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Extrait de : baedan – a journal of queer nihilism – issue one
Le texte qui suit est une traduction de l’anglais d’un extrait du premier volume du Journal Baedan (Baedan a journal of queer nihilism sortit en 2012) qui aborde ce qui a pu être nommé de manière interchangeable, la négativité/négation pure, la négativité/négation absolue, la négativité/négation radicale, et dans certains cas ( par exemple dans le volume 1 de Hostis) l’hostilité absolue par des queer nihilistes/insurrectionnelles. Alors même que ce texte dénonce la forme académique de l’auteur qu’il cite et qui constitue le point de départ de sa réflexion (Lee Edelman), il reste par certains côtés difficile à lire. On pense qu’il en vaut quand même le coût, qu’il est intéressant et que son contenu est utile pour la compréhension d’un terme qui est utilisé dans de nombreux écrits aux trajectoires queer nihilistes/insurrectionnelles. En espérant que les notes aident à sa compréhension.
La version complète de ce texte, ainsi que d’autres textes de l’univers de Baedan peuvent se trouver en anglais sur : https://theanarchistlibrary.org/baedan-baedan
LE TOURNANT ANTI-SOCIAL
La pièce maîtresse d’Edelman, Merde au futur 1, qui porte sur la négativité queer, offre un ensemble de leçons cruciales pour les adeptes de baedan2, c’est à dire pour celleux d’entre nous pour qui la queerness signifie le refus de la société et non pas une négociation avec ou au sein de celle-ci. En lisant et en utilisant -peut-être de manière abusive- le travail singulier d’Edelman, nous ne pouvons faire autrement que de lui reprocher sa forme académique, sa position au sein de la théorie queer institutionnalisée, et l’écart entre sa théorie et sa pratique. Son projet échoue lorsqu’il situe la négativité queer dans diverses productions culturelles -films, littérature- et ne s’attelle pourtant jamais à amorcer cette négation dans le contexte d’une révolte vécue ou d’une lutte active contre la société à laquelle il prétend s’opposer.
En explorant Merde au Futur, on s’obstine à l’exproprier de sa tour d’ivoire de théorie et à l’utiliser en tant qu’outil pour nos projets de vie. Nous nous embarquons à l’encontre des interprétations « safe », rassurantes, offertes par l’académie et ses théoricien.ne.s, vers une élaboration de la négativité queer qui ne signifie rien de moins que la destruction du monde civilisé.
Judith/Jack Halberstam, un-e autre théoricienne queer renommé.e, situe l’importance du texte d’Edelman dans ce qu’iel nomme le projet anti-social, mais y perçoit aussi ses lacunes:
L’œuvre polémique d’Edelman ouvre la voie à de féroces articulations de la négativité : « merde à l’ordre social et à l’Enfant au nom duquel nous sommes collectivement terrorisées ; merde à Annie et merde à l’orpheline dans Les Misérables, merde au pauvre et innocent enfant sur le net ; merde aux Lois (avec un l majuscule ou minuscule ), et à l’ensemble du réseau de relations symboliques3 et au futur qui lui sert de pilier» . Mais au final, il n’emmerde pas la loi, qu’elle ait un L majuscule ou pas. Il succombe à la loi de la grammaire, la loi de la logique, la loi de l’abstraction, la loi du formalisme apolitique, la loi des genre littéraires…
Hablerstam définit de manière plus explicite l’intérêt tout particulier qu’iel porte au texte de la manière suivante :
je veux aborder de manière critique le projet d’Edelman pour pouvoir concevoir le projet anti-social d’une façon plus explicitement politique
PURE NÉGATIVITÉ
Le projet d’Edelman, bien qu’on ne le considère que comme un point de départ, est intriguant parce que la queerness est pour lui fondamentalement négative. Toute manifestation contemporaine de queerness, qu’elle se présente sous la forme d’une assimilation gay, de politiques centrées autour des identités ou d’une contre-culture « queer radicale », ne peut
ignorer des décennies d’intégration capitaliste au sein de la société et de l’État. Ces différentes formes se rejoignent en ce que leurs contenus partagent une identité queer positive. Si nous lisons autant Edelman de manière cathartiques4, c’est parce que sa conception de la négativité queer nous permet de se défausser de tout les bagages liés aux identités qui accompagnent la queerness. Cette démarche en opposition à un projet queer positif est cruciale. Elle illustre une vérité sur le capital. Le capital se base sur l’accumulation de valeur -n’importe quelle valeur- pour sa propre reproduction. Le capital est en processus continu de révolte contre lui-même. Des sujets qui furent à un moment marginalisés ou annihilées par l’ordre civilisé sont absorbés dans ses rouages, les positions qui pouvaient indiquer un en-dehors sont déplacées vers l’intérieur. Il n’existe pas de queerness positive qui ne soit pas déjà un terrain propice à la reproduction de la société. Les institutions positivistes de la queerness – ses boom, ses projets communautaires, ses groupes militants, ses réseaux sociaux, sa mode, sa littérature, ses arts, ses festivals- forment la structure matérielle de la civilisation. Quelque soit les antagonismes ou les différences que portent ces formes, ces dernières sont re-faites méticuleusement à l’image du capital, vidées de toute leur valeur et neutralisées de toute dangerosité. Nous constatons avec horreur que la queerness devient l’avant-garde des marchés et le sang neuf de l’économie postmoderne avancée.
