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Lien original : lundi matin
En juin 2023, une partie de la jeunesse des quartiers populaires est entrée en confrontation directe avec l’État.
Alors que des militant*es antiracistes sont convoqués par le parquet antiterroriste et que le ministère de l’Intérieur se vante d’avoir interpellé plus de 7000 personnes dans le cadre de l’opération « place nette XXL », on ne peut que s’étonner du peu de références aux insurgés de juin 2023 dans les discours camarades qui abordent la séquence initiée à la rentrée 2023. Nous semblons éprouver toute les difficultés à nommer ce qui s’est passé lors de cette semaine, à en tirer des enseignements et à inscrire cet événement dans une trame.
Pourtant, l’événement insurrectionnel de juin 2023 continue de faire problème pour nous, ainsi que pour nos ennemis. Ne serait-ce que parce que la répression du mouvement n’est malheureusement pas terminée. Ou parce que les processus de déshumanisation, de relégation, de discrimination et de ségrégation qui traversent et unissent les banlieues d’immigration sont de plus en plus brutaux et naturalisés par les discours médiatiques. Étant donné que nous pensons que notre silence embarrassé est l’une des tendances du dispositif contre-insurrectionnel qui s’est déployé à partir de juillet 2023, nous essaierons dans ce texte d’esquisser des pistes pour un bilan politique des révoltes qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk en 2023.
1. C’est bien une insurrection qui a eu lieu en juin 2023. Il est donc nécessaire d’analyser cet événement à partir d’une grille de lecture qui prend les émeutes au sérieux.
A la mi-juillet 2023 existait un relatif consensus à gauche sur le fait que la rébellion de juin 2023 était bien « politique ». C’est un des maigres acquis de l’antiracisme politique : il est maintenant communément admis qu’il est normal pour les jeunes des quartiers populaires de se révolter compte tenu de leurs conditions de vie et du continuum de violence et d’humiliation qu’ils subissent au quotidien. C’est important de le formuler de cette façon, car la reconnaissance de cette évidence est le fruit d’un combat aussi laborieux qu’acharné. Mais, malheureusement, s’il était assez aisément admis à gauche que la révolte était motivée, peu d’intérêt a été porté à ses formes et à ses contenus. Le soulèvement ne se suffisait pas à lui-même et « manquait d’un discours articulé », de « revendications » ou de « représentants » en mesure de lui offrir des débouchés politiques. Tout s’est passé comme si le caractère spontané et protéiforme du mouvement lui retirait toute puissance d’affirmation aux yeux de la gauche. Nous affirmons plutôt qu’il est nécessaire d’analyser le mouvement depuis ce qu’il a accompli, depuis ce qu’il est et non pas ce qu’il n’est pas (ou ce qu’il devrait être).
Au contraire de beaucoup de discours émanant autant de la gauche partisane que des militant*es professionel*les de l’antiracisme politique, nous pensons qu’il ne faut pas minorer la signification de ces vitres brisées, de ces voitures brûlées, de ces magasins pillés, de ces commissariats et mairies incendiées et de ces milliers de feux d’artifice tirés en direction des forces de l’ordre. Pour la gauche, le déni du contenu affirmatif de la révolte sert à exploiter le débordement pour réaffirmer son rôle de seul médiateur légitime de la colère sociale (en vue d’éventuellement changer – un peu ! – le monde). Pourtant, un événement authentiquement révolutionnaire a bien eu lieu. Un événement qui s’est soldé par un échec, pétri de contradictions et de limites, mais porté par une jeunesse qui a montré qu’elle n’attendait ni reconnaissance, ni gains symboliques ni palliatifs à sa souffrance.
2. C’est la logique de la violence raciale qui fait de l’insurrection une évidence.
Depuis au moins 1979, l’émeute continue d’être le moyen d’action privilégié de la jeunesse issue de l’immigration post-coloniale en France, alors que le pouvoir semble déterminé à ne pas réformer les relations raciales – ni même à admettre qu’elles existent. Le pouvoir blanc en France mène une stratégie (de plus en plus impossible à tenir) qui consiste à empêcher l’émergence d’une classe dirigeante issue de l’immigration en mesure de représenter les personnes issues de l’immigration post-coloniale (et des colonies atlantiques, indiennes et pacifiques) dans le champ politico-institutionnel. Les quelques « leaders » autorisés n’en sont pas : ce sont des chercheur*euses, des responsables associatifs, des artistes et des sportifs pris dans des relations de dépendance économique vis-à-vis de l’État (ou des partis de gauche) et qui n’ont le droit de s’exprimer qu’à condition de ne pas aborder le problème des frontières raciales et de la suprématie blanche.
