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Extrait de : Rapport contre la normalité du FHAR
En cette année d’hommage aux 50 ans du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, nous proposons la lecture du texte « Pour une conception homosexuelle du monde » signé du prénom Guy. Il s’agit sans doute de l’œuvre de Guy Hocquenghem. Ce texte est un extrait du fameux Rapport contre la Normalité signé par le F.H.A.R. et publié aux éditions champs libres en 1971, c’est-à-dire quelques mois seulement après la création du front. Le livre est aujourd’hui disponible aux éditions GayKitschCamp.
Le sous-titre : « Le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire rassemble les pièces de son dossier d’accusation. Simple révolte ou début d’une révolution ? » donne le ton.
Ni manifeste ni position politique. Le Rapport est une somme de textes courts, mélangeant récit d’expériences, tract politique, considération sur le monde, lignes de partage. Le vocabulaire spécifique que l’on retrouve dans un petit glossaire au début de l’ouvrage, est un fil conducteur traversant, permettant d’entrevoir qui est-ce « nous » extensible (dont parle le texte) et qui est cet « eux » irréductible. Phallocrates, hétéros-flics, flickiâtres, normalité, virilité fasciste… sont les éléments du même mur figé à abattre.
Le choix de ce texte en particulier tient à son caractère de bilan des premiers mois d’agitations du F.H.A.R., mais aussi à la hauteur de vue dans laquelle il se tient.
Partageant l’expérience d’une affirmation de l’homosexualité, la vision du monde dont il est question au F.H.A.R. tient à la capacité à aimer autrement, à porter un conflit politique autrement, à discuter autrement. Et cette différence est une richesse dont ne saurait se passer tout mouvement prétendant à la Révolution, à la destitution du pouvoir ou au renversement de la normalité. Cette différence, ces expériences, cette vision homosexuelle du monde prennent à la fin du texte des allures de stratégie afin d’abolir le carcan qui pèse tant sur la sexualité.
Enfin, il est important pour nous de remercier Patrick Cardon et les éditions Gaykitshcamp qui ont republié le Rapport contre la normalité en 2013 et permis ainsi une politique vivante de la mémoire :
« Il peut en effet (le rapport contre la normalité), recontextualisé, servir l’histoire des mouvements queers préoccupés d’hégémonie, d’impérialisme, de luttes de classes, de genre et de sexualité, d’hétérosexisme, d’immigration, d’homonationalisme, d’intersectionnalité en résumé, mais aussi de plaisir et de sexe : une approche que le FHAR désignait alors com¬me une “conception homosexuelle du monde” ».
[/L’amour, ce n’est pas se regarder face à face, c’est regarder ensemble dans la même direction.
Saint-Exupéry/]
Ce qui suppose qu’on est l’un derrière l’autre (le pédé de service. Hi ! hi ! hi !) mais pas forcément l’un dans l’autre. Pouvoir homosexuel ? Organisation révolutionnaire ? Il y a plein de copains et copines qui se demandent ce qu’est le F.H.A.R. On a deux mois d’existence réelle, et c’est à qui parle de faire « un manifeste », une « base politique minimale », etc.
À tel point qu’un groupe s’est intitulé lui-même « Commission politique » et a pondu un court chef-d’œuvre de banalité révolutionnaire, sitôt oublié que lu.
Et dans la nuit tombante, à une A.G. tenue à la Cité universitaire, on a entendu un concours de gauchisme verbal, mesuré à l’applaudimètre, sur le thème « Si des homosexuels bourgeois croient pouvoir venir ici, ils se trompent ». Déclaration sans effet, d’ailleurs. Apparemment personne ne s’est senti visé.
Alors ? On est 800, sans direction, sans bases ?
En effet. Ce qui fait le F.H.A.R., ce qu’aucune base politique ne saura résumer, c’est un accord implicite, vérifié au travers des réunions de petits groupes plus que des A.G., une façon de se parler entre nous, une autre pour parler aux autres, quelque chose qui ne se laisse emprisonner en aucune formule, parce que c’est politique et vital à la fois, ce qu’on décrit maladroitement « club de discussion… », lieu de drague, « groupuscule politique »… C’est tout ça et autre chose. Et des A.G. bordéliques ; des petits groupes mi-partouzes mi-psychodrames ; des tantes et des gauchistes. Et un gros problème avec les filles.
