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Ce texte n’est pas une étude critique des thèses exposées dans le livre L’insurrection qui vient (IQV), ni une tentative de « démontage théorique » de celui-ci. L’idée m’est d’abord venue de l’aborder ainsi, et je ne suis sans doute pas le seul. Bien des choses avancées dans ce livre pourraient en effet être discutées. Mais rapidement, j’ai eu le sentiment de l’inutilité de cette démarche. Ce sentiment, cette intuition plutôt était celle de l’impossibilité du dialogue avec ce livre, ou d’un dialogue toujours rompu en un point déterminé. J’ai eu le sentiment décourageant que ce texte ne pouvait pas être critiqué : il m’a semblé qu’autre chose était en jeu, qui n’était pas quelque chose dont on puisse discuter, pas une simple divergence de vues, que ce qui était central dans le texte n’était pas ce qui y était affirmé, mais l’affirmation elle-même.
Cette volonté rageuse d’affirmation, c’est ce qui donne sa force au texte, mais aussi sa raideur, c’est ce qui le rend imperméable au dialogue. Je n’y vois pas seulement un effet de style, mais une structure profonde, propre à tous les énoncés doctrinaux.
Il m’est donc apparu ceci : si l’IQV défend bien des idées, une vision du monde ou un projet politique, ce qu’expose ce texte est toujours conditionné par l’affirmation d’une identité. C’est sous cet angle que je l’aborderai.

 

 

L’identité et ses propriétés

Il n’est pas nécessaire de définir ce qu’est une identité pour la connaître, pas plus qu’il n’est nécessaire de définir un chat pour savoir ce qu’est un chat.
Un individu peut avoir des tics, c’est un individu ; mille individus qui ont les mêmes tics, cela peut-être une coutume ou une épidémie ; mille individus qui défendent un tic, c’est une identité.
Une identité, c’est ce qui fonde un groupe en permettant à chaque individu qui s’y implique de se définir activement à travers elle. Pour l’individu, c’est une démarche de sujétion active qui lui permet de revendiquer cette identité. En retour, l’identité confère à l’individu le bénéfice d’un renforcement subjectif. Le bénéfice le plus simple est de pouvoir dire : « Je suis », et surtout « Je ne suis pas » ceci ou cela.
Une identité se distingue par des contiguïtés, des frontières, des confins. Il y a Nous et les autres, qui se définissent par rapport à Nous.
L’identité veut être repérable. D’où gestes, costumes, paroles et leur utilité directe : assurer la visibilité, le tranchant de l’identité. De ce point de vue, il est assez évident que les masques ne sont pas là pour cacher des visages, mais pour manifester une identité.
Une identité, ça ne résout rien, mais ça a réponse à tout. Face à tout problème, toute contradiction, toute mise en danger, elle réagit spontanément, avec pour seules finalités sa sauvegarde et son renforcement. Comment se distinguer, comment trancher, comment reconstituer autour d’elle l’ordre scénographique de son monde : elle répond à tout ceci avec la promptitude d’un réflexe vital.
L’ordre scénographique de son monde : aucune identité ne repose sur une simple vision du monde, mais sur une mise en scène active de celui-ci. Le monde est activement construit comme un récit, au sein duquel l’identité joue un rôle éminent ou tragique. L’identité déteste le superflu, l’indéterminé, ce qui ne permet pas de juger ou de prendre position. L’identité aime l’ordre. « Mettre de l’ordre dans les lieux communs de l’époque. »
Pour l’individu qu’elle habite, l’identité est toujours à construire. Quelque chose échappe toujours à la parfaite identification de l’individu : il y a toujours des failles, toujours de nouveaux renforcements à créer. L’identité est toujours une quête d’identité.
L’identité occulte l’ennemi sitôt qu’elle le fait paraître. Parce qu’elle le fait paraître selon ses propres besoins scénographiques, elle parvient à le désigner, mais pas à le connaître. Elle en polit aussitôt les aspérités contradictoires et superflues. L’ennemi n’est comme toute autre chose que prétexte à sa propre confirmation. L’identité, en ceci comme ailleurs, sélectionne.
L’identité, trouvant en elle-même tout ce dont elle a besoin, ne sent pas ses propres limites : elle est semblable en cela à l’alcoolique ou au drogué, gueule de bois et descente en moins. Une identité, c’est l’ivresse permanente du Moi.
Désir de l’unité du Moi, de la mise en conformité des idées et de la vie, horreur du doute et de l’informe, besoin d’affirmation, de cohérence, cohésion, contraction : identité.
Une identité ne peut, sans se mettre en danger, se connaître comme identité. Que les philosophes du XVIIIe siècle aient pu montrer les gestes de la religion comme des gestes, c’était la preuve d’une fêlure irrémédiable dans l’identité chrétienne. Et vice versa.
Une identité, objet social, a son utilité propre dans l’économie du social. En particulier, les identités marginales jouent un rôle de vaccin pour l’identité globale (la société), qu’elles aident à se redéfinir et à se renforcer. Le christianisme n’a pas survécu longtemps à la fin des hérésies qu’il a lui-même produites. Et vice versa.
L’identité est une réalité cognitive ancrée dans des individus, mise au service de besoins sociaux particuliers.
Etc., etc.