Le maintien des frontières raciales s’opèrent par un ensemble de discours qui nie l’existence même de l’antagonisme racial. La logique du déni racial en France fait des manifestations du racisme tour à tour le produit d’un manque « d’intégration et d’acculturation à la société française », d’un manque « d’opportunités dans les quartiers populaires », de la « géographie des grands ensembles », et dans ces versions les plus sophistiqués, le produit d’un « système » dont personne n’est responsable à part un passé qu’il s’agirait simplement de regarder en face pour soigner la société de sa pathologie de la différence.
Chacun de ces discours ignore la politique mêlant déshumanisation, violence, désir, répulsion et surexploitation qui sous-tend les relations raciales dans ce pays comme ailleurs. Il est pourtant urgent que l’on se situe tous dans l’antagonisme qu’elle constitue. Cela nécessite de se confronter à une réalité aussi tangible que dérangeante : la violence raciste est irrationnelle, n’a aucune fonction, sinon provoquer la jouissance de celui ou celle qui l’exerce. Il va falloir admettre que quelque soit leur classe sociale, leur genre et leur fonction – il y a quelque chose de fondamentalement dérangé et ambivalent dans la manière dont les blancs se rapportent à l’altérité que nous représentons pour eux et à nos corps. De James Baldwin, à Frantz Fanon jusqu’à récemment Frank Wilderson, de nombreux auteur*ices expliquent comment les blanch*es se subjectivent et parviennent à jouir de leurs existences (au sens propre du terme « jouir ») en se distinguant et en violentant des corps fongibles et corvéables à merci. Cette triste réalité est valable pour les descendant*es d’esclave mais aussi pour les descendant*es de colonisé*es : l’ordre racial post-colonial repose sur des processus d’infériorisation et d’exclusion et des dispositifs de contrôle en excès sur toute fonction économique et qui mobilise des affects et des désirs inconscients et/ou inavouables. On a tous l’intuition qu’il y a quelque chose de libidinal qui se joue dans l’obsession pour le dévoilement du corps des femmes arabes, dans la mise en scène de la souffrances des corps noirs (y compris par les gens de notre camp), dans les humiliations dévirilisantes de la police (voire des viols), et dans les contrôles anodins qui finissent en meurtre (et dans le soutien inconditionnel accordé aux meurtriers). Il est maintenant temps de conscientiser l’objectification dont nous faisons l’objet et le monde qu’elle constitue.
La hiérarchie raciale est aussi irrationnelle que nécessaire. Elle est la grammaire singulière à travers laquelle la domination extrême et la surexploitation est naturalisée et biologisée, le récit de l’engendrement du monde à travers lequel le sujet blanc de l’économie rend désirable la mise au travail de l’ensemble des êtres de nature, l’ordre symbolique à travers lequel chacun*e se rapporte à soi et aux autres. Cette distribution des places et des fonctions ne peut être ni réformée ni retournée au service d’autre chose – mais uniquement détruite emportant le monde qu’elle sous-tend et actualise avec elle. La contre-violence émeutière n’est donc pas une impulsion émotionnelle ou un cri du désespoir mais la plus juste et la plus réaliste des dispositions face au monde où les catégories raciales sont opérantes. Chaque commissariat brûlé, chaque feu d’artifice tiré, chaque magasin pillé est un acte de pouvoir sur soi, son corps et sa psyché ainsi qu’une attaque contre le monde engendré par la hiérarchie raciale. Il s’agit de détruire ce qui fait de nous des noirs et des arabes – y compris nos quartiers.
3. Ces tours ne sont pas les nôtres, ces quartiers ne sont pas les nôtres, ce pays et ses institutions ne pourront jamais devenir nôtres.