Cette analyse du positivisme n’est pas propre à la queerness. Il est facile du pointer du doigt un certain nombre de projets anarchistes et d’exposer de quelles manières ils reproduisent l’aliénation-même qu’ils tentent de dépasser. Les coop’, les marchandises produites pour une contre-culture radicale, les média indépendants, les espaces de sociabilité, les Food Not Bombs : quand les projets anarchistes positifs ne font pas un travail social pour empêcher un effondrement ou un soulèvement, ils développent des innovations ( self-management, production décentralisée, les productions participatives, création de réseaux sociaux ) qui aideront à prolonger le règne du capital jusqu’au siècle suivant.
Se séparer de ces formes, c’est élaborer la queerness dans le négatif. En faisant ainsi le lien entre la queerness et la négativité, nous rejoignons Edelman, qui définit la queerness de la manière suivante :
La queerité [est] irréductiblement lié à «l’égaré » ou à « l’atypique », à ce qui égratigne la « normalisation », trouve sa valeur non dans un « bien » qui est susceptible de généralisation, mais uniquement dans cet entêtement particulier qui vide la notion de bien général de toute substance. L’adhésion à la négativité queer, ne peut donc avoir aucune justification si la justification nécessite une adhésion au renforcement d’une valeur sociale positive quelle qu’elle soit ; sa valeur réside bien plus dans le défi qu’elle lance aux valeurs définies par le social, et ainsi dans son défi radical envers la valeur du social lui même.
Pour le formuler autrement, nous ne somme pas intéressé.es par un projet social de queerness, par des contributions queer à la société, par le fait de modeler nos propres ghettos dans les structures matérielles et symboliques de la vie capitaliste. Notre rapport à la théorie queer devrait plutôt se situer dans le discernement des moments révèlant un potentiel de destruction de la société, de ses structures, de ses relations. Pour Edelman, une théorie de la négativité queer s’amorce à partir d’une exploration de la figure fantasmée qu’occupent les queer dans l’imaginaire collectif de la société. Sa méthodologie consiste à sillonner les discours et les cauchemars de l’hétéronormativité de Droite. En citant des fondamentalistes les uns après les autres, il dépeint la terreur avec laquelle l’ordre établi anti-queer imagine la menace que représente la queerness. Une menace qui persiste tout au long de l’histoire et jusqu’au présent, imaginant les queers comme les destructeur.ice.s de la cohésion sociale, comme les fossoyeu.r.euses de la société, le rejet même des valeurs du travail dur et honnête et de la famille, comme une vague persistante qui vient éroder les fondations des économies monétaires et libidinales, comme des voleur.euses, des escrocs, des hustlers5, pêcheur.euses, meurtrier.ères, déviant.es, pervers.es. Les queer ne sont pas seulement damnées, iels sont aussi la preuve de la damnation fondamentale de la société. Après tout, les sodomites sont appelés ainsi pour la position symbolique qu’iels occupent en tant que symbole sexuel de la décadence de la civilisation et de son annihilation imminente. Edelman décrit en l’analysant un exemple de ce fantasme:
Nous devrions la considérer moins comme un exemple de harangue6 hyperbolique que comme un rappel de la désorientation que les sexualités queer devraient provoquer : « L’acceptation ou l’indifférence envers le mouvement homosexuel entraînera la destruction de la société en laissant l’ordre civil être redéfinit et en nous abîmant, nous, nos enfants et nos petit-enfants, dans une ère sans aucun idéal sacré. En fait c’est l’ensemble de la civilisation occidentale qui est en jeu »7 Avant que les platitudes lénifiantes8 et bien pensantes du pluralisme progressiste se répandent sur nos lèvres, avant que nous fournissions une fois de plus l’assurance que notre amour est un amour différent mais bel et bien un amour comme le leur néanmoins, avant que nous invoquions pieuse la litanie de nos glorieuses contributions aux civilisations de l’Orient comme de l’Occident, oserions-nous nous poser un instant pour reconnaître que M. Wildmon a peut-être raison – ou, plus important, qu’il devrait avoir raison : que la queerité devrait et doit redéfinir de telles notions, par exemple celle « d ‘ordre civil », par une rupture d’avec notre foi fondatrice en la reproduction du futur ?