Au début était le Moi

Ce bref détour un peu aride et forcément incomplet par la description générale de ce que j’entends par le terme d’identité permet de saisir un peu mieux celle qui se manifeste dans l’IQV.
On comprend en particulier pourquoi elle est si attachée aux problématiques du Moi : c’est qu’elle a quelque chose à en faire. L’IQV est une offre d’identité. Elle se sent en mesure de proposer un projet de vie à des Moi à la dérive. Ce qu’elle offre, c’est moins un projet politique qu’une alternative existentielle.
Ce qui était explicite dans l’Appel, à savoir la volonté de constituer des groupes idéologiquement et existentiellement distincts et cohérents, se retrouve à l’état dilué dans l’IQV, dans une version « grand public ». Le propos est cependant toujours le même : convaincre, appeler, rallier. Le premier renforcement auquel songe l’identité, c’est le renforcement numérique. « On n’est pas assez nombreux » reste son perpétuel lamento. Il faut sans cesse convaincre, balayer les objections, acculer les autres groupes à la reddition : convertir.

Pour ce faire, pour rendre cette offre crédible et nécessaire, L’IQV trace d’abord le tableau d’un monde en ruines. Les sept cercles de l’Enfer ne sont pas de trop pour décrire cette ruine matérielle et spirituelle. Matérielle d’abord, et cela tout le monde le sait, les images de la catastrophe encombrent les écrans et les statistiques. Mais « spirituelle » surtout, car c’est bien la déliquescence supposée du sujet qui offre un espace propice à la reconstruction identitaire proposée. On ne rebâtit que sur des ruines. Et donc la première figure de l’enfer, c’est le Moi-tout-seul, le sujet isolé et sa fière devise, « I am what I am ». Et derrière lui, le sujet véritable, souffrant, inadapté, déprimé, qui ne se ressaisit de sa propre réalité que dans la révolte, c’est-à-dire dans l’endossement de l’identité proposée. « Rejoins-nous, et tu seras sauvé ».
Alternative existentielle, l’IQV a besoin de présupposer un « présent sans issue », afin de barrer le passage aux Moi qui seraient tentés de s’accommoder de cet insupportable monde, de s’y trouver des niches. Il leur faudra au contraire traverser avec dégoût les cercles de l’Enfer, afin de trouver le Paradis d’un projet, d’un but, d’une certitude : un choix de vie.

La traversée des cercles de l’Enfer et le projet auxquels elle mène relève de cette dynamique de récit propre à l’identité, conçue comme sujet actif et central du monde : c’est elle seule qui lui donne le sens dont il est par lui-même dépourvu.

Je ne manquerai pas de signaler au passage mon accord relatif avec la définition du Moi comme point de passage d’une expérience singulière et collective du monde, et la rapide critique du coinçage identitaire dont elle est assortie. Je regrette simplement que les conséquences n’en aient pas été tirées. Je regrette surtout que cette définition ne s’étende pas à ce qui détermine socialement le Moi, mais se borne à en faire une chose neutre, une subjectivité pure égarée dans un monde socialement indifférencié. Et l’oubli de tout ce qui fait que le monde est pour certains « Moi » moins ce qui les traverse que ce à quoi, perpétuellement, ils se heurtent.
Cependant, l’expérience singulière comme réalité du sujet disparaît très rapidement derrière la valorisation du « lien ». On ne l’a donc détaché un instant, le Moi, que pour lui flanquer la frousse, la peur du vide, et pour de nouveau lui proposer la fraternelle ligature. Le lien, le lien personnel s’entend, et non pas le bête « lien social » dont parlent les politiques, est ce qui est de nouveau proposé au Moi pris de vertige. Et qu’est-ce qui lie mieux qu’une identité particulière, restreinte, chaleureuse et de surcroît révolutionnairement extensible à tous, le Nous ?
Outil de conversion, L’IQV retrouve les bonnes vieilles méthodes de la prédication : faire peur d’abord, faire entrevoir l’enfer, et proposer ensuite une planche de salut. Méthode rhétorique, méthode de dressage et d’appropriation aussi ; faire sauter un bébé en l’air pour le rattraper aussitôt, menacer un ennemi pour lui tendre la main ensuite. Une identité est avant tout un processus de sujétion, et elle en connaît et en applique d’instinct tous les ressorts.

