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Lien original : dans la brume
Le 19 avril 2023, trois militants anti-autoritaires et internationalistes périssent lors d’un combat acharné près de la ville ukrainienne de Bakhmout contre l’envahisseur russe. L’un d’eux est Dmitry Petrov, exilé russe resté très actif au sein du mouvement anarchiste international jusqu’à son dernier jour.
En hommage à Petrov, dont le décès a profondément marqué nombre de camarades partout où il a lutté, que ce soit en Russie, en Ukraine, au Bélarus ou au Rojava, nous avons décidé de traduire son portrait publié dans le média russe d’opposition Mediazona. Il s’agit d’un des portraits les plus complets retraçant sa trajectoire étonnante et qui donne la parole à plusieurs de ses camarades.
Ce texte a été raccourci à certains endroits pour plus de lisibilité et les illustrations originales ont été gardées. — DLB.
Neuf vies d’un anarchiste. L’histoire de Dmitry Petrov, le militant russe qui a combattu pour l’Ukraine et qui est mort à Bakhmout
Le militant russe Dmitry Petrov a trouvé la mort près de Bakhmout en avril dernier, après un an de combats acharnés aux côtés d’ukrainien-nes s’opposant à l’invasion russe. Cet homme de 33 ans était connu sous nombre d’alias par ses camarades et ami-es : Ilya Léchy, « l’Écolo », Phil Kouznetsov, Séva, ou encore Lev. Anarchiste et antifasciste dévoué, Petrov était aussi défenseur de l’environnement et aventurier, éditeur et écrivain. Il y a quelques années, Petrov s’est vu obligé de quitter la Russie à cause de la répression croissante pour s’installer à Kyïv. Le 24 février, il a décidé de défendre l’Ukraine les armes à la main. En avril 2023, il était tué en protégeant Bakhmout. Mediazona retrace le parcours de ce militant infatigable dont l’histoire reflète, à sa propre manière, les péripéties de l’histoire russe de ces vingt dernières années.
« En tant qu’anarchiste, révolutionnaire et russe, j’ai estimé nécessaire de prendre part à la résistance armée aux occupant-es de Poutine. Je l’ai fait dans un souci de justice, pour protéger la société ukrainienne, et pour libérer mon pays, la Russie, de l’oppression. Pour toutes les gens que ce vil système totalitaire mis en place en Russie et au Bélarus prive de dignité et de la possibilité de respirer librement, » écrivait Petrov dans une lettre d’adieu laissée à ses camarades au cas où il mourrait au front.
Le groupe qui a publié cette lettre, la BOAK (l’Organisation de combat des anarcho-communistes), décrit Petrov comme un organisateur et un militant ardent. Il avait fondé le collectif « Black Blog » (Le Blog noir) qui s’engageait dans des mobilisations à travers le reportage et la participation active à la fois : les anarchistes de ce réseau brûlaient le matériel de construction et les voitures de police, les centres de recrutement de l’armée et les bureaux du parti politique La Russie unie.
Dmitry Petrov meurt le 19 avril lors de la bataille pour Bakhmout. Sa mort était confirmée par ses compagnon-nes d’armes une semaine plus tard. Petrov avait alors 33 ans.
Militant anarchiste et antifasciste, historien et amateur du Nord russe, écologiste et guerrier urbain, chercheur travaillant sur le Kurdistan, exilé politique et soldat qui a combattu pour la liberté de l’Ukraine : ses ami-es et camarades disent que Dmitry Petrov a vécu suffisamment pour remplir neuf vies.
Anarchiste, antifasciste. « Nous devons construire l’anarchie de notre vivant. »
« Beaucoup considèrent l’anarchisme comme une idée utopique. Dima disait que si on était anarchiste, on devait vraiment [essayer de] construire l’anarchie de notre vivant, » se rappelle Ivan, ami de longue date de Petrov, un autre militant qui a dû quitter la Russie. « Si nous ne cherchons pas à le faire, ça ne sert à rien de s’engager du tout. »
Dmitry rejoint le mouvement anarchiste au milieu des années 2000, en pleine guerre de rue impitoyable avec les néo-nazis russes organisés. A cette période, des dizaines de personnes étaient tuées et des centaines d’autres blessées chaque année aux mains de l’ultra-droite. Les ethno-nationalistes commençaient à organiser les « Marches russes » annuelles. L’État préférait ne pas les prendre en compte, à part quand il les prenait sous son aile. En conséquence, l’ultra-droite se renforçait confortablement dans le pays.
« Ce gamin de seize ans ressemblait à un métalleux et était souvent assis lugubre et silencieux pendant les réunions (pourtant, quand commençait à parler, il ne pouvait pas s’arrêter pendant au moins dix ou quinze minutes). Et tout d’un coup, le voici, quelque part dans un couloir du métro Proletarskaïa, assis sur un néo-nazi qu’il est en train de tabasser monstrueusement jusqu’à ce que celui-ci perde connaissance et qu’on doive les séparer de force. » C’est ainsi qu’Ivan décrit Dmitry adolescent.
Le jeune Petrov ne se limitait pas aux bagarres avec l’ultra-droite. Il rejoint rapidement le mouvement protestataire au sein duquel les manifestations écologistes locales représentaient une part conséquente. Des militant-es et des résident-es locales-aux se battaient alors contre les promoteurs qui rasaient des parcs et des forêts précieuses.
Écolo païen. « L’amour des fachos pour la Nature n’est rien d’autre que pure hypocrisie. »
« Dmitry était engagé pour la défense du parc de la Bitsa [l’un des plus grands parcs à la périphérie de la capitale]. Il s’opposait à la vague de densification urbaine des années 2000 et 2010… Pendant cette période, lorsque les habitant-es étaient expulsé-es de force de leurs dortoirs, il était parmi celleux qui se confrontaient physiquement aux vigiles privés, » raconte Dmitry Okreste, journaliste et ami de Petrov qui décrit les années 2000 dans son mémoire paru en 2022, « Être skinhead : la vie du militant antifasciste Socrate ».