Le désir d’Edelman d’une queerness qui prendrait le fait de se faire appeler une ‘menace à l’ordre social’ comme un défi plutôt que comme une insulte, fait écho au texte « Intimité Criminelle » écrit par « un gang de queer criminels » publié en 2009 dans le journal anarchiste Total destroy9 :
« Les rouages du contrôle ont rendu notre existence illégale. Nous avons enduré la criminalisation et la crucifixion de nos corps, de notre sexe, de nos genres indisciplinés. Raids, chasses aux sorcières, bûchers. Nous avons occupé l’espace des déviants, des putes, des pervers, et des abominations. Cette culture nous a rendu criminelLEs, et bien sûr, à notre tour, nous avons dédié nos vies à la criminalité. Dans la criminalisation de nos plaisirs, nous avons trouvé le plaisir inhérent au crime ! Alors qu’on nous déclarait hors-la-loi pour qui nous sommes, nous avons découvert que nous sommes effectivement des putains de hors-la-loi ! Nombreux sont ceux qui accusent les queers d’être responsables du déclin de cette société –et nous en sommes fierEs. Certains croient que nous avons l’intention de réduire cette civilisation et son tissu moral en lambeaux—et ils ont bien raison. On nous décrit souvent comme dépravéEs, décadentEs, et révoltantEs – mais ils n’ont encore rien vu. »
Ce positionnement qui s’approprie, assume, embrasse le négatif induit une conspiration libératrice entre les ennemi.es de la société. Il nous permet d’échapper aux pièges qui se cachent dans chacune des tentatives de constructions de contre-narratifs positifs. Il est impossible de nier le potentiel destructeur et anti-social de la queerness sans en même temps venir renforcer l’ordre social. Il est impossible de construire un discours qui s’oppose à la paranoïa anti-queer, qui nous imagine comme des ennemis de dieu de l’État et de la famille, sans en même temps leur reconnaître à chacun une légitimité implicite. L’espoir que des notions progressistes de tolérance et qu’un activisme combatif puisse déconstruire cet imaginaire, est l’expression d’un désir d’assimilation dans la société. Même les positionnements queer « anti-assimilation » ou « radicaux » cherchent à nier cette négativité et à faire de la place pour des représentations queer au sein de l’État, ou pour que les queer puissent trouver leur place au sein du capitalisme.