« Le bon moment, qui ne vient jamais »

Et naturellement, le Moi n’a pas le choix : consentir à continuer à vivre dans la couveuse anxiogène du monde tel qu’il est, c’est se condamner à périr avec lui. Puisque la cause est jugée : la Babylone mondiale est en voie d’effondrement. Dès lors, la seule alternative est périr avec, ou vivre contre. Enfin, de nouveau, « la liberté ou la mort ».
Nulle part n’est évoquée, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, la possibilité que le capitalisme dure encore un peu, que son effondrement puisse être légèrement différé, ou peut-être si lent qu’il risque de prendre plusieurs siècles. Que ferons-nous dans ce cas ? Cette possibilité doit-elle influer sur notre action, ou est-il plus sage de n’en tenir aucun compte ? Dans quelle temporalité situons-nous notre action ? Naturellement, ces mesquins calculs rationnels puant le libéralisme répugnent à notre identité révolutionnaire, qui ne rêve que de brandir de nouveau « l’étendard de la bonne vieille cause » et de monter à l’assaut, dût-elle y périr.
Scénographiquement, pour une identité, des propositions du genre « ce n’est peut-être pas le bon moment » sont parfaitement nulles. Une identité ne se construit pas sur des scénarios du genre Désert des Tartares. Elle aime bien mieux entendre les clairons de la bataille. On ne constitue pas une identité sur des incertitudes.
C’est pourquoi il est bien inutile d’argumenter sur les difficultés pratiques ou le caractère inopportun de telle ou telle entreprise où l’identité se sera engagée : on ne discute pas de problèmes pratiques avec une identité qui a besoin de se manifester. Le possible et l’impossible, ça n’existe pas pour une identité, et c’est bien sa force, puisque c’est la force qu’elle cherche, son propre renforcement à travers celui des individus qui la portent. Elle ne s’ajuste pas au monde en fonction de réalités objectives.

Dire que le bon moment ne vient jamais, c’est dire qu’on ne sait jamais avec certitude si c’est le bon moment ou pas : il faut bien franchir le pas sans avoir l’assurance de réussir. C’est vrai, mais cela ne signifie pas qu’il ne faille pas tenir compte du moment, c’est-à-dire questionner le réel, et pas attendre qu’il réponde à nos désirs. Quitte à foncer dans le tas le moment venu.
Le « bon moment » pour les luttes ne dépend directement d’aucun des acteurs, il n’est soumis à la décision ou au choix d’aucun comité, invisible ou pas. En réalité, il est toujours l’objet d’un conflit. C’est vrai en particulier aujourd’hui, où les luttes sont de moins en moins dépendantes des partis et des syndicats, cherchent de plus en plus à se donner d’autres formes, sans doute pas plus « radicales », mais en tout cas moins saisissables. On en a vu l’exemple avec la lutte contre le CPE de 2006, où le mouvement censé être terminé après le retrait du CPE s’est tout de même étiré en longueur, parce que simplement tout le monde n’était pas d’accord pour s’arrêter là. Il a pourtant bien fallu s’arrêter, même à contrecœur, parce que continuer aurait été absurde. Un mouvement social est aussi construit comme un récit, avec un début, un milieu et une fin. Il a donc, qu’on le veuille ou non, des moments. Pour reprendre l’exemple de 2006, son vrai bon moment aurait été de pouvoir continuer le « mouvement », alors que ça n’était « plus le moment ». Mais les « bons moments » viennent et passent ; ils ne dépendent pas seulement de nos choix. Il ne s’agit pas de céder à la mauvaise temporalité des mouvements sociaux qui ne veulent que rester ce qu’ils sont, mais de mettre en conflit cette temporalité.