La bataille pour la forêt Bitsevskï à la périphérie de Moscou est loin d’être terminée. Malgré le fort impact écologique attendu, les autorités municipales se sont récemment résolues à gentrifier ce quartier. Au début des années 2010, des militant-es faisaient entendre leur opposition à la construction d’une nouvelle ligne de métro qui aurait coupé la forêt en deux. Des écologistes se sont aussi battu-es contre le réaménagement d’autres zones boisées autour de Moscou en y installant des tentes et en montant des tours de garde. Dans une publication sur son blog Livejournal datant de 2009, Dmitry appelait à l’action directe, il incitait les gens à planter les clous dans les troncs d’arbres en guise d’opposition.
Nikolaï, un autre antifasciste qui a rencontré Petrov dès 2004, se rappelle que Dmitry et ses compagnon-nes anarchistes donnaient l’impression d’être des personnes assez radicales, têtues et « très dogmatiques ». « Dima était un antifa païen, » rajoute-t-il. « Le paganisme, l’antifascisme : c’était le genre d’idées que lui et ses potes portaient. Son blase « l’Écolo » devait être en lien avec ça. A cette époque-là, on se croisait lors des actions liées à l’écologie. »
Ses connaissances affirment que le paganisme n’était pas juste un intérêt de courte durée. Petrov lui-même appelait le paganisme « une religion de la liberté » qui avait ses racines « dans une époque où ni les Etats, ni les castes, ni les hiérarchies quelles qu’elles soient, n’existaient ». Il disait qu’il fallait faire revivre des traditions païennes en Russie et ne pas permettre aux néo-nazis de « mentir et pervertir le contenu de la culture traditionnelle ».
« Souvent, on entend des fachos dire qu’ils partagent l’amour et le respect des traditions païennes envers la Nature. Mais comment ces personnes comptent vivre en harmonie avec elle, si leurs idées pro-étatiques amènent forcément la nécessité d’un développement industriel en concurrence avec d’autres pays et la soumission totale des « ressources » naturelles et humaines à leur Etat ? » – écrivait-il sur le site « Le paganisme contre le fascisme ». – « L’« amour » des fachos pour la Nature n’est rien d’autre que pure hypocrisie. »
L’affrontement le plus massif et le plus connu de cette période était le conflit autour de la forêt de Khimki [dans la banlieue nord de Moscou], dont une partie avait commencé à être rasée pour préparer le terrain pour la construction d’une autoroute à péage reliant Moscou à Saint-Pétersbourg.
Les militant-es écolos ne faisaient pas seulement face aux policiers et aux vigiles privés, mais aussi aux hooligans de foot d’extrême-droite recrutés par ces derniers. En réponse aux manifestations, des opposant-es à l’abattage des arbres étaient attaqué-es : le rédacteur en chef du journal « Le Forum citoyen » a vécu trois tentatives d’assassinat (en 2008, il a reçu dix coups de couteau). Le rédacteur en chef de « Khimkinskaïa pravda » Mikhaïl Békétov qui a témoigné des menaces de la part du maire de Khimki a été battu si sévèrement que les médecins ont dû amputer sa jambe et les doigts d’une main. Il a perdu l’usage de la parole et est décédé en 2013.
Sur ce fond-là, les manifestant-es se sont aussi radicalisé-es. Le 28 juillet 2010, plusieurs centaines d’anarchistes et d’antifascistes ont organisé une marche jusqu’au bâtiment administratif de Khimki. Les manifestant-es ont tiré dessus avec des armes non-létales, caillassé le bâtiment, lancé des fumigènes, puis se sont dispersé-es en ayant auparavant recouvert les murs de tags pour la défense de la forêt.
Les forces de l’ordre n’ont pas réussi à les arrêter, elles se sont plutôt vengées en interpellant massivement les écologistes qui gardaient la forêt et en ouvrant des affaires criminelles contre elleux. (…) La continuation de l’abattage de la forêt et la vague de répression contre les militant-es ont poussé une partie d’entre elleux vers des actions plus radicales et aussi plus clandestines, des actions partisanes en substance.
Partisan de rue. « On se bat pour les gens et contre les structures oppressives de l’État. »
Les anarchistes du « Blog noir » ne sont pas resté-es à l’écart et ont mené des attaques partisanes en défense de l’environnement, comme, par exemple, des incendies de bulldozers dans la forêt de Khimki, de cabanes de constructeurs dans le parc de la Bitsa, et de chalets luxueux en construction dans les banlieues chics de Moscou. Le site a été supprimé depuis, mais il reste une copie sur l’archive du web.
L’un de ces partisan-es, selon ce qu’affirme la BOAK, était Dmitry Petrov en personne : « Dima était parmi les fondateur-ices du mouvement partisan anarchiste à la fin des années 2000. Il est toujours resté un partisan depuis. « La Riposte populaire », le groupe « Pour Nourgaliev ! » [référence ironique au Ministre de l’Intérieur russe de l’époque], l’Action anti-nachiste [en référence au mouvement pro-Kremlin « Nachi »] : aucun de ces groupes ne s’est constitué sans sa participation directe. Et oui, effectivement, Dima faisait partie des fondateur-ices du « Blog noir » et des participant-es actif-ves aux actions de ce groupe. Y compris l’explosion du poste de patrouille de la police routière au 22e kilomètre du périphérique de Moscou. »
« L’information concernant sa participation au « Blog noir » et à la BOAK est sortie après sa mort, » remarque le journaliste Okreste. « Il ne l’a jamais divulguée, je pense, pour préserver la clandestinité. »
Le « Blog noir » est devenu célèbre grâce à sa diffusion d’actions anti-flics : les incendies des commissariats et des parkings pour les voitures de police aux cocktails Molotov, ceux des bureaux des procureurs et des bureaux de recrutement militaire (le collectif avait ainsi beaucoup d’avance sur son temps : suite à l’invasion de l’Ukraine, les bureaux de recrutement se sont enflammés partout dans le pays).