Nous suivrons Edelman tandis qu’il élabore cette idée :
Plutôt que de rejeter, comme le fait le discours de Gauche, cette association de la négativité avec le queer, nous devrions comme je le propose, envisager de l’accepter et même de l’embrasser complètement. Non dans l’espoir de forger ainsi un ordre social plus parfait – un tel espoir, après tout ne ferait que reproduire le mandat contraignant du futurisme, tout comme un tel ordre ne ferait que reproduire de la même manière la négativité associé au queer – mais plutôt de refuser l’insistance de l’espoir lui même en tant qu’affirmation, laquelle est toujours l’affirmation d’un ordre dont le refus seras toujours reconnu commeimpensable,irresponsableet inhumain. Et l’atout de cette affirmation ? C’est toujours la question : si pas ça, alors quoi ? C’est toujours l’exigence de traduire l’insistance, la force pulsionnelle de la négativité dans un point de vue ou une « position » déterminée, que cette même détermination viendrais nier : c’est toujours l’impératif de l’emprisonner dans une forme stable et positive. Quand j’avance donc que nous devrions tenter ce qui est sûrement impossible, renoncer à notre allégeance – aussi nécessaire soit-elle, à une réalité basée sur cette chaîne de Ponzi qu’est le futurisme reproductif – mon intention n’est pas de proposer quelque « bien » qui serait ainsi assuré. Je veux au contraire insister sur le fait que rien, et certainement pas ce que nous appelons au contraire le « bien », ne peux avoir aucune espèce de certitude dans l’ordre du symbolique. […] nous devrions plutôt voter, de manière imagée, pour « aucune des mentions ci-dessus », pour la suprématie d’un non constant en réponse à la loi du symbolique, qui ferait écho à l’acte fondateur de la loi, à sa négation auto-constituante »
Une fois de plus, un simple glissement permet d’appliquer cette critique aux discours et aux constructions imaginaires anarchistes. De nombreux anarchistes se retrouvent à répondre compulsivement aux caractérisations négatives prêtées à nos intentions et nos positionnements. Lorsque les adeptes d’un anarchisme positif se retrouvent confronté.es à tout un éventail d’accusations élogieuses – nous sommes des criminel.les, nous sommes nihilistes, violent.es, fauteur.euses de troubles – iels répondent compulsivement en insistant sur le fait que nous sommes motivé.es par les idéaux les plus nobles (la démocratie, le consensus, l’équité, la justice), que l’on cherche à créer une société meilleure, que nous sommes non-violent.es, que nous pensons que l’anarchisme est la meilleure organisation qu’il puisse exister. En niant la réalité ou la possibilité d’être ennemi de l’ordre social, les anarchistes et autres révolutionnaires, prêtent encore et encore allégeance à la société.
Les concepts de Gauche telles que la réforme, le progrès, la tolérance et la justice sociale se retrouvent toujours confrontés à la dure réalité : à savoir que toute avancée progressiste ne peut qu’amener un système plus sophistiqué de misère et d’exploitation; que la tolérance ne veux rien dire; que la justice est une impossibilité. Les militants, autant les progressistes que les révolutionnaires, répondront toujours à notre critique de l’ordre social en demandant que l’on y articule une quelconque sorte d’alternative. Disons le une fois pour toute : nous n’en n’avons aucune à offrir. Face à un système qui intègre de manière ininterrompue tout projet positif en son sein, nous ne pouvons nous permettre d’affirmer ou de proposer de nouvelles alternatives qu’il puisse consommer. Nous devons plutôt prendre conscience que notre tâche est infinie, non pas parce que nous avons tant à construire mais parce que nous avons un monde entier à détruire. Notre vie quotidienne est si saturée et structurée par le capital qu’il est impossible d’imaginer une vie qui vaille le coup d’être vécue, à l’exception d’une vie de révolte.
Nous appréhendons la destruction comme nécessaire, et nous la désirons en abondance. Nous n’avons rien à gagner à avoir honte de ces désirs ou à manquer de confiance en eux. Il ne peut y avoir de liberté à l’ombre des prisons, il ne peut y avoir de communautés humaines dans un contexte marchand, il ne peut y avoir d’auto-détermination sous le règne d’un État.
Ce monde, les polices et armées qui le défendent, les institutions qui le constitue, les architectures qui lui donnent sa forme, les subjectivités qui le peuplent, les dispositifs qui administrent ses fonctions, les écoles qui inscrivent son idéologie, le monde militant qui répond frénétiquement à ses crises, les artères de ses flux et circulations, les denrées qui définissent la vie en son sein, les réseaux de communications qui y prolifèrent, les technologies d’informations qui le surveille et l’enregistre – doivent jusqu’au dernier être annihilés dans chacune de leur forme. Se dérober devant cette tâche, rassurer nos ennemis de nos bonnes intentions, est la plus crasse des malhonnêtetés. L’anarchie, tout comme la queerness, est plus puissante sous sa forme négative. Les conceptions positives de ces dernières, quand elles ne sont pas simplement une acceptation silencieuse face à une domination totalisante et sophistiquée en constante évolution, restent désespérément piégées dans un combat avec les détails de sa totalité, combat dont la domination elle-même régis les règles.