Je pense que nous ne ferons aucun manifeste, que le bordel des A.G. est constitutif ; à 800, on ne peut que centraliser les informations. Qu’on a tout notre temps : nous n’avons pas, comme les groupes gauchistes, l’angoisse des scissions, la peur de la mort du groupe. Nous ne sommes pas un groupe, mais un mouvement. Laissons tomber l’étiquette le F.H.A.R. n’est à personne, il n’est personne. Il n’est que l’homosexualité en marche. Tous les homosexuels conscients sont le F.H.A.R. toute discussion à deux, à trois, est le F.H.A.R. Les jalousies, la drague, le maquillage, l’amour, c’est le F.H.A.R. comme la manif du 1 mai ou le n° 12 de TOUT. Les doutes, les replis, c’est aussi le F.H.A.R. J’ai le sentiment qu’au F.H.A.R., rien ne se perd : d’ordinaire, la multiplication des relations affectives affaiblit chacune d’elles. Pas au F.H.A.R., je crois.
Oui, nous sommes une nébuleuse de sentiments et d’action. Et je ne suis pas d’accord pour les clarifications hâtives ; pour cette course à l’identification, savoir qui on est, se repérer face aux gauchistes. Nous n’avons plus besoin de papa, fût-ce sous la forme d’une base politique. Quand nous aurons écrit que nous sommes contre l’impérialisme américain, pour les ouvriers de Renault, contre la bourgeoisie, à quoi cela servira-t-il ? À rassurer ceux d’entre nous qui sont ex-gauchistes ?
« Nous sommes plus que des homosexuels, puisque nous voulons la Révolution », « Nous devons adopter une position générale sur la lutte des classes ». Voilà ce que disent certains d’entre nous pas forcément ceux qui ont été dans des groupes gauchistes d’ailleurs. Tous ceux qu’impressionne encore l’idée de la Politique.
Eh bien ! je pense que nous n’avons besoin d’aucune autre base de départ que notre homosexualité consciente ; qu’on se trompe si on croit qu’un homosexuel conscient, c’est un homosexuel comme un autre doublé en peau de révolutionnaire.
Je m’explique : je crois que l’homosexualité vécue de façon consciente est plus qu’une forme de la sexualité opprimée ; qu’elle n’est pas qu’une façon d’envisager les rapports affectifs ; qu’elle contient en elle-même plus qu’une attitude face à la famille et à l’hétérosexualité. Nous ne sommes pas des révolutionnaires spécialisés dans le problème sexuel.
Je pense qu’un homosexuel conscient a une façon d’envisager l’ensemble du monde, politique comprise, qui lui est particulière. Que c’est précisément parce qu’il vit en acceptant la situation la plus particulière que ce qu’il pense a valeur universelle ; c’est pourquoi nous n’avons pas besoin des généralités révolutionnaires, abstractions répétées sans conviction.
Je crois même que la vision homosexuelle du monde est, à l’heure actuelle, la manière la plus radicale qui soit de parler de tout et d’agir sur tout. C’est cette vision du monde qui fait que, face à tout événement, quotidien ou politique, nous réagissons tous ensemble, sans avoir eu besoin de nous concerter à l’avance. Et sans base politique.