Les partisan-es n’épargnent ni les sections locales du parti au pouvoir « La Russie unie », ni les locaux du mouvement pro-Kremlin « Nachi » (« les nôtres »). La responsabilité pour ses actions était souvent assumée par des collectifs aux noms clairement moqueurs, tels quel « Pour Nourgaliev ! », « Les Dentistes autonomes de la ville de Moscou », « La Patrouille de la Bitsa Roger vert », « L’Action anti-nachiste », ainsi que beaucoup d’autres.
En décembre 2009, la rédaction du journal Komsomolskaïa pravda a été attaquée à coup de pierres et de fumigènes pour sa « propagande du fascisme ». Sur son blog, Dmitry l’Écolo justifiait son approbation de l’action par la collaboration d’un des correspondant-es du journal, Dmitry Stéchine, avec l’ultra-droite, pendant que des collègues à lui diffusaient de la « propagande en faveur du nazisme » (Stéchine était effectivement proche des néo-nazis du mouvement BORN, l’Organisation de combat des nationalistes russes, et aidait le chef de leur bande Nikita Tikhonov).
« [Dmitry] était une personne assez radicale à la fois dans ses mots et ses actes. Quelqu’un de très passionné, » se rappelle le militant antifasciste Nikolaï. « Il y a 15 ans, ce genre de figures n’était pas très en demande, contrairement à 2022. »
L’action revendiquée par le « Blog noir » qui a fait le plus de bruit s’est déroulée le matin du 7 juin 2011, lorsqu’une explosion a secoué le poste de la police routière au 22e kilomètre de l’autoroute périphérique. Si l’on croit la BOAK, Petrov était l’un des participant-es. Personne n’a été blessé, seule une cabine extérieure a été légèrement touchée. L’action a été revendiquée par des anarchistes anonymes ; leur communiqué a paru sur le « Blog noir ».
« Nous avons choisi l’heure et le lieu de telle manière qu’il n’y ait pas d’immeuble habité à côté et que des passant-es ne puissent pas être blessé-es. En plus, l’engin lui-même était placé à un endroit où il ne pouvait pas blesser des conducteur-ices passant à côté, » écrivaient les incendiaires. « N’y croyez pas si jamais on vous dit que nous combattons la société et les gens : nous nous battons plutôt pour les gens, contre les structures oppressives de l’État. »
Extrait de l’entretien accordé par les incendiaires au magazine Esquire concernant l’explosion du poste de police routière (l’un des interlocuteurs était sans doute Dmitry Petrov) :
Denis : Nous descendons du passage au-dessus de l’autoroute. Il fait déjà pratiquement jour. Il y a même un retraité qui promène son chien. (…) C’est évidemment complètement fou de retourner sur le lieu où la bombe ne s’est pas déclenchée, d’autant plus à la lumière du jour, à la vue de tout le monde. Mais tellement d’efforts ont été dépensés qu’il nous est impossible de repartir sans rien.
Nous nous approchons du poste de police. Tout est dans l’état dans lequel nous l’avons laissé : le bassin avec le charbon et la bouteille se trouve entre la cabine du gardien et la clôture. Alexeï s’approche du bord du fossé en béton, met le feu à l’allumette phosphorique et la lance dans la bassine. Rien ne se passe. L’essence a-t-elle déjà brûlé ? Découragés, nous retournons vers le pont. « Écoute, tu as vraiment vu l’allumette atterrir dans la bassine ? » je demande à Alexeï. « Je pense que oui. » – « Mais tu ne peux pas le dire avec certitude ? » – « Je ne suis pas certain. »
Une dernière tentative. Nous rebroussons le chemin dans le sens inverse, je traverse le fossé, m’approchant de la barrière, j’allume l’allumette que je jette directement dans la bassine et… une flamme bleuâtre commence à se répandre autour du charbon.
On a réussi ! Maintenant on court, le cœur bat très vite : et si ça explose pendant qu’on est encore visible ? Mais le bonheur de la réussite surpasse l’angoisse.
Boris : Il commençait à faire jour. Mon attention a été attirée par des mouvements étranges à côté de la cabine du gardien. J’ai regardé plus attentivement et compris qu’il s’agissait des reflets du feu sur les arbres. Ça brûlait !
Tout à coup, une voiture arrive sur le parking et ses phrases éclairent la cabine. Un policier accourt depuis la bagnole, sort un extincteur et commence à éteindre le feu. Sans succès. Il paraît même que celui-ci prend de plus en plus. Le policier court au poste et ressort avec un extincteur plus massif. Encore un échec. Les flammes sont plus fortes qu’avant. Ne voulant sans doute pas risquer sa vie, il retourne au poste. A ce moment-là, les flammes s’élèvent au-dessus de la cabine, mais l’explosion n’arrive toujours pas. L’enregistrement vidéo a eu le temps de se terminer deux fois. Je rallume la caméra. Plusieurs voitures de police commencent à arriver de partout.
Et c’est là où ça explose enfin.
Ethnographe et chercheur dans le Nord russe. « Quelqu’un le comparait à Kropotkine, le prince anarchiste et scientifique »
Petrov ne vivait pas seulement de manifestations : c’était aussi un chercheur en anthropologie qui adorait étudier le Nord russe.