Une militante des quartiers populaires investie dans les luttes contre le mal logement à Montreuil m’a un jour dit que la chose la plus dure, lorsqu’on vit dans les quartiers, c’est l’impossibilité d’y avoir une intimité, de développer sereinement un rapport à son corps et à soi. Les porcs (et les assistantes sociales, les profs, etc.) sont là pour te rappeler en permanence que tu n’es pas chez toi et que ton corps est à leur disposition. Pendant longtemps, les quartiers populaires étaient le lieu d’une ambivalence spécifique du fait de leur statut de lieu d’habitation de celles et ceux dont la vie se caractérise par une proximité avec la mort : à la fois le lieu symbole de leur « mort sociale » (leur impossibilité à participer à la vie de la société) et le lieu d’une créativité populaire extraordinaire où se déploient des pratiques extraordinaires d’entraide et de solidarité qui permettent à tous*tes de survivre.
Pour sortir du registre pathétique des discours qui s’apitoient sur cette jeunesse « qui brûle ses propres quartiers » il faut donc se rappeler que les quartiers sont de part en part des champs de bataille dont les mutations architecturales et politiques sont le fruit de recompositions consécutives à des luttes. Pour le dire simplement, l’histoire du logement des individus et des familles issu*es de l’immigration post-coloniale est l’histoire d’un affrontement entre un État qui souhaite gouverner des populations qu’il estime représenter une menace potentielle – et des personnes qui ne souhaitent pas être gouverné*es et/ou être intégré*es à la vie de la cité. A ce titre, il faut rappeler que l’accès aux logements HLM a été acquis par des luttes dans les foyers, les bidonvilles et les cités de transit (dans les années 70), que la revendication d’une vie digne des premiers descendants d’immigrés (autour de 1981-1984) s’est soldée par l’instauration de la politique de la ville, et que l’accélération de la politique de rénovation urbaine est une réponse directe aux révoltes de l’hiver 2005. A chacune de ces étapes, les ambitions intégratrice du pouvoir sont indissociables d’opérations de pouvoirs et de contrôle. Et chacune de ces étapes a donc ouvert un nouveau cycle de lutte avec ses spécificités et ses limites.
Les émeutes prennent donc sens dans un contexte de destructions des espaces communs et de répression des usages récréatifs des espaces consécutifs à des phénomènes d’insubordination et d’organisations collectives de plus en plus fréquents dans les années 90 et 2000 (avec, on le rappel, les émeutes de 2005 comme acmé). L’arrière fond des révoltes de cet été est un contexte d’érosion du lien social, de répression des organisations de solidarités et d’animation politique (surtout celles qui organisaient la solidarité avec le peuple Palestinien) et de contrôle accru des déplacements des hommes noirs et arabes au sein de l’espace public (qui s’est accentué avec la pandémie) et de l’instauration d’un régime juridique d’exception qui se caractérise par la punition par l’amende.
Les révoltes de l’été 2023 peuvent être en partie interprétées comme l’affirmation en tant que sujets politiques d’individus normalement traités comme des corps potentiellement menaçants qu’il faut faire disparaître ; en remplaçant leurs immeubles par une résidence d’accès à la propriété, en détruisant la dalle où ils se réunissent, en leur mettant des amendes pour des délits imaginaires, ou en les enfermant en maisons d’arrêts. Cette figuration des personnes immigré*es – mêlant désir et crainte – et la gestion sécuritaire des quartiers qui en découle exclu de fait celles et ceux qui les subissent de la collectivité politique. Le « maghrébin décivilisé et subversif », le « travailleur (et son pendant, le chômeur) immigré », le « mec de tess » et le « musulman » sont autant de figures imaginaires qui sont des noms donnés à l’exclusion des personnes noirs et arabes de la Nation (de son histoire, de ses institutions et de son futur), et justifient leur assignation à résidence. Et c’est par un jeu de contraste assez peu subtil que l’appartenance à la Nation est valorisée et fait sens : La guerre menée aux noir*es et aux arabes à l’intérieur et à travers les cités offre à des individus issus de toutes les classes sociales la sensation d’être intégré à la majorité dominante de la société.
4. La révolte de l’été 2023 ne s’est pas limitée à une révolte contre les violences policières. Sa sociologie reflète tout autant la grande diversité des trajectoires de politisation qui s’y sont déployées que l’incapacité des milieux camarades à nouer des complicités révolutionnaires avec les habitant*es des quartiers populaires.