Dans Merde au Futur, Edelman, s’approprie et s’attarde sur un concept psychanalytique particulier : la pulsion de mort. En élaborant la relation entretenue entre « la théorie queer et la pulsion de mort », il déploie ce concept pour pouvoir nommer une force qui n’est pas spécifiquement liée à l’identité queer. Il affirme que la pulsion de toute société à produire la contradiction et les forces qui seront à même de la détruire.
Pour éviter de se faire piéger dans une idéologie lacanienne, nous devons nous dépêcher de nous éloigner d’une grille d’analyse qui, pour comprendre cette pulsion, serait uniquement psychanalytique. Pour l’imaginer d’une autre manière, le marxisme nous promet qu’une crise interne fondamentale au mode de production capitaliste garantie que celui-ci produira de par lui même sa propre négation. La tradition messianique, quand à elle, reste fidèle à la foi en un messie qui émergera un beau jour pour mettre fin aux horreurs de l’histoire. Les élaborations anarchistes les plus romantiques décrivent l’inévitabilité de la révolte des individus contre la banalité et l’aliénation de la vie moderne. Le gouvernement cybernétique opère, lui, sur la compréhension que l’illusion de la paix sociale contient une série complexe et imprévisibles de risques, catastrophes, contagions, événements et soulèvements à gérer. Malgré leurs idéologies, chacune de ces grilles de lecture contiennent une part de vérité. La pulsion de mort désigne cet élément irréductible et permanent qui a produit et produira toujours de la révolte. Le vivant, la queerness, le chaos, la révolte délibérée, la commune, les ruptures, l’Idée, le sauvage, les troubles oppositionnels avec provocation- on peut donner d’innombrables noms à ce qui échappe à notre capacité de le décrire. Chacune tente de nommer la négation erratique intrinsèque à la société. Elles parviennent presque à théoriser la tendance universelle de toute civilisation à produire sa propre perte.
L’explosion des émeutes urbaines, la prévalence des méthodes de piratage et d’expropriation, la haine du travail, la dysphorie de genre, l’augmentation inexpliquée des attaques violentes contre des policiers, les auto-immolations, les pratiques sexuelles non-reproductives, les sabotages irrationnels, la culture nihiliste hacker, les campements hors-la-loi qui n’existent que pour eux-même : la pulsion de mort se révèle dans chaque moment qui s’écarte de l’ordre social et qui commence à en déchirer le tissu.
Le déploiement symbolique de la queerness mis en place par l’ordre social, est toujours une tentative pour identifier la négativité de la pulsion de mort, pour enfermer son potentiel chaotique dans les confins de tel ou telle subjectivité. C’est en partie parce qu’il affirme que le pouvoir doit créer, puis classifier les subjectivités antagonistes pour qu’il puisse ensuite annihiler tout potentiel subversif à l’intérieur du corps social, que le travail de Foucault est fondamental pour la théorie queer. Homosexuel.les, gangsters, criminel.les, immigrant.es, mères vivant des minimas sociaux, transexuel.les, femmes, jeunes, terroristes, black bloc, communistes, extrémistes : le pouvoir est toujours en train de construire et de définir ses sujets antagonistes qui doivent être gérés. Après une émeute, quand la fumée se dissipe, les appareils étatiques et médiatiques commencent de manière universelle à replacer de tels événements dans des logiques d’identité, figeant ainsi la fluidité de la révolte en une poignée de positions de sujets à emprisonner, ou bien, de manière plus sinistre, à organiser. Le progressisme, mué par son désir d’inclusion et d’assimilation, place ses espoirs dans la viabilité sociale de ces sujets-là, en leur capacité à participer à la reproduction quotidienne de la société. En se conduisant ainsi, l’idéologie du progrès fonctionne de manière à piéger le potentiel subversif à l’intérieur de sujets spécifiques. Elle sollicite ensuite l’auto-répudiation de ces sujets du danger qu’iels ont été construits pour représenter. Cet élan vers la paix sociale échoue à éliminer la pulsion puisque malgré toute une panoplie de déterminismes, il n’y a pas de sujet qui peut parfaitement et à lui seul contenir le potentiel de la révolte. La tentative simultanée d’avoir recours à la justice, est elle aussi vouée à l’échec, puisque l’intégration successive de chaque position de sujet à l’intérieur des relations normatives, nécessite que la construction du prochain Autre soit disciplinée ou détruite.