« Dima ne ressemblait pas à une bonne partie des antifas des années 2000, » remarque Okreste. « Quelqu’un le comparait même à Kropotkine, le prince anarchiste et scientifique, car Dima menait aussi un travail scientifique de qualité. Il était ethnographe et anthropologue de formation, il étudiait la culture immatérielle de la paysannerie russe. Il animait pas mal d’ateliers éducatifs, de cercles d’étude, et d’autres choses de ce genre tout le long des années 2000, 2010 et 2020. »
Ayant terminé la faculté d’histoire de l’Université d’État de Moscou, Petrov est devenu doctorant en histoire et travaillait auprès de l’Institut de l’Afrique de l’Académie des sciences. Il partait en expédition ethnographique dans le Nord russe, aussi bien que dans les régions centrales du pays. Il reste beaucoup de ses notes sur son Livejournal : elles ponctuent ses appels à planter des clous dans les arbres et de prendre part aux manifestations écolos, ses réflexions sur le paganisme, les publications concernant la lutte anti-nazie et les actions de solidarité avec les anarchistes réprimé-es de l’Ukraine et du Bélarus. (…)
« Dima connaissait parfaitement l’histoire de la Russie et de sa région à lui. Une fois, nous étions ensemble dans la ville de Petrozavodsk et il a passé des heures à expliquer les pétroglyphes locaux [les dessins symboliques gravés sur des rochers], » se rappelle Alina Iakovleva. « Il savait aussi énormément sur les différents systèmes de croyances dont le paganisme. Lui-même était païen, il me paraît qu’il y cherchait une sorte d’inspiration, en y apercevant le lien de l’humain avec la nature. »
Manifestant en Russie et en Ukraine. « Il ne suivait pas le courant, mais participait à créer le courant dans la mesure du possible »
Les protestations en Russie ont pris un nouveau tour en décembre 2011, quand des milliers de personnes sont sorties manifester contre les élections législatives truquées. Les connaissances de Petrov se rappellent qu’il a évidemment pris part activement à ce mouvement.
Ces manifestations qui rassemblaient des dizaines de milliers de personnes ont pris fin le 6 mai 2012, lorsque la veille de l’inauguration de Vladimir Poutine pour son troisième mandat présidentiel la « Marche des millions » [comme l’appelaient certain-es des organisateur-ices] s’est finie en un affrontement direct entre les policiers et les manifestant-es. Le pouvoir a répondu par plus de répression : l’affaire judiciaire de la place Bolotnaïa [qui a vu 28 personnes inculpées pour participation à des actes d’émeutes et de violences contre les forces de l’ordre] et le durcissement de la législation encadrant les manifestations politiques.
L’année suivante, les manifestations ont quasiment disparu. Le dernier mouvement visible de cette époque était lié à la condamnation d’Alexeï Navalny en été 2013 (suite à des manifestations en sa faveur, la décision de justice a été immédiatement revue et Navalny a même pu candidater au poste de maire de la ville de Moscou ensuite).
En Ukraine, quant à elle, la fin de cette année 2013 était marquée par l’Euromaïdan. Des manifestations féroces ont secoué la pays suite à sa sortie des négociations pour rejoindre l’Union européenne et elles se sont poursuives sans s’arrêter des mois durant, jusqu’à ce que s’enfuisse du pays le président pro-russe Victor Ianoukovytch. Dmitry Petrov ne pouvait pas rater cette occasion et il s’est précipité à Kyïv.
« Il me semble qu’il soit arrivé avant le Nouvel an. Le 20 février 2014, au moment de la fusillade de la rue Institoutskaïa [lorsque des snipers ont tiré sur la foule des manifestant-es tuant plusieurs dizaines], il était sur place, » raconte Dmitry Okreste.
Une autre de ses connaissances, Vladimir Platonenko, se souvient dans une publication pour le site « Action autonome » que Petrov a pu « participer à l’aménagement du centre de congrès « Maison ukrainienne » occupée [devenue un centre d’activité du mouvement d’opposition], la distribution de nourriture jusqu’aux premières lignes de combat et même à l’affrontement du 18 février, » [l’un des premiers gros face-à-faces entre les manifestant-es marchant sur la Verkhovna Rada et les forces de l’ordre]. Avec d’autres militant-es, il a même tenté de créer une force d’autodéfense de gauche à Maïdan.
« Il ne suivait pas le courant, mais au contraire cherchait à créer un courant selon ses capacités et les possibilités s’offrant à lui, » écrit Platonenko. « Ce n’était pas seulement le cas en Ukraine, mais aussi lors des manifestations et actions écologistes. Avec les mouvements contre les projets de réaménagement urbain, il cherchait à faire sortir cette question hors de la sphère privée, en transformant une lutte contre l’une des manifestations du système en une lutte contre le système en tant que tel. »
En mars 2014, la Russie s’est servie des manifestations du Maïdan comme prétexte pour annexer la Crimée et a commencé à soutenir activement les séparatistes armés à l’est du pays. C’était le début de la guerre où, neuf ans plus tard, suite à l’invasion totale de l’Ukraine cette fois-ci, Petrov a trouvé la mort.
Anthropologue au Kurdistan en guerre et « grand ami des kurdes »
Dans les années qui ont suivi le Maïdan, l’anarchiste et l’anthropologue Dmitry Petrov a tourné son travail de recherche vers le Kurdistan. En été 2012, au début de la guerre syrienne, apparaît au nord du pays une enclave autonome kurde du Rojava : les troupes kurdes jouaient un rôle important dans la lutte contre Daech qui prenait alors de l’ampleur.
Petrov s’est dirigé au Rojava qui l’attirait non seulement en tant que scientifique, mais aussi en tant qu’anarchiste : il s’agit d’une région dont l’organisation politique se fonde sur les principes d’auto-organisation et d’égalité des genres. (…)
Selon l’amie de Petrov Alina Iakovleva, le Kurdistan n’intéressait pas seulement Petrov du point de vue de la lutte armée, mais « en premier lieu, d’un point de vue de la vie sociale » : il étudiait l’organisation des écoles, le système d’éducation et de santé, il cherchait à comprendre le rôle des femmes dans la vie politique du Kurdistan. Iakovleva souligne qu’en ce faisant, il ne cherchait pas à créer une « image idyllique » de la région et évoquait toujours ce avec quoi il n’était pas d’accord.