« Le sentiment de l’imminence de l’effondrement »

La mort imminente du capitalisme, voilà bientôt deux siècles qu’on nous la prédit. Tous ceux qui ont désiré la fin du capitalisme ont aussi essayé d’en faire un destin historique. Dans les formulations marxistes, on a eu droit aux « contradictions mortelles », à la « décadence ». Voilà maintenant qu’il « s’effondre ».
L’Effondrement a ses caractéristiques : lorsqu’un bâtiment s’effondre, c’est que les matériaux qui le constituaient, et lui permettaient jusqu’ici de rester debout, se sont dégradés et corrompus, de telle sorte qu’ils ne le soutiennent plus. C’est un processus d’ensemble, d’abord lent et insensible, qui atteint une phase critique, et enfin une brusque accélération, où les parties encore solides cèdent sous le poids de celles qui sont totalement dégradées. On peut le diagnostiquer, mais pas en prévoir le moment précis.
C’est un processus d’ensemble, mais un processus de désolidarisation. Chaque pièce de l’ensemble se détache du tout, cesse d’en faire une unité organique. Du point de vue biologique, cela ressemblerait à la décomposition d’un corps.
Ce qui est dénié au capitalisme, et plus largement à tout le monde social, à travers la notion d’effondrement, c’est sa capacité à faire un tout cohérent.
À ce manque supposé de cohésion, l’identité oppose sa cohérence éthique propre, infiniment supérieure à cette chose informe. À cette désolidarisation s’oppose la solidarité, la densité des liens, voire l’imperméabilité du groupe.
À ces liens qui se défont, l’identité oppose la puissance des liens qu’elle réinstitue. Toute identité, club de supporters ou secte quelconque, a son moment scissionniste, qui est aussi bien celui de sa fondation.

Il est évident que dans cette conception le capitalisme (ou l’empire, ou comme on voudra) est conçu comme une chose, et comme une extériorité. Cela peut aussi être une machine, que l’usure de ses pièces finit par détruire.
La chose extérieure est bien ce dont une identité à besoin pour se constituer. Son souci de rejeter à l’extérieur tout ce qui n’est pas elle lui fait répugner à l’idée qu’elle puisse participer à ce qu’elle déteste. Le capitalisme, c’est l’ennemi. L’ennemi ne peut pas être en Nous, il est hors de Nous, c’est une extériorité, une chose.
Son destin d’effondrement décrit donc le capital comme extériorité pure, face à laquelle on n’est contraint que superficiellement, puisqu’elle ne saurait nous habiter ou influer sur nos choix autrement que de façon occasionnelle. Face à cela, la débrouille et les combines sont des réponses amplement suffisantes.
Le capitalisme est nié non seulement comme rapport social, mais comme rapport social contraint. Le fait que l’on puisse être obligé de travailler, et que là est bien le problème, est complètement occulté.
Si le capitalisme s’effondre, c’est aussi parce qu’il est devenu une fiction, à laquelle personne ne croit plus. Tous les efforts que fait l’empire pour survivre se limitent à ceci : maintenir la fiction de sa propre existence. Ce monde n’est pas réel, il fait semblant d’exister. C’est un néant, une abstraction, qu’il faut moins abattre que dissiper.

L’« imminence » de l’effondrement donne son cadre tragique aux aventures de l’identité : c’est la toile de fond, le décor de son récit. L’« imminence » inscrit ce récit dans une temporalité de l’urgence permanente. Le temps du monde ne s’écoule plus sans direction déterminée, au gré de fluctuations contingentes : il a un sens, et un sens tragique.
Si rien n’est dit de véritablement précis à propos de l’effondrement, c’est qu’il n’est pas nécessaire qu’il soit réellement envisagé : ce qui importe, c’est bien le sentiment que l’on en a. La conviction de vivre dans cet effondrement renforce le besoin que l’on a de l’identité, pour dépasser la crainte de l’effondrement, y survivre, en faire l’opportunité d’un nouveau renforcement, voire d’une réalisation totale du contenu identitaire. Micro contrat social, l’identité garantit protection et salut à ceux qui y adhèrent.
Que l’effondrement ne vienne jamais, cela n’est pas un problème : on pourra toujours en décrypter les signes, à l’infini. Les millénaristes, qui cent fois ont prédit la date du Millénium et ne l’ont jamais vu arriver, ne se sont pas découragés pour autant. La foi, c’est-à-dire l’aveuglement collectivement organisé, les soutenait.