Je vais essayer de dire comment je vis cette conception homosexuelle du monde : ça ne veut pas dire que je crois possible de la résumer dans un manifeste, au contraire. D’abord, nous, homosexuels, refusons tous les rôles : parce que c’est l’idée même de Rôle qui nous répugne. Nous ne voulons être ni hommes ni femmes et les camarades travestis peuvent l’expliquer le mieux. Nous savons que la société a peur de tout ce qui vient du plus profond de nous-mêmes, parce qu’elle doit classer pour régner. Identifier pour opprimer. C’est ce qui fait que nous savons repérer, au travers des aliénations, les gens. Notre incohérence, notre instabilité, effraie les bourgeois. Nous ne pourrons jamais nous figer, fût-ce dans l’attitude du révolutionnaire prolétarien : nous avons souffert dans notre chah du rôle de mec qu’on nous a imposé. Désormais, tout rôle nous répugne. Celui de chef comme celui d’esclave. Ensuite, nous avons fait l’expérience de la traîtrise. Entre nous, homosexuels hommes, et les femmes, reste cette différence : nous avons trahi le camp des oppresseurs, celui des mâles. La traîtrise, ça nous connaît. Parce que nous savons désormais qu’on ne peut trahir que ce qui se fige et devient oppressif ? À tout moment, nous pouvons porter un regard critique sur nous-mêmes, parce que « nous-mêmes », nous ne savons plus très bien ce que c’est. On nous a dit que nous étions des hommes, nous sommes traités comme des femmes. Oui, pour nos adversaires, nous sommes traîtres, sournois, de mauvaise foi oui, dans toute situation sociale, à tout moment, nous pouvons lâcher les hommes. Nous sommes des lâcheurs, et nous en sommes fiers.
Plus que toute autre, l’idée même de normalité nous a opprimés. On nous a expliqué qu’il était normal de baiser les femmes, alors on a compris. Ce qui est normal s’identifie à ce qui nous opprime. Toute normalité nous hérisse, fût-ce celle de la Révolution. Nous savons, nous, qu’une révolution « normale » nous exclut. Nous avons compris que la vraie révolution exclut la normalité. Enfin nous avons acquis une sensibilité exacerbée aux rapports de pouvoir. Ce que nous appelons « phallocratisme » ne s’arrête pas à l’homme viril, fier de sa grosse bite. Nous savons déceler le phallocratisme intellectuel, cette espèce d’assurance dans l’affirmation de ses idées. Le phallocratisme pseudo-révolutionnaire, celui qui veut tout chambarder, sauf lui-même. Là où les autres prennent les déclarations pour argent comptant, nous sentons l’imposture et l’agression. Entre nous, sans arrêt, se tisse et se défait un réseau de rapports de pouvoir aussi vite détruits que construits.
Tout cela nous permet de ressentir tout phénomène selon notre vérité : j’ai pu dire pourquoi je me sentais du côté du Bengale libre rien que sur ma vision homosexuelle du monde : parce que la « normalité » révolutionnaire excluait les bengalis du camp de la vraie révolution : celle de la véritable guerre du peuple, critères maoïstes normalisés type standard.
Vivre notre homosexualité ne s’arrête donc pas à coucher avec des garçons. Ça commence plutôt là. Notre conception du monde, c’est : « Amour entre nous, guerre contre les autres », étant bien entendu que cet « entre nous » est indéfiniment extensible, que le but de cette guerre est de l’étendre.
Pas de véritable amour sans égalité : le monde a soif d’amour, mais nous savons que celui qu’offrent les hétérosexuels sert à cacher la domination de la femme par l’homme. C’est pourquoi l’amour homosexuel est actuellement le seul amour qui vise à l’égalité parce que, marginal, il n’est d’aucune utilité sociale ; que les rapports de force n’y sont pas inscrits au départ par la société ; que les rôles homme/femme, baisé/baiseur, maître/esclave y sont instables et inversables à tout moment.
C’est cela que nous défendons sous le nom « d’Homosexualité ». C’est pourquoi nous disons : « Nous serons normaux quand vous serez tous homosexuels » : nous ne voulons pas d’une homosexualité qui serait acceptée à côté de l’hétérosexualité. Parce que dans nos sociétés, l’hétérosexualité est la règle, la norme, et qu’on ne peut faire coexister la norme et l’anormal. Il y a nécessairement lutte entre les deux.
Nous voulons la fin de l’hétérosexualité au sens où l’hétérosexualité est actuellement nécessairement un rapport d’oppression. Ceci n’est pas une question sexuelle. C’est surtout une question affective.
Le rapport de pénétration de la femme par l’homme a été investi par le système judéo-chrétien-capitaliste d’une telle valeur qu’aucun hétérosexuel, quelque libéré qu’il soit, ne peut passer à côté. S’il ne baise pas sa femme, il se sent frustré.