« D’un côté, il avait toujours une personnalité très fine et méthodique. Il cherchait toujours la source originale, questionnait tout ce qui était écrit ou dit par quelqu’un. C’était très important pour lui de pouvoir démontrer les choses en pratique par lui-même, » raconte Iakovleva. « D’un autre côté, il restait idéaliste, vivait de ses idéaux qu’il cherchait à réaliser même au niveau micro-communautaire. »
Petrov apprenait le dialecte kurmandji et s’est rendu sur place deux fois : dans l’enclave kurde au sud de l’Irak ainsi qu’au Rojava. Il écrivait des travaux scientifiques dessus et éditait des livres à propos de la région. Cependant, il n’était peut-être pas mû seulement par l’intérêt scientifique : dans la publication concernant son décès, ses camarades de la BOAK affirmaient qu’« il suivait une formation au Rojava et qu’il participait à la lutte pour la libération du peuple kurde ».
De retour en Russie, il animait des conférences sur la vie sociale dans la région et écrivait des articles. Il a aussi édité les recueils de textes « Les Fleurs du désert : 10 ans de révolution au Rojava » et « La Vie sans État : la révolution au Kurdistan ». Il a aussi fondé un petit projet de recherche Hevale.
« Dima était le seul chercheur russe travaillant sur le Kurdistan qui a effectivement voyagé à travers la région et connaissait toutes les difficultés de la lutte [pour l’auto-détermination kurde], » écrit à son propos l’autrice de la chaîne Telegram « Femme, vie, liberté » résidant au Rojava. Elle appelle Petrov « un grand ami des kurdes ».
« Ce sont des gens qui dédient leur vie à la lutte et qui ont ainsi pu obtenir beaucoup de choses. En même temps, ces personnes ne donnent pas l’impression d’avoir été traumatisé-es par la guerre, » décrivait-il les révolutionnaires kurdes lors de la présentation du recueil « La Vie sans État : la révolution au Kurdistan » (ses éditeurs étaient Petrov lui-même, Dmitry Okreste et Maksime Lebskiy). « [Les révolutionnaires kurdes] projettent le calme, la détermination et la force intérieure. J’ai aussi été étonné par leur érudition : j’ai eu honte de découvrir que les partisan-es du PKK avaient lu certains livres russes que, personnellement, je n’avais pas lus. »
Anarchiste russe en Ukraine. « Zéro toxicité, seulement une position et des arguments mesurés »
Aux alentours de 2018, Dmitry Petrov quitte la Russie et déménage en Ukraine. Ses ami-es disent que son départ était forcé : à ce moment-là, l’affaire du « Réseau » marque un nouveau tournant dans la répression ciblant les antifascistes et les anarchistes. [Note de DLB : arrêtées en 2017, 7 personnes sont alors inculpées dans une affaire fabriquée du début à la fin pour participation à un réseau anarchiste ; les 7 sont condamnés à des peines de prison allant de 6 à 18 ans fermes.] Comme de nombreux-ses autres militant-es, Dmitry a alors suscité l’attention des forces de l’ordre.
« En vérité, il ne voulait vraiment pas quitter Moscou. Il y est resté jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce qu’une menace directe commence à planer sur lui, » raconte Okreste. « Et quand il est parti, il voulait toujours retourner. Il ne se voyait pas comme une victime et détestait être désigné en tant qu’« exilé politique ». »
A Kyïv, se souvient Alex, un anarchiste ukrainien, Petrov a commencé très vite à organiser un ciné-club auquel « il conviait les membres des communautés militantes qui lui étaient proches » et à participer aux actions en soutien aux révolutionnaires kurdes. Selon lui, Dmitry « restait [tellement] doux dans sa façon de communiquer » que sa participation à la BOAK et son activité clandestine dans les années 2000 et 2010 ont été des découvertes surprises pour Alex.
« Cette insolence était difficile à juxtaposer avec la chaleur qui émanait de lui dans des conversations en tête-à-tête, » raconte Alex. « Dima a passé ces quatre dernières années en Ukraine, mais le mot « russe » occupait toujours la même position que le mot « anarchiste » dans la manière dont il s’identifiait. Nous avons souvent débattu à propos de la question linguistique, celle de l’impérialisme russe et des tendances nationalistes en Ukraine. Mais en tant qu’interlocuteur, il était capable d’écouter. Zéro toxicité, seulement une position et des arguments mesurés. Il me reste un souvenir très agréable de Dima en tant qu’humain. Qui, je l’ai appris plus tard, avait vécu une dizaine d’autres vies en plus de celle que j’ai eu la chance de connaître. » (…)
Membre de « l’Organisation de combat des anarcho-communistes ». « C’est notre enfant né d’une croyance en la lutte organisée »
Même en Ukraine, Petrov n’oubliait pas son expérience de guérillero urbain. « Le Blog noir » a annoncé sa dissolution dès 2019 (à ce moment-là, il n’avait plus été mis à jour depuis plusieurs années), mais à sa place s’est créée la chaîne Telegram « L’Anarchiste combattant » abordant des thématiques similaires.
En juin 2020, le groupe anarchiste « Les Casse-cous » a revendiqué l’incendie de la direction principale des enquêtes de la police nationale à Kyïv et leur communiqué a été diffusé sur le chaîne de « L’Anarchiste combattant ». Comme l’écrivait le média ukrainien « Graty », ce groupe n’en était pas à son premier fait d’armes : il avait aussi revendiqué l’incendie des antennes d’un opérateur turc pour protester contre l’opération militaire au Rojava et celui d’une pelleteuse appartenant à une entreprise responsable de la déforestation dans l’oblast de Kyïv.
C’est aussi à ce moment qu’ont commencé des manifestations au Bélarus et Dmitry Petrov, selon les dires de ses camarades, a traversé illégalement la frontière bélarusse-ukrainienne pour pouvoir y prendre part. « Je n’étais pas au courant de ça. Je pense que beaucoup de gens ne le savaient pas pour des raisons très compréhensibles, » raconte Okreste. « En cas d’arrestation, il aurait été déporté directement à Moscou. »
Les anarchistes bélarusses du groupe « Pramen » écrivent que Dmitry a alors participé à une dizaine de marches, qu’il a aidé à organiser un bloc anarchiste pendant les manifestations et a même eu le temps de caillasser les flics avec leurs propres grenades assourdissantes.