La « décomposition des rapports sociaux » est une idée très répandue. La plupart du temps, elle s’appuie sur la nostalgie des « vrais » rapports sociaux d’autrefois. Est supposé un temps meilleur, ou chacun avait sa place sociale déterminée, attribuée une fois pour toutes. Cette nostalgie un peu vague se superpose aujourd’hui à la nostalgie citoyenne des Trente glorieuses, d’un temps où l’État veillait paternellement sur nous.
La réalité est que le capitalisme entraîne une décomposition sociale perpétuelle, et que c’est sa façon de survivre. Il lui a fallu pour se constituer détruire un monde paysan millénaire, afin de créer un monde ouvrier qu’il entreprend aujourd’hui de détruire (c’est-à-dire de recomposer) à son tour, du moins dans les pays développés. Identifier cette dynamique de destruction vitale à un effondrement est un leurre, parce que cela renvoie le cours du capital à un processus naturel de décomposition, sans permettre de percevoir les enjeux qui sont engagés dans ce processus.
On ne peut comprendre le sens d’une guerre simplement par la description des dégâts qu’elle occasionne. Dire « on a rasé Dresde » ne dit rien sur la Seconde Guerre mondiale. Dire « les rapports sociaux se défont » ne dit rien sur le capitalisme. Il faut encore montrer pourquoi ils se défont.
Mais pour une identité, qui veut sans cesse polariser le monde selon les nécessités du récit qui lui permet de s’y engager, comprendre, c’est accepter. Le monde ne « cesse d’être supportable » que dès lors qu’il apparaît « sans cause ni raison ».
L’identité qui se constitue autour d’un refus considère comme une compromission le fait de tenter de comprendre ce qu’on refuse. Le refus suffit bien : à quoi bon tenter de comprendre ? Chercher à comprendre, c’est le début de la trahison. Il suffit de manifester son refus, sa révolte, et si l’on doit comprendre des choses, c’est seulement en vue d’alimenter cette révolte. Le reste est superflu.
Il y a bien des causes et des raisons au monde capitaliste, mais ce que sous-entend l’IQV, c’est que ces raisons sont folles, c’est-à-dire injustifiables. Que le capitalisme ne soit pas éthiquement justifiable ne lui ôte en rien sa réalité ni sa cohérence propre, pour notre malheur. Le refus éthique ne suffit pas. Les raisons du capitalisme ne sont certes pas les nôtres. Saisir ce que sont ces raisons est ce qui permet d’affirmer le caractère inconciliable de ce conflit, et de le situer avec précision.

« Ce qui se passe quand des êtres se trouvent »

Le tableau de désolation que l’IQV nous fait du monde finit par aboutir à une idylle. Soudain, des « êtres » se trouvent.
Ayant soigneusement barré le chemin à toute forme de regroupement qui ne serait pas elle, l’identité nous fait entrevoir la récompense. Enfin, nous serions des « êtres ». Pas des sujets sociaux, conflictuellement ancrés dans une classe, porteurs de contradictions, mais simplement des « êtres ».
Des « êtres » enfin défaits de tous liens, libres et indifférenciés, décapés de toutes les scories que l’existence sociale y a déposées. L’IQV dit les « êtres » comme l’humanisme dit l’Homme.
Les « êtres » ont la transparence des anges et des belles abstractions. Ils peuvent prendre toutes les formes, se choisir librement. Enfin nettoyés de tout particularisme, ils sont prêts à endosser les habits neufs qu’on leur propose.
Le conflit étant rejeté à l’extérieur, il règne à l’intérieur une ambiance fusionnelle, étant acquis que ce qui se forme entre les « êtres » ne peut pas être un horrible « milieu », puisque les milieux ont été sévèrement critiqués. Le lien entre les « êtres » est d’une toute autre nature, pure et ineffable.
L’identité ne peut se penser comme identité. On voit mal toutefois en vertu de quelle magie ces « êtres »-là échapperaient de la sorte à toute conflictualité, autrement que par la suspension de leur propre jugement critique.