Plutôt qu’un projet progressiste qui viserait à continuellement éradiquer un chaos émergeant au fil du temps,notre projet, situé à l’extrémité du travail d’Edelman, se base sur la négativité persistante de la pulsion de mort. Nous choisissons de ne pas construire une place dans la société pour les queers, car cela transposerait la position structurelle occupée par la queerness à une autre population. Nous nous identifions avec la négativité de la pulsion, et performons donc une dé-identification avec toute identité qui puisse être représentée ou qui puisse implorer des droits.
En se référant à Edelman :
Pour figurer le délitement de la société civile et la pulsion de mort de l’ordre dominant, il ne s’agit pas d’être ou de devenir cette pulsion ; là n’est pas la question. Mais plutôt accéder à cette pulsion figurale signifie reconnaître et refuser les conséquences de la fondation de la réalité sur le déni de la pulsion. Tout comme la pulsion de mort dissout les scléroses de l’identité qui permettent de nous connaître et de survivre tels que nous sommes, le queer doit revenir sans cesse sur le dérèglement, sur la subversion de l’organisation sociale en tant que telle – donc en nous déréglant et en nous subvertissant nous-même, ainsi que nos investissements dans cette organisation. Car la queerité ne peut jamais définir une identité, elle ne pourra que la dérégler. Et donc quand je soutiens comme je suis en train de le faire que le fardeau de la queerité dois moins se trouver dans l’affirmation d’une identité politique oppositionnelle que dans une opposition à la politique en tant que fantasme dominant de la réalisation, dans un futur toujours indéfini, d’identités imaginaires forcloses par notre assujettissement consécutif au signifiant, je ne propose aucune plateforme ou position à partir de laquelle la sexualité queer ou n’importe quel sujet queer pourrait finalement et complètement devenir eux-mêmes, comme si ils pouvaient réussir à atteindre ainsi une essence de la queerité.
Je suggère plutôt que l’efficacité de la queerité, sa réelle valeur stratégique, réside dans sa résistance à une réalité symbolique qui nous investit comme sujet à la condition que nous nous investissons en elle, en nous accrochant à ses fictions dominantes, à ses sublimations persistantes, comme s’il s’agissait de la réalité elle-même.
Cette queerness négative coupe court à toute compréhension simplifiée de nous-même. Plus encore, elle nous coupe de toute formule toute faite, de toute notion facilement représentable de ce dont on a besoin, de ce que l’on désire, de ce qui doit être fait. Notre queerness n’imagine pas un « soi » cohérent et ne peut donc pas se battre pour que quelque individualité que se soit puisse trouver sa place au sein de la civilisation. La seule queerness que la sexualité queer puisse jamais espérer atteindre, existerait dans un refus total de toute les tentatives d’intégration symbolique de nos sexualités à l’intérieur de structures gouvernementales et commerciales. Ce refus de la représentation met un terme à tout espoir que l’on puisse placer dans les politiques centrées autour des identités, ou dans des projets d’identité positive. On rejette la confiance progressiste en la capacité de nos corps à trouver une place dans l’ordre symbolique. On rejette la confiance libérale qui veut que tout se finisse bien, qu’il suffit d’y croire.
Non, à la place nous voulons :
déchaîner la négativité contre la cohérence de toute image du moi, en nous assujettissant à une loi morale qui évacue le sujet pour le localiser par et dans ce même acte d’évacuation, en permettant la réalisation, ainsi, d’une liberté au-delà des liens de toutes images ou représentation, une liberté qui réside en dernier lieu en rien de plus que dans la capacité à ‘s’avancer dans le vide’.