« Je ne peux pas dire que Dima prenait des risques insensés. Il s’agit plutôt de quelqu’un qui était prêt à se bouger dans une direction qu’il s’était lui-même donné, en calculant précisément les conséquences, » conclue Okreste. (…)
Suite à l’invasion de l’Ukraine, sur la base de la chaîne de « l’Anarchiste combattant » s’est créée « l’Organisation de combat des anarcho-communistes » : l’un des regroupements des partisan-es dont les membres croient que le sabotage et la lutte armée en Russie aideront à mettre fin à la guerre.
Les membres de la BOAK ont plusieurs fois revendiqué des attaques partisanes, telles que l’incendie de l’antenne de télécommunication dans un village près de Belgorod (pour rompre « les communications entre les forces policières et militaires »), l’écartement des rails sur une ligne ferroviaire en direction d’un centre d’entraînement militaire du Ministère de la défense russe ou encore un acte de sabotage ferroviaire sur une ligne desservant une unité militaire près de la ville de Kirzhatch.
« Nous appelons tout le monde à rejoindre la guerre des rails ! » écrivait la BOAK suite à cette dernière explosion. « Chaque train arrêté, c’est autant d’obus et de missiles en moins qui ne pourront plus atterrir sur des villes ukrainiennes. »
La BOAK affirme que Dmitry Petrov avait participé à sa création. « Je suis membre de l’Organisation de combat des anarcho-communistes et je le reste même après la mort, » écrivait Petrov lui-même dans une lettre laissée aux camarades en cas de sa mort au front. « La BOAK est notre enfant, né d’une croyance en la lutte organisée. Nous avons réussi à l’exporter de plusieurs côtés des frontières nationales. De toutes mes forces, j’ai cherché à contribuer à ma hauteur à la victoire sur la dictature et à la révolution sociale. Et je suis fier de mes camarades qui menaient et mènent toujours la lutte en Russie et en dehors. »
Volontaire au sein l’armée ukrainienne. « J’ai été chassé par ces mêmes créatures qui cherchent aujourd’hui à asservir l’Ukraine »
« Apportez votre contribution, même la plus minime, pour mettre fin à cette guerre et au tyran qui l’a déclarée. N’importe quel geste en Russie, même le plus petit, actuellement, vaut de l’or. Je sens et je crois que des millions de mes compatriotes ne soutiennent pas l’enfer actuel. Ne restez pas indifférent-es, pendant qu’avec notre (dés)approbation passive l’État massacre des personnes innocentes, » écrivait Petrov sur sa page Facebook au début de la guerre.
Après le 24 février, il a commencé à publier des esquisses de la vie quotidienne à Kyïv en temps de guerre et, plus tard, de ses propres journées au front. En octobre, déjà en première ligne, Dmitry publie des photos des affaires abandonnées par des soldats russes après leur fuite de Kharkiv : « En tombant sur une pile de bouteilles remplies d’eau « Sviatoï istochnik », j’ai ressenti une vive nostalgie pour chez moi, d’où j’ai été chassé par ces mêmes créatures qui cherchent aujourd’hui à asservir et à détruire l’Ukraine… Dans un autre endroit, j’ai vu des tonnes de rations militaires sèches, des rouleaux de rubans de Saint-George [symbole patriotique et militaire russe initialement associé à la victoire sur l’Allemagne nazie et, aujourd’hui, à l’invasion de l’Ukraine], et d’autres objets militaires. Dans les rares magasins qui restent encore ouverts, on peut trouver des marchandises en provenance de la Russie ou d’autres territoires occupés. Mais ce genre de « cadeaux de la maison » provoquent en moi des sentiments contrastés. »
Les anarchistes ukrainien-nes avaient commencé à se préparer à l’invasion avant le 24 février, se souvient Sergiy Movtchan, membre du réseau bénévole anti-autoritaire « Solidarity Collectives » (Les Collectifs de solidarité) et journaliste. Les militant-es ont décidé qu’en cas d’attaque frontale de la part de la Russie, une partie d’elleux allaient rejoindre les forces de défense territoriale, pendant que d’autres créeraient un mouvement de bénévoles en soutien aux combattant-es. Dmitry Petrov était présent à l’assemblée où cette proposition était à l’ordre du jour. En Ukraine, il n’était plus connu en tant qu’« Ecolo », mais « Léchy » (encore plus tard, au front, il donnait des interviews en utilisant le pseudonyme « Ilya Léchy »). [Note de DLB : dans la mythologie slave, Léchy est le nom d’un esprit des arbres qui protège la forêt.]
Suite à l’invasion, Léchy s’est retrouvé au sein de la défense territoriale de l’oblast de Kyïv où, ensemble avec d’autres anarchistes, il cherchait à monter un « bataillon anti-autoritaire ».
« Il croyait jusqu’au dernier moment que nous ne combattions pas un peuple, mais un régime, » se souvient Movtchan. « Et ça lui déplaisait que l’hostilité vise les russes dans l’ensemble. C’est une chose de parler des soldats, des autorités, des propagandistes, mais il disait qu’en Ukraine, on se battait aussi pour la liberté du peuple russe. Il est resté internationaliste jusqu’au bout. Et c’était le genre de personne avec qui je croyais pouvoir participer à la vie politique russe, ukrainienne et bélarusse après la fin de la guerre. »
Dmitry a mis du temps à arriver sur le front : il a dû attendre plusieurs mois que les combattant-es de son peloton soient envoyé-es dans une zone de combats, mais ce n’est jamais arrivé, et beaucoup ont commencé à chercher individuellement à rejoindre les premières lignes.