Ce qui se dessine là, à travers la libre constitution des « êtres » en « communes », c’est la perspective d’une société entièrement pacifiée, transparente à elle-même, dépourvue d’antagonismes : le vieux rêve millénariste d’un communisme naturel, reposant sur l’idée d’une nature communiste de l’homme. Que ce soit sous la forme d’un Age d’or édénique, ou sous la forme anthropologique d’un « communisme primitif » qui prendrait sa source à l’aube du social, c’est toujours le communisme, l’égalité absolue entre les hommes, qui sont présupposés comme étant la véritable nature sociale des hommes.
On a ainsi tendance à valoriser la tribu, la bande, ou même la meute, censées être plus naturelles, plus véritablement sociales que les sociétés « complexes » du monde capitaliste.
Le « primitif » est censé ne pas avoir de problème d’identité : il est strictement ce qu’il est, c’est-à-dire sa propre place au sein de la tribu. Il est défait du poids de sa propre singularité. Il est une identité pure, accomplie. Il est l’essence anthropologique de l’homme : le communisme.
Dès lors, la révolution n’est qu’un problème d’organisation matérielle : il suffit de couper l’herbe sous le pied à toutes les institutions de la société complexe pour que le naturel social revienne au galop : c’est tout de suite le communisme.
Le communisme, nature sociale de l’homme, s’est égaré en chemin au cours de l’histoire : il suffit de lui ouvrir la voie pour qu’il resurgisse aussitôt. L’exemple des catastrophes naturelles comme l’ouragan Katrina le montre : il suffit qu’une brèche s’ouvre dans l’organisation capitaliste pour que la « base » s’organise elle-même, retrouve ses instincts partageurs, se communise.
Mais le réel est certainement plus complexe. Si l’humain n’est pas la créature de Hobbes, celle de la guerre originelle de chacun contre tous qui fonde tous les contrats sociaux, s’il est immédiatement social, cette socialité ne se manifeste pas seulement par une tendance innée au partage. La tendance sociale à la domination, la structuration sociale autour de l’appropriation par quelques-uns du pouvoir et /ou des biens, et même celle à l’accumulation maniaque des biens, est bien plus ancienne que le capitalisme (auquel elle a sans doute ouvert la voie), et sûrement plus ancienne que l’homme lui-même. L’homme est un animal social comme les autres. Il y a des chefferies chez les grands singes aussi : le mâle dominant s’approprie la meilleure part de la nourriture et les femelles. Cela n’empêche pas l’entraide entre les individus du groupe. Simplement, pour des raisons ayant trait à la sélection naturelle, les dominants mettent d’emblée en place des dispositifs qui les rendent encore plus forts, et affaiblissent encore les faibles. Pourquoi l’homme serait-il par nature différent ?
Bien entendu, l’homme pense ses propres sociétés, et agit sur elles. Sa plasticité sociale est infiniment supérieure à celle de ses congénères non-humains. Il a un rapport à sa propre socialité.
Mais ce rapport n’est pas simplement un rapport instrumental : il prend souvent l’aspect d’une idolâtrie. L’homme est la créature qui fétichise sa propre société. Et c’est le fétiche qui finit par prendre le contrôle de ses adorateurs. Une identité n’est rien d’autre que ce genre de fétiche.
Le communisme n’est pas une variante particulièrement avantageuse du contrat social. Défaisant les liens construits autour de l’appropriation, de la domination, de l’accumulation, du territoire, il ne défait pas seulement une société, mais l’être social lui-même. Ce que crée la communisation, c’est un monde au-delà du sacrifice de chacun socialement consenti au bénéfice d’un tout supposé : le social. Cette idée est aussi difficile à concevoir aujourd’hui qu’un monde sans Dieu au XIIIe siècle. L’idée d’un monde au-delà du social n’évoque spontanément que la barbarie ou la bestialité : elle fait peur, comme l’idée d’un monde sans Dieu aurait terrifié un chrétien du moyen-âge.
Une telle idée est manifestement dangereuse, et on voit bien tout ce qu’elle peut susciter de délirant. Il est clair que cette idée est propre à créer une panique irrationnelle, non seulement chez ceux qui y seraient opposés, mais encore chez ceux qui pourraient l’accepter. Une des manifestations de cette panique est la conception d’un état fusionnel entre les individus, ou d’une fusion des individus avec le social, c’est-à-dire une conception régressive du dépassement du social.

Nier le social dans la perspective de l’établissement d’un pur rapport fusionnel entre des « êtres », c’est vouloir dépasser le social en l’ignorant. La négation des classes sociales n’est pas la négation de leur existence, c’est au contraire à partir de leur existence conflictuelle qu’elle doit être pensée.
Nier l’existence du capitalisme, des classes, des rapports sociaux est