Il y en a beaucoup qui disent : notre but n’est pas d’instaurer une seule sexualité, l’homosexualité. Nous sommes pour la bisexualité, pour la liberté sexuelle et affective. Ils disent aussi : ce qui compte, c’est un rapport d’amour véritable, entre tout le monde, hommes et femmes comme hommes et hommes ou femmes et femmes.
Mais il n’y a pas d’amour égalitaire sans lutte, parce que toute la société fait de l’amour un moyen de perpétuer l’inégalité. Et la forme concrète de cette lutte, on ne peut pas y échapper, est le passage par l’homosexualité.
Le passage par l’homosexualité complètement acceptée : je crois que ceux qui disent « mais mes goûts sont bisexuels, je veux pouvoir aimer tout le monde » veulent faire l’économie de ce passage par le moment où la sexualité et l’affectivité échappent complètement au modèle dominant.
En un mot, comme dirait Margaret, je ne crois pas à la bisexualité immédiatement, parce qu’elle dérive nécessairement de la forme régnante des rapports affectifs, l’hétérosexualité. Qu’elle transpose des rapports d’oppression.
Je ne pourrais croire qu’à la bisexualité dérivée de l’homosexualité c’est-à-dire du jour où le combat homosexuel aura effectivement détruit toute norme sexuelle. Ce jour-là, même les mots « homosexualité », « hétérosexualité » perdront leur sens. Pas avant.
Alors, jusqu’à ce jour-là, je ne pourrai jamais aimer les hétérosexuels comme j’aime les homosexuels. Parce qu’ils continueront à m’opprimer. Tous ceux qui rêvent d’amour sans lutte contre le modèle dominant de l’amour se soumettent. Comme beaucoup de hippies américains : à force de vouloir établir tout de suite une véritable communication entre tous les êtres, ils ont caché la lutte y compris entre eux.
« Woodstock nation », le monde des jeunes des festivals pop, nous a appris quelque chose : que la lutte des classes était aussi la lutte pour l’expression du désir, pour la communication, et non simplement la lutte économique et politique.
Mais il tend à nous cacher quelque chose : qu’on ne peut communiquer véritablement qu’en étant égaux. Ce qui n’est en particulier pas possible tant que l’hétérosexualité, fut-elle « libérée », reste la règle de ce monde des jeunes. Il n’y a pas d’amour véritable si la sexualité y est refoulée : tout le monde est d’accord là-dessus.
Mais alors, est-ce que nous ne refoulons pas l’amour hétéro, comme les hétéros refoulent l’amour homosexuel ? Je ne le crois pas !
Par exemple, les rapports qu’ont les homosexuels et les homosexuelles dans le F.H.A.R. Ces rapports sont, je crois, des rapports d’amour véritable. Et pourtant, nous ne baisons pas ensemble. Eh bien, précisément, c’est parce que nous ne baisons pas ensemble que ce sont des rapports d’amour véritable.
La sexualité n’est pas du tout refoulée dans mes rapports avec une lesbienne, alors qu’elle l’est dans mes rapports avec une autre fille, qui s’imagine toujours plus ou moins que je vais coucher avec elle… La sexualité n’est pas refoulée, mais le rapport de pénétration est consciemment refusé de part et d’autre. Ce qui fait notre accord, notre amour égalitaire avec les lesbiennes, c’est que comme elles, nous refusons de pratiquer entre nous le rapport de pénétration.
Nous ne refoulons rien : nous refusons ensemble, d’un commun accord, le modèle sexuel dominant. Cet accord-là est un véritable amour, parce qu’il est fondé sur un authentique désir : le désir d’échapper à la normale.
C’est un amour y compris dans sa forme libidinale : nous aimons à nous embrasser, nous nous trouvons beaux.
Il n’y a que les bourgeois pour s’imaginer que le véritable amour trouve sa réalité dans l’enfoncement d’une bite dans un vagin.
Il y a 36 000 autres formes d’amour. Plus même : cette forme-là, bite dans le vagin, est précisément celle qui à l’heure actuelle exclut le véritable amour.
Tout rapport affectif a son prolongement sexuel : mais ce prolongement sexuel n’est pas nécessairement la pénétration, au contraire.
Guy 3 juin 1971.