« Dmitry n’a jamais été enthousiaste de faire la guerre pour faire la guerre, » raconte l’anarchiste Alexeï Makarov. « Pour lui, c’était fondamental non seulement de participer à l’auto-défense du peuple ukrainien, ce qui était évidemment un devoir humaniste, mais d’avoir une forte composante politique. La participation à la guerre devait bénéficier au mouvement anarchiste en Ukraine et partout dans l’espace post-soviétique. A son avis, les anarchistes devaient devenir une force politique identifiable en Ukraine, mais aussi en Russie. »
Alexeï Makarov, ancien membre du Parti national-bolchévique, est lui aussi exilé politique.
[Note de DLB : Ce parti nationaliste et souvent classé à l’ultra-droite, dirigé par Edouard Limonov, a activement milité contre Poutine dans les années 2000, réunissant de nombreux-ses jeunes qui y voyait l’un des rares mouvements s’opposant de manière radicale et efficace au régime. Les militant-es « NazBols » ont mené une série d’actions directes, dont des envahissements de bâtiments administratifs et militaires, ce qui leur a valu des vagues de répression violentes, par exemple le tabassage par des forces de l’ordre ou partisans du régime, et de la prison pour certain-es, y compris Makarov. Considéré comme une organisation extrémiste, le PNB a été interdit en 2007. Depuis, Limonov s’est rallié à la politique étrangère de Poutine. Certain-es ancien-nes NazBols soutiennent les forces séparatistes pro-russes à l’est de l’Ukraine, tandis que d’autres s’opposent à l’invasion russe et soutiennent l’auto-détermination populaire en Ukraine, au Bélarus et dans d’autres pays de l’ex-URSS. Alexeï Makarov cité ci-dessus est aujourd’hui militant anti-autoritaire et anarchiste. Dans un entretien accordé à Radio Svoboda en 2016, il considère que l’activité du PNB au milieu des années 2000 à laquelle il a pu participer a principalement été tournée autour de l’opposition à l’impérialisme et à la guerre, aussi bien que pour une révolution populaire et démocratique.]
En 2006, âgé de 17 ans, Makarov est visé par une affaire judiciaire après une attaque des membres d’un mouvement pro-régime sur les NazBols. Il a passé près de deux ans en détention provisoire, en attendant le jugement, et est sorti peu de temps après la décision.
Makarov est parti en Ukraine, craignant de nouvelles répressions. Là-bas, il a immédiatement rejoint la lutte contre les forces pro-russes. En 2011, c’est en Ukraine qu’il est jugé cette fois-ci pour avoir attaqué une chaîne de télévision partisane du Kremlin à Odessa. Une fois libéré, Makarov a failli être déporté en Russie, mais grâce à des militant-es des droits humains, il a pu obtenir l’asile politique en Suède.
En été 2022, Makarov a pu retourner en Ukraine afin de la défendre les armes à la main. Ensemble avec Dmitry Petrov, il s’est retrouvé au sein de la 95e brigade d’assaut aérien au sein de les Forces armées ukrainiennes. En août, les deux compagnons se retrouvent au front.
« Nous n’étions pas citoyens ukrainiens, c’est pourquoi on a eu du mal à se faire enregistrer officiellement. On nous a recrutés en tant que volontaires, ce qui veut dire qu’on ne recevait aucun salaire ni aucune garantie sociale, » explique Makarov. « A cette époque, les combats allaient en direction de Donetsk. En septembre, avec la contre-offensive, nous avons commencé à nous diriger vers les territoires occupés autour de Louhansk. Dès fin octobre, notre sous-division a participé très activement aux assauts dans cette direction. Entre début décembre et fin février, les combats étaient quasi-quotidiens. »
Makarov décrit Dmitry comme « un interlocuteur facile », attentif à ses camarades et « pratiquement la personne idéale » avec qui partager le quotidien en temps de guerre. « Toujours prêt à se lever en premier pour allumer le poêle, il n’est pourtant jamais du genre à reprocher aux autres de dormir pendant qu’il allume le feu, » rigole Makarov. « C’est un très bon organisateur qui sait inspirer les gens, en même temps dépourvu de toute masculinité toxique et de penchants autoritaires. »
Il paraît qu’à la guerre, Petrov cherchait à mettre en pratique certaines idées piochées chez les révolutionnaires kurdes. Dans un entretien accordé au magazine DOXA, Ilya Léchy raconte qu’au sein du peloton anti-autoritaire, les combattant-es ont décidé de pratiquer le « teqmil » : « séance de critique et d’autocritique pendant laquelle étaient discutées les décisions du commandement et le processus d’entraînement ». (…)
Petrov reconnaissait qu’au front, il lui manquait ses proches, son cercle de sociabilisation habituel et la possibilité de passer du temps seul, de penser à autre chose qu’à la guerre, et de se déplacer librement : « Après un an, je peux dire que la guerre est une activité relativement épuisante. Ces derniers mois ont été les plus exténuants : depuis décembre, nous participons intensément aux combats et sommes soumis à une pression très forte. Mais je suis rassuré par ma conviction que notre cause est juste, aussi bien que par l’exemple des organisations révolutionnaires qui se battent non pas depuis un an, mais depuis plusieurs décennies. »
Petrov a pu échapper aux blessures, mais, comme se rappelle Konstantin qui a combattu à ses côtés, une fois, dans le chaos général, il a failli se faire écraser par un char de son propre camp qui était en train de se retirer : « Nous faisions un assaut. Le groupe de Petrov devait arriver sur un blindé. Ils n’ont pas très bien réussi, les soldats sont descendus du blindé qui a commencé à reculer. Le conducteur s’oriente grâce à des appareils, c’est pourquoi l’infanterie doit être prudente à proximité du char. Celui-ci s’est dirigé vers les soldats. Dima n’a pas eu le temps de sortir du chemin, mais il a trouvé une sorte de trou recouvert par des troncs de pins, il a réussi à sauter dedans et les troncs ont dû le protéger. »
Au début du mois de mars, Dmitry Petrov et ses compagnon-nes anarchistes sont rentré-es à Kyïv. Il a passé seulement quelques semaines dans cette ville, malgré les discussions sur le besoin de se reposer, se souvient Konstantin. Les militant-es avaient tous-tes envie de vivre un peu de tranquillité. Mais « un nouveau projet militaire » que Petrov a intégré lui a paru suffisamment prometteur par rapport au rêve d’un détachement anarchiste.