L’une des formes les plus maladroites et drôles du déni racial a été d’attribuer la responsabilité des affrontement récurrents entre police et jeunesse des quartiers populaires à la « masculinité toxique » présentes dans les deux camps. Sans s’attarder trop longtemps sur ce registre de discours plutôt idiot – nous pensons qu’il est symptomatique d’une représentation dont il est temps de se distancier : Les révoltes dans les quartiers populaires ne sont pas le fait que de jeunes hommes et il suffit d’y avoir mis les pieds cinq minutes pour le constater. Bien que menée par une avant-garde composée de groupes affinitaires organisés en vue de mettre en échec la police dans la rue, la révolte a rapidement été rejointe par d’autres franges d’habitant*es des quartiers populaires présent*es soit pour soutenir les bandes organisées, soit pour les filmer (nous y reviendrons) soit pour participer aux pillages. On a vu des hommes et des femmes de tout âge participer à des actions d’auto-réduction pour se procurer des denrées alimentaires de première nécessité, des produits de santé, des produits de consommation réservés normalement aux classes moyennes salariées, des accessoires de luxe ou même des cosmétiques. Bien entendu, la révolte n’a pas gagné l’adhésion de tous les habitant*es des quartiers populaires en raison de la grande diversité d’opinions qui existent au sein des quartiers et des risques considérables pris par les émeutier*ères. Mais les raisons diverses de participer aux révoltes traduisent la multiplicité d’expériences de la racialisation et de rapports à l’État et à la marchandise qui existent au sein de ces quartiers. La révolte de juin 2023 était celle de toutes celles et ceux qui souhaitaient se venger contre la police ou du collège du coin, reprendre enfin le contrôle sur leurs lieux de vie, obtenir des RayBan à 400 balles ou remplir leurs frigos en dépit de l’augmentation des prix. Beaucoup de militant*es blanches auraient donc pu rejoindre le mouvement. Certain*es l’ont d’ailleurs faits et nous les saluons.
Mais beaucoup de camarades ont simplement rejoué les frontières raciales en se cantonnant à une position d’observateur.ice admirative ou en restreignant leur participation à un rôle d’assistance juridique. Ne nous méprenons pas : Heureusement que des gens ont fait de l’anti-répression (et continuent de suivre les procès et les incarcérations) ! En revanche, rares sont les camarades blanc*hes qui ont été en mesure d’articuler en discours et en acte des complicités réelles avec les émeutiers. Certain*es camarades blanch*es (et de la gauche décoloniale, ne les oublions pas) se sont positionnés en « privilégiés » (qui ne pouvaient donc décemment pas s’attaquer à l’État – va comprendre pourquoi), en « pote » de la révolte dénonçant la répression judiciaire mais n’ayant rien à dire sur ce qui s’était produit, et dans les pires de cas en sauveur*euses ou en sachant*es. Le problème de ces multiples postures, souvent bien intentionnées, c’est qu’elles consistent à considérer les habitant*es des quartiers non pas comme des sujets mais comme des objets. Quand beaucoup de camarades parlaient des émeutes, ils ne parlaient en réalité que de leur culpabilité de classe et de leur mauvaise conscience raciale. Les irruptions insurrectionnelles devraient pourtant être l’occasion pour nous de dépasser les frontières raciales au lieu d’adosser nos pratiques à la catégorie de personnes que l’on est selon les sociologues et la police.
5. Le révolte s’est dotée de formes de représentation métonymique à travers des vidéos postées sur les réseaux sociaux (notamment Snapchat). Parties représentant le Tout, chaque vidéo postée sur les réseaux sociaux témoignait des cibles du mouvement et participait à sa propagation. Ces vidéos dont on se délectait le matin après chaque nuit d’émeutes parlaient pour les révolté*es. Aucune figure ne s’est imposée en tant que porte-parole. Mais le mouvement s’est doté de ses propres formes de représentation et d’incarnation.