Une révolte queer qui n’est pas basée sur les identités, qui est irreprésentable, inintelligible sera purement négative, ou elle ne sera pas. De la même manière, un anarchisme insurrectionnel doit embrasser la pulsion de mort pour se dresser contre tout les
positivismes qu’offre le monde auquel il s’oppose. On ne peut pas se reposer sur des méthodes qui ont échouées si l’on espère interrompre l’incessante fuite en avant du capital et de son État. Les politiques centrées autour des identités, les plateformes, les organisations formelles, les contre-cultures, les campagnes activistes (qu’elles soient queer ou anarchistes) finiront toujours dans les impasses des identités et des représentations.
Nous devons fuir ces positivismes, ces modèles et expérimenter à la place avec la négativité indéfectible qui repose dans la pulsion de mort.
Edelman dit encore :
« L’immortalité » de la pulsion de mort fait alors référence à une négation persistante qui n’offre l’assurance de rien : ni de l’identité, ni de la survie, ni d’aucune promesse d’un futur. Au lieu de cela elle insiste en tant qu’impossibilité de la fermeture symbolique, sur l’absence de tout Autre pour affirmer la vérité de l’ordre symbolique, et donc sur le statut illusoire du sens en tant que défense contre la substance auto-anéantisante de la jouissance. La queerité affirme une constante jouissance éruptive qui répond à l’inarticulable réel, à l’impossibilité du rapport sexuel ou même à l’incapacité à signifier la relation entre les sexes. L’existence queer, comme la pulsion de mort, s’avance pour refuser la stase normative, l’immobilité de la sexuation, … pour saboter les structures mortifiantes qui constituent nos ego en tant qu’ego et elle le fait avec toute la force du Réel dont ces structures échouent à rendre compte… La pulsion de mort à la fois échappe et défait la représentation … Les fossoyeurs de la société sont ceux qui n’en ont rien à faire du futur.
Nous affirmons qu’un processus insurrectionnel ne peut être qu’une explosion de négativité contre tout ce qui qui nous domine et nous exploite, mais aussi contre tout ce qui nous produit tel que nous sommes.
Notes:
1 No future, queer theorie and death drive, de Lee Edelman, publié en 2004 et traduit en 2016 sous le titre : Merde au future, théorie queer et pulsion de mort. Cette note ainsi que toutes les autres ont étées ajoutées lors de la traduction.
2 Queerness : nous avons fait le choix de conserver ce terme en anglais ; il est difficile de trouver un équivalent qui soit satisfaisant en français, puisqu’il s’agit de base, dans sa langue originale d’un néologisme. Ce mot signifie tour à tour et à la fois : le fait d’être queer, l’essence queer, une force, une charge présente dans ce qui s’oppose et n’est pas la norme genrée/sexuelle et dépasse par ce biais ce simple niveau vers une opposition à la société en elle-même. À savoir que dans la traduction d’Edelman, cela a été traduit par queerité, et dans celle de Baedan 2 par l’être queer.
3 Les termes plusieurs fois utilisés dans ce texte de ‘symbolique’, ‘ordre symbolique’, ‘réseau de relation symbolique’ etc font référence au concept développé par Lacan d’ordre symbolique. C’est à dire comment le conscient et l’inconscient, le cognitif est régit par des catégories ( homme/femme, enfant/adulte, animal/humain etc ) et des systèmes de valeurs qui engendrent des règles, des convenances, « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas » et structurant ainsi la société et le langage.
4 La katharsis est l’action correspondant à « nettoyer, purifier, purger », ici séparer le bon du mauvais pour extraire du texte ce qui est intéressant
5 Il y a pas vraiment de mots en français pour traduire ça : personne qui va avoir des activités qui peuvent ou pas s’apparenter à du travail, en général illégaux pour vivre : tapiner, dealer, revendre des téléphones volés, se faire payer pour faire des faux etc
6 Discours solennel prononcé devant une assemblée, une personnalité importante, des troupes, etc et/ou discours quelconque, ou discours pompeux, ennuyeux ou moralisateur.
7 Citation de Donald Wildmon qui est le fondateur du groupe homophobe American Family Association
8 Qui est destiné à apaiser ou à endormir la vigilance, qui est amollissant, qui ôte toute énergie
9 Une traduction française se trouve notamment dans le zine Queer ultraviolence.