« Il n’était pas étranger aux plaisirs humains ordinaires, comme un repas délicieux accompagné d’un verre de vin, des choses comme ça. Ce n’était pas un fanatique, non, jamais de la vie, » remarque Konstantin. « Après son retour, il ne brûlait pas d’impatience de retourner [se battre] dans des conditions très difficiles. Mais la possibilité de créer enfin cette fameuse sous-division anarchiste lui a paru très importante : plus importante que n’importe lequel de ses désirs ou son attachement à la vie civile. Et il a fait preuve de beaucoup de volonté en retournant à la guerre. (…) »
La mort lors du combat pour Bakhmout
La nouvelle sous-division au sein de laquelle s’est retrouvé Dmitry Petrov a été envoyée défendre la ville de Bakhmout.
Le 19 avril 2023, Léchy et deux de ses compagnons de guerre, l’anarchiste irlandais Finbar Cafferkey et le militant de gauche et Marine américain Cooper Andrews, sont morts près de cette ville.
Finbar, aussi connu sous le prénom kurde Çîya [prononcé « Tchia »], rappelait Dmitry Petrov sous certains aspects. En Irlande, il participait aux mobilisations écologistes et luttait contre la construction des oléoducs. Plus tard, il est parti au Kurdistan et a participé au mouvement révolutionnaire au Rojava, il a aussi combattu contre Daech.
« Ils ont pris part à un assaut, » raconte Alexeï Makarov qui a pu apprendre les détails de la mort de son ami par des camarades de Kyïv. « C’était sur la route menant à Bakhmout, l’endroit qui a connu les combats les plus intenses au mois d’avril. Ils ont pris d’assaut les positions adversaires pour les éloigner de cette route. Ce sont de braves gens, ils ont accompli leur objectif de combat et ont réussi à reprendre ces positions. Mais juste après, ils se sont retrouvés sous un feu d’artillerie particulièrement intense. »
Les corps de Léchy et d’autres défunt-es n’ont pas pu être retrouvé-es pendant un long moment, car, d’après Makarov, cette position-là passait d’un camp à l’autre tout le long du mois d’avril. En mai, les militaires ukrainien-nes ont fini par « écarter définitivement les russes » de cet endroit. Actuellement, une opération pour identifier des corps retrouvés est en train d’être menée. (…)
Makarov compte retourner en Ukraine dans les temps qui viennent : « Je considère que c’est mon devoir de poursuivre les efforts de Dima, c’est-à-dire de travailler à organiser le mouvement anarchiste et réunir les anarchistes [combattant-es] au sein d’une sous-division unique. C’était notre objectif commun, mais on a dû, en quelque sorte, se partager les tâches. Comme Dima est mort, je dois absolument y retourner. »
« Le mouvement anarchiste a ses spécificités, il est très dispersé. Dmitry voulait le rassembler, il y a consacré tout son temps et ses efforts, » affirme à son propos son autre ami Andreï, qui combat lui aussi aux côtés d’ukrainien-nes. « Vous savez, il est comme un personnage d’un de ces livres sur les vieux-illes militant-es révolutionnaires, quelqu’un qui se donne tout entier pour une cause. (…) »
Quelques jours avant sa mort, les deux amis s’étaient mis d’accord de se retrouver à Kramatorsk [une ville de l’oblast de Donetsk]. A ce moment-là, les deux se trouvaient à Donbass, mais combattaient au sein de deux unités différentes. « Je lui disais à propos de cette dernière sous-division que ce n’était pas la meilleure idée, » se souvient Andreï. « Dmitry m’a répondu, pardonnez-moi, par une citation de Timour Moutsouraev [barde tchétchène et dirigeant militaire pendant les deux guerres russo-tchétchènes] : « Le Coran affirme clairement l’obligation du djihad. » »
Se dirigeant vers le front ukrainien, l’anarchiste russe Dmitry Petrov, aussi Ilya Léchy, « l’Écolo », Phil Kouznetsov, Séva et Lev, a laissé à ses camarades de la BOAK une lettre qui devait être publiée en cas de son décès.
« Mes cher-es ami-es, compagnon-nes et proches, je prie de m’excuser tous-tes celleux que j’ai blessé-es par mon départ, » écrivait Petrov. « Je chéris votre chaleur. Mais j’ai une foi inébranlable en la lutte contre l’oppression et les injustices et c’est le sens le plus digne dont une personne peut remplir sa vie. Cette lutte exige des sacrifices pouvant aller jusqu’au martyr de soi. »
Il demandait à ses proches de « poursuivre la lutte active pour une société libre, fondée sur l’égalité et la solidarité ». « Le risque, la privation et les sacrifices sont nos compagnon-nes de route permanent-es, » reconnaissait-il. « Mais soyez certain-es : [ces sacrifices] ne se font pas en vain. »
« Pour moi, la victoire serait d’abord un soulèvement en Russie et la défaite militaire de l’armée de Poutine. Je rêve que cela amène à ce que notre société, qui a tant souffert, se réveille, se relève et se débarrasse de cette merde que nous devons supporter depuis déjà plus de 20 ans, » disait Petrov dans un épisode de podcast « Incitation publique ».
Au moment de l’entretien, il était déjà en première ligne, enveloppé dans un imperméable sous un char.
« Je l’espère sincèrement. C’est l’une des raisons principales pour laquelle je me trouve ici, » expliquait l’anarchiste. « Pour contribuer à la défaite de ce monstre qui déborde de façon tellement atroce des frontières de la Fédération russe et qui, je l’espère vivement, s’y cassera les dents et se brisera la colonne vertébrale. »
Traduction depuis le russe, le texte original est d’Anna Pavlova, édité par Yégor Skovoroda, illustrations de Nika Kouznetsova, publié par Mediazona.
La traduction vers l’anglais est consultable ici.