L’insurrection fut snappée. Le mouvement a indéniablement été construit par des personnes très jeunes qui sont le produit de leur époque. Par exemple, la propagation s’est fait sur le mode du challenge : On brûlait sa mairie, son commissariat ou sa médiathèque parce que le quartier d’à côté l’avait fait la veille. La surenchère de destruction qui s’est produit pendant la révolte est autant le produit de l’antagonisme raciale que de la contre-culture juvénile spécifique aux noir*es et aux arabes qui s’est développée sur Snapchat depuis le début des années 2010. Contre-culture faite de meme et de vidéos courtes, capturant des instants absurdes de la vie quotidienne des habitant*es de ZUP sur fond d’humour potache et de mise en jeu de son intégrité physique. Ce mode de représentation de soi était le principal atout du mouvement qui ne se prenait pas au sérieux et exprimait une joie communicative. Mais ce fut une des principales limites du mouvement : Ne pas se prendre au sérieux, c’est aussi ne pas mesurer les conséquences de ses actes et se filmer de manière insouciante en train de faire des choses illégales. On regrettera que tant d’émeutiers aient pu être retrouvés à cause de leurs publications sur Snapchat et que les révoltes aient pu être aussi facilement réduites à un phénomène viral amplifié par l’algorithme de la plateforme.
6. La rébellion ne faisait pas partie du mouvement social traditionnel. A cause du racisme de la gauche, mais aussi parce que les émeutiers appartiennent à une autre tradition de luttes contre l’État et le capitalisme.
Lors d’une balade nocturne dans le nord de Bagnolet avec un camarade de longue date, j’ai conseillé à un gars des Malassis de prendre le numéro d’avocat*es de la Legal Team parce que « lorsqu’on manifeste en France, il y a des risques juridiques ». Sa réponse fut sans appel « Qu’est ce que tu racontes, on manifeste pas nous ». Une évidence : les émeutes de cet été dépassent de loin en puissance et en inventivité les défilés rituels Bastille-Nation. Ce qui mérite d’être discuté, c’est si oui ou non, les émeutes appartiennent au même espace de lutte que le mouvement social porté par l’(extrême-) gauche et les syndicats. Je vais me risquer à une légère surinterprétation de l’interaction que j’ai eu dans le nord de Bagnolet en affirmant que les émeutier*ères de juin 2023 ne se sentaient pas appartenir au mouvement social. Il ne s’agit pas d’affirmer que les émeutier*ères étaient individuellement toutes et tous en désaccord avec la gauche et le mouvement contre la réforme des retraites (cela serait absurde). Mais force est de constater qu’ielles ont utilisé des moyens de lutte totalement différents, qu’ielles n’ont pas mobilisé de références (politiques ou culturels) au mouvement ouvrier traditionnel et ne se sont pas dotés d’instances en mesure de raconter rationnellement ce qui les traversait et de bâtir des alliances avec la gauche et le mouvement révolutionnaire.
Les personnes noir*es et les arabes sont touchés de manière disproportionnée par la pauvreté, le chômage, le mal logement, les maltraitances institutionnelles et les violences policières et médicales. Pourtant, le savoir partisan qui en découle (et l’évidence des cibles qu’il désigne) ne s’exprime jamais dans le vocabulaire et la grammaire de la gauche. C’est autre chose qui se déploie dans les rues après une opération de police meurtrière : des tactiques de guérilla urbaine remettant explicitement en cause le contrôle par la République de ses colonies de l’intérieur. Et cela ne date pas de juin 2023. Les Minguettes 1981 ; Mantes-la-Jolie 1991 ; Noisy-le-Grand 1995 ; Corbeil-Essonne 2000 ; l’insurrection de 2005, Villiers-le-Bel 2007 ; l’enchaînement des révoltes urbaines portées par une avant-garde arabe et/ou noir*e forment une véritable tradition radicale propre aux habitant*es des quartiers populaires. Les afro-américains ont pensé avant nous la spécificité de leur tradition de lutte contre le capitalisme racial. Pour paraphraser Cédric Robinson, cette tradition est le développement continu d’une conscience collective éclairée par les luttes historiques pour la libération et motivée par le sentiment partagé d’une nécessité de préservation de l’être collectif, de la totalité ontologique.
A la différence du mouvement noir américain, la matrice dialectique du mouvement immigré en France est la colonisation plutôt que l’économie de capture capitaliste. Mais ces deux traditions partagent le même monde : celui de l’impérialisme occidentale et des infernales lois de l’économie. Pour les afro-américains, il s’agit de transmettre une tradition de lutte initiée par des africains qui ont emporté dans les bateaux négriers tout un ensemble d’aspirations et de représentations du monde qui les ont aidé à construire des expériences communautaires (marronages, quilombos, sabotages clandestins) qui étaient le signe de leur refus du système esclavagiste. La totalité à conserver ou « noirceur » est autant un tissu d’amitiés politiques (un « nous ») qu’une disposition à la révolte.
Bon. Sauf qu’ici, on est en France. Nous n’avons pas la noirceur. Nous avons la condition « d’immigrés » ou « d’ex-colonisés ». Il s’agira donc de s’interroger sur ce que nous devons aux expériences de résistances à la colonisation, si ces différentes expériences forment une tradition que l’on peut unifier et ce qui a été altéré / amplifié / perdu par les expériences de migrations et d’installations en France. Cette réflexion sur la tradition dans laquelle s’insèrent les révoltes urbaines en France nous permettra de sortir des lieux communs autonomes sur la « destitution » ou la « communisation » et d’adopter une démarche compréhensive qui ancre notre réflexion révolutionnaire dans une histoire, des expériences, une matérialité.
7. La révolte était une révolte contre la marchandise.
Outre les affrontements avec la police, les rebelles de l’été 2023 ont massivement eu recours aux pillages. Pour répéter ce que des camarades ont déjà admirablement bien articulés « la révolte qui a embrasé le pays après la mort de Nahel était une révolte contre la marchandise, et contre les hiérarchies sur lesquelles repose le monde de la marchandise. » [1]. Les révoltés ont pris la promesse d’abondance du capitalisme tardif au pied de la lettre et ont choisi de la vivre immédiatement sans « la poursuivre indéfiniment dans le cycle infernal du travail et de l’achat ».
Ce propos est aussi sophistiqué que stimulant mais nous semble quand même mériter quelques légères nuances (qui ne l’invalident en rien).
1) La prise de pouvoir sur la marchandise prend sens dans un contexte de crise de la reproduction, c’est-à-dire l’incapacité croissante de nombreux-ses individus, en particulier des femmes, à reproduire la force de travail. Les pillages n’étaient pas que la réalisation du principe « à chacun selon ses principes imaginaires » ; On a beaucoup parlé des ACTION et des Footlockers pillés, mais moins des LIDL et des Pharmacies.
2) L’abondance promise par la publicité ne nous concerne que peu : il n’y avait pas grand-chose à piller. La marchandise circule dans une direction. Il fallait aller dans les centre villes pour destituer la marchandise en tant que marchandise.
3) Les pillages ont été le principal vecteur d’élargissement de la révolte par-delà son avant-garde composée de groupes affinitaires à même de mettre en défaut la police. Il est possible que le mouvement se soit également arrêté par ce qu’il y avait tout simplement plus rien à piller dans certains espaces. Le peu de commerces dans les quartiers et la difficulté croissante à circuler à l’intérieur même des villes ont probablement restreint les potentialités révolutionnaires de la révolte.
8. Le spectre de la guerre civile plane sur la répression qui a touché les révoltés et leurs soutiens au mois de juillet 2023.
Il n’est pas nécessaire de rappeler l’ampleur de la répression qui a touché les participants à la révolte : le mois de juillet 2023 fut un cauchemar agambénien durant lequel l’État, sa police et sa justice ont déployé un vaste régime d’exception visant à écraser la révolte. On a vu des troupes d’élites soutenues par des hélicoptères et des véhicules blindés faire du maintien de l’ordre. On a vu le gouvernement faire des pieds et des mains pour faire fermer Snapchat. On a vu des mecs prendre du ferme pour avoir volé et revendu des paires de Nike. On a aussi vu des milices « anti-casseurs » dans certaines villes de tailles moyennes. Les insurgés ont visiblement mis en crise la vie sociale qui repose sur leur exclusion.
Pour paraphraser Wilderson, la société française tire (en partie) sa cohérence de l’incohérence de la mort des colonisés de l’intérieur. Les opérations de pouvoirs par lesquelles la France maintient son contrôle sur les corps noirs et arabes possèdent un rapport ambivalent à la guerre : elles constituent un régime de violence extrême qui condamne les personnes qui le subissent à envisager la contre-violence comme perspective libératrice mais qui se donnent pour perspective explicite d’éviter la guerre civile. Il semble, qu’encore et toujours, la France souhaite résorber le traumatisme qu’a constitué la guerre civile consécutive à la révolution algérienne (1958-1962). Pour nous, la question reste ouverte. Pouvons-nous décemment voir dans la perspective d’une guerre civile un potentiel libérateur ? « Exister, c’est exister politiquement » – notre simple existence politique semble fracturer la société – il va donc peut-être falloir fracturer la société pour nous libérer (et ultimement – la nier jusqu’à sa destruction). Un immense défis s’offre à nous : penser l’affrontement inévitable qui nous opposera à eux, face à l’inévitable effondrement de la société française que nos appels à l’aide provoqueront. Notre politique ne peut exister dans les esprits blancs qu’en tant que catastrophe, à nous de choisir quel genre de catastrophe nous souhaitons être.
