Zine :
Lien original : par Ira Hybris, traduction via Trou Noir
En espagnol : Proletarios de todo el mundo, acariciaos. A Mario Mieli, en su 70 aniversario


Le 21 mai 1952 naissait à Milan le militant gai révolutionnaire Mario Mieli. Celui qui se suicida à 31 ans a ouvert la voie à une pensée de l’amour communiste libre à travers des essais (Éléments de critique homosexuelle, La gaie critique), des articles (dont nous avions traduit « Homosexualité et refus du travail »), une pièce de théâtre (La Traviata Norma) et une autobiographie censurée (Il risveglio dei faraoni).
La militante marxiste queer Ira Hybris, qui a récemment coordonné l’ouvrage Las degeneradas trans acaban con la familia, propose ici une déclaration d’amour à Mario Mieli. Paru initialement sur le site El rumor de las multitudes, nous vous proposons sa traduction.

Cher, ou peut-être, chère Mario,

Je t’écris cette lettre le 21 mai 2022. Cela fait exactement 70 ans que tu es arrivé dans ce monde hétérocapitaliste qui, bien que tu ai cherché à le révolutionner, a fini par te tuer. Je t’écris cette lettre parce que j’ai beaucoup de choses à te dire. Je t’écris en tant que fille bâtarde et militante déviante. Je t’écris depuis la prose des amants libres, dans l’espoir que cette lettre puisse atteindre l’enfer de Dante où, j’imagine, tu organises des ateliers de théâtre subversif et danses enveloppé de paillettes avec ta compatriote Raffaella. La luna piena questa è una sera se vuoi, tutta per noi, per noi…

À ma naissance, au sein d’un exercice disciplinaire, on m’a donné ton nom, et bien que je ne me présente plus sous ce nom, je ressens toujours une énorme fierté de le partager avec toi. Je me demande, camarade, combien de mépris tu as dû supporter, pour être si libre, dans la lutte révolutionnaire. Car comme le dit Susy Shock, qui est une autre de nos sœurs déviantes d’outre-mer : « Tous avec des noms d’hommes de la révolution mais loin de ces errances papillonnantes, car les idées ne vont pas dans le cul mon garçon !… C’est la faiblesse bourgeoise, compadre ! » Je me demande combien de fois on t’a traité d’ennemi du socialisme pour avoir eu des ailes de papillon.

Néanmoins, avec cette lettre je tenais à te remercier pour le travail que tu as commencé et que certains d’entre nous ont poursuivi avec la fierté des disgraciés. Tu as imaginé un avenir communiste qui, au lieu de la famille traditionnelle, se reflétait dans les flaques des urinoirs publics. Tu as ouvert la porte à un marxisme déviant qui a compris que l’hétérosexualité massive allait s’évanouir dans la nature, pour laisser place à une humanité émancipée de toutes les vieilles chaînes : « Il n’y aura plus d’hétéros ou d’homosexuels mais des êtres humains polysexuels, transsexuels ; ou pour le dire mieux : il n’y aura plus d’hétéros ou d’homosexuels mais des êtres humains : l’espèce se sera (re)trouvée ».

Tu as révélé que la normalité n’est rien d’autre qu’une idéologie tutélaire de la société bourgeoise et de son oppression, car « ce qui est hypostasié comme ’normal’ et normatif […] ne constitue que la version apparente de ce qui, en réalité, change, se transforme et devient avec le développement des moyens et du mode de production, avec la dynamique de la contradiction entre le capital et l’espèce humaine, avec le mouvement de la société dans son ensemble ». Ainsi, les personnes « normales » ne parviennent jamais à se libérer de leur culpabilité car, au fond d’elles-mêmes, toutes les personnes savent qu’elles sont tendanciellement en dehors de la norme. Cette culpabilité, as-tu affirmé, « est le cordon ombilical qui lie l’espèce humaine au capital, en essayant de l’étrangler ». Tu savais déjà pour quelles raisons ils nous assassinent l’insulte à la bouche, compañera.

De plus, en bon révolutionnaire, tu as compris que la solidarité peut refaire le monde car : « Si l’idéologie est une chose unique, anthropomorphique, le masque (in)humain du capital, aujourd’hui, en revanche, bien que si divers et surtout différents les uns des autres, nous sommes de plus en plus dans la même situation, étouffés par le poids du système. Nous sommes différents (mais) c’est le capital qui nous oppose et nous sépare. En cultivant les spécificités profondes de chaque cas spécifique d’oppression personnelle, nous pouvons arriver à la conscience révolutionnaire qui voit dans mon cas ton cas spécifique d’oppression (parce que toi aussi, hétéro, tu es un gay nié) et dans ton cas mon cas spécifique d’oppression (parce que moi aussi je suis une femme nié) et nous pouvons reconnaître un nous tous, au-delà de toute séparation et autonomie historiquement déterminée, l’espèce humaine niée ».

Mais, surtout, tu as osé imaginer ce que personne d’autre ne pouvait imaginer à ton époque : que les amours et les regards particuliers des inverties étaient un germe pour de nouvelles relations communistes universelles à venir, et que nous sommes des corps – disais-tu – des relations érotiques entre nous tous. Alors que « nous savons que la mise au jour de ce qui se cache derrière l’étiquette ’anomale’, avec laquelle l’idéologie dominante recouvre tant de manifestations de la vie, contribue à exposer l’absurdité de cette idéologie », tu as confié aux marginales de la société et de la sexualité bourgeoise la capacité de percevoir la supercherie de l’idéologie qui présente l’hétérosexualité, ainsi que le reste des relations sociales capitalistes, comme naturelle et éternelle. Que rien n’est éternel dans nos blessures, que le présent qui nous rend violemment différents peut être radicalement transformé. Ainsi, tu nous as appris que la libération des homos ne pouvait être qu’une conséquence de l’abolition du capitalisme.

Pour finir, je voulais te dire qu’avec tes mots, je me sens moins seule, à l’abri, face à ce profond déracinement de celleux d’entre nous qui persistent à broder le drapeau du pays libre avec des oiseaux. Je me suis faite une cape avec tes pages, pour me tenir chaud dans l’hiver du cishétérosexisme de celleux qui se prétendent nos camarades mais qui, malheureusement, ne veulent pas que nos généalogies déviantes salissent le fil rouge de l’histoire. Certains d’entre eux nous disent, encore aujourd’hui, de retirer nos paillettes de leur marxisme. Hélas compañera, si seulement ils savaient, comme toi, le potentiel révolutionnaire caché dans la pénombre des ruelles, si seulement ils pouvaient, comme toi, voir dans les paillettes d’un travesti l’aube d’un monde nouveau. Mais c’est précisément pour cela, ma chère, que tes idées inverties sont encore si nécessaires, car la rectitude de ce monde ne tient pas compte de toute la vie en marge, ignore nos assemblées souterraines et nos conspirations fantaisistes, exige l’union de tous les prolétaires du monde, mais sans la tendresse radicale de la caresse.

Chère mère bâtarde,
Tu seras éternelle jusqu’à ce que ce vieux présent « normal » devienne mortel.
Va bè, va bè, facciamo finta che, felicità…

Ira Hybris
Traduit par Mickaël Tempête