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Entièrement conçu, écrit et édité par des femmes françaises, ou socialisées en France, le livre Nous vous écrivons depuis la Révolution, récits de femmes internationalistes au Rojava veut rendre compte de l’engagement de celles qui ont quitté l’Europe pour approfondir davantage leur militantisme, au contact d’une révolution en actes, d’une philosophie et d’un mouvement des femmes différents, nés du combat contre les fascismes islamiste et turc, contre le patriarcat, mais surtout « pour » la vie, la liberté, et une certaine idée de l’amour. Entretien avec Lola, co-autrice du livre.
Alternative libertaire : Beaucoup d’entre vous sont issues de milieux militants. Pourquoi quitte-t-on tout pour s’engager politiquement, parfois-même militairement, dans une zone de combats, dans une révolution ?
Lola : Mille raisons peuvent présider à cet engagement, selon les personnes. Pour ma part, c’est au travers de la jinéolojî [1], découverte peu de temps avant mon départ.
Avant 2017, date à laquelle un tournant dans l’organisation internationaliste s’opère au Rojava, ce sont essentiellement des hommes qui se rendent au Kurdistan, dans un but beaucoup plus militaire que militant. À partir de 2017, avec la création des premières structures pour internationalistes et la diffusion de la jinéolojî sur le plan international, ce réseau s’est largement féminisé, avec une portée beaucoup plus politique et féministe.
Pour toutes, il s’est agi d’approfondir des bases idéologiques, d’organisation, pour explorer les implications de l’idée « d’autodéfense ». Et pour beaucoup d’autres, quand l’État islamique a été battu, il a fallu s’opposer à l’invasion turque, à ce que cet État colonial représente et défendre une terre révolutionnaire, porteuse d’espoir : combattre le fascisme là où il est. L’internationalisme quoi.
Alors pourquoi ce livre ?
Pour partager d’abord un vécu de la révolution et de l’engagement au Rojava, par le témoignage de personnes réelles, avec leurs questionnements, leurs émotions. Plus qu’un livre de théorie, qu’une narration militaire ou qu’un « guide pratique », nous avons voulu réaliser un livre collectif, où les retours d’expériences ne sont pas individualisés, mais le reflet d’un ensemble de personnes et de ressentis. En laissant sa part à l’émotion nous voulions toucher tout le monde.
Mais il s’agit aussi d’un outil politique, un vrai objet de discussion pour créer des débats, poursuivre la réflexion au-delà du Rojava. Car enfin, on ne va pas là-bas pour faire du tourisme militant, l’implication physique, émotionnelle et idéologique est trop forte. Nous espérons que les expériences, les discussions et les rencontres relatées dans le livre puissent à leur tour devenir une inspiration, comme elles l’ont été pour nous, mais pour des personnes qui n’y sont pas allées.
Et puis, il n’y a que très peu de texte qui mette en lien femmes et révolutions. L’histoire a plus souvent retenu des figures masculines pour ce travail de mémoire. Donc pour nous, laisser une trace écrite de femmes, ici françaises, qui sont parties et ont participé à la révolution du Rojava, c’est en quelque sorte un devoir… révolutionnaire !
En arrivant, vous êtes accueillies par une « formation », une période d’intégration. Comment cela se passe ?
Lorsqu’on arrive dans les structures pour internationalistes, l’immersion est totale, la vie très intensément collective, les repères culturels différents. Il faut changer beaucoup de ses points de vue individuels. On le comprend très vite : la première révolution commence en soi.
La perwerde – l’éducation politique – vise à faire de l’autodéfense l’une des notions centrales. Or, celle-ci repose sur la création d’un collectif, fondé sur la proximité et la confiance, qui doit dépasser le côté affinitaire. Ce n’est pas toi l’élément-clé, c’est l’ensemble. Le terme heval – camarade – recouvre l’idée d’être proche. La lutte, ça n’est pas mettre de la distance, ni d’abdiquer de sa personnalité, mais de développer le réflexe du collectif. En arrivant, on n’est pas tant en manque de repères idéologiques qu’en manque d’un travail sur soi, sur son ego.
C’est sur cette base que peut s’établir l’autodéfense (militaire, idéologique, féministe). Pour les personnes qui se sont rapprochées des structures militaires des YPG-YPJ [2], pas d’éducation militaire sans éducation idéologique : il faut s’assurer qu’on est là pour les bonnes raisons, qu’on ne s’est pas trompé e en venant. Quelle idéologie défend-on ? Car sans bases politiques, en milieu de guerre, avec une arme, on peut devenir soi-même un monstre. Et puis, en termes d’autodéfense, ça n’est pas pareil de se battre avec des gens qui partagent une base idéologique commune.
La perwerde est intense, longue et souvent à l’écart des villes. On est constamment en réflexion : en tant qu’« être politique », et en l’occurrence, entre femmes. L’expérience de non-mixité est forte, radicale. On se réveille ensemble, on travaille ensemble, on doute ensemble, on prend soin les unes des autres. On se construit, ensemble.
Que retire-t-on alors de cette intensité, de cette expérience de la lutte au Rojava ?
Ce qu’on apprend assez rapidement, c’est que la révolution se passe en soi. Ce qu’on retire, c’est la foi, bawerî en kurde, le terme n’ayant ici absolument rien de religieux. La foi en la vie, en la beauté de la lutte pour la liberté. Parce que la vie c’est lutter, encore plus quand on est une femme, une minorité de genre ou ethnique.
D’ailleurs, c’est une expression kurde qu’on entend, et qu’on lit tout le temps : « plus on lutte plus on est libre, plus on est libre plus on aime ». Alors ce qu’on retire de l’expérience c’est un sentiment d’amour. Il ne s’agit pas de romantiser le Rojava, mais l’expérience permet de se trouver entre ses contradictions, d’une part, et de l’autre, son dogmatisme froid. L’être humain n’est pas froid.
Pour qui ce livre ?
Pour toutes ! Pour nos mères, nos grand-mères, nos camarades, nos voisines. Car la révolution au Rojava est portée par des femmes bien différentes : jeunes, âgées, mères, kurdes, arabes, syriaques, assyriennes…
Nous souhaitons par ce livre faire connaître ces femmes et leurs organisations, qui pour nous ont été des sources d’inspiration. La diversité des expériences relatées dans le livre peut permettre, à chacune, ici en France, de s’y retrouver ou trouver l’expérience qui lui parle.
Et puis si ce livre tombe entre les mains de personnes qui par préjugé, ne croient pas en la possibilité d’une révolution des femmes ailleurs qu’en occident, nous espérons bien faire bouger leur pensée orientaliste ! Le monde doit dorénavant se comprendre au-delà du prisme européo-centré. Ailleurs, et dans ce cas précis, au Moyen-Orient, une belle révolution s’y passe.
Propos recueillis par Alix (Collectif féministe d’Aix) et Cuervo (UCL Aix-Marseille)
- Nous vous écrivons depuis la Révolution, récits de femmes internationalistes au Rojava, Syllepse, 2021, 192 pages, 12 euros.