press, 1989, p. 20-36.