9. Au minimum, nous devons à Nahel Merzouk et aux révoltés de juin 2023 de penser et accomplir un projet révolutionnaire conséquent.
Ce texte existe pour tenter de lutter contre l’oubli. Nous avons oublié Nahel et les révoltés de juin 2023 alors que cet événement devrait être au cœur de notre réflexion et éclairer nos modes d’intervention dans le contexte de la répression du mouvement pro-palestinien et du mouvement Kanak. Ce texte existe parce que nous ne sommes pas à la hauteur de cet événement, alors que les 27-28 et 29 juin, nous avons tous sentis que quelque chose pouvait basculer. Aujourd’hui, plus que n’importe quand dans notre histoire récente, la question révolutionnaire est une affaire de vie ou de mort. Nous la devons à ceux qui sont déjà tombés. Nous la devons à toutes celles et ceux qui sont tombés pour la lutte ou parce que noir ou arabe. Nous leur devons éthiquement et politiquement de sortir de la paralysie et de pleinement jeter nos corps dans la révolte – de prolonger et de peut-être achever l’assaut entamé en juin 2023. [2]
[2] Pour les un an de la mort de Nahel, nous avons reçu ce texte très intéressant qui revient sur les mésalliances entre racisés des quartiers en émeutes et les autonomes des métropoles insurrectionnelles. Étant donné la qualité de nombreux aspects du texte nous ne pouvions pas ne pas le publier. Cependant, nous nous autorisons à accompagner sa parution d’une note marginale servant de glose ou de discussion critique. Notre intention à Lundimatin n’étant pas de poser une ligne dogmatique mais de favoriser la rencontre de manières parfois opposées de problématiser les conjonctures. D’une certaine façon, ce texte représente une pièce à conviction dans le procès du processus révolutionnaire en général. Après avoir analysé des tenants et les aboutissants politiques de l’émeute, les émeutiers des quartiers sont pensés, théoriquement dans leur absolue solitude. Et de cette solitude découle l’idée selon laquelle le principe de gestion des cités n’est plus l’affirmation d’un pouvoir de faire vivre, faire vivre une masse précarisée de futurs salariés pauvres ; mais un pouvoir de faire mourir, de mise en péril existentiel quotidien, un principe de mise en jeu du droit à la simple existence. La gestion semi-coloniale des quartiers par la police est ainsi réduite à ses effets les plus visibles : la bavure, le meurtre raciste. Et ce phénomène n’étant pas expliqué à partir de logiques institutionnelles, réglementaires et gestionnaires dans le cadre de l’économie et de l’État, il ne peut apparaître que comme mu par un principe libidinal, une jouissance suprémaciste. Or, la jouissance suprémaciste, si elle existe, n’est pas la cause de l’acte même mais la raison de sa répétition. Autrement dit, si ce texte apporte une analyse fine du vécu intérieur et de la conscience de soi comme solitude identitaire des émeutiers de quartier, il demeure idéologique en ce sens qu’il boucle l’oppression des classes dominées, de manière tautologique, sur le plaisir de l’oppression même et, au-delà, sur le goût de la mise à mort suprémaciste. De ce fait, il ne permet pas entièrement à la conscience de l’émeute et de sa répression une sortie vers les structures sociales objectives et ses conséquences en terme d’organisation révolutionnaire, il reste au niveau d’une phénoménologie intérieure du vécu de la violence. Nous publions donc cet article comme analyse d’une conscience vécue, mais nous gardons nos distances avec ce qu’elle a d’idéologique, au sens où elle suspend et referme, une ouverture de l’intelligence sur ce dehors objectif des structures et des institutions dont les fins se branchent à l’organisation du travail, de la production, de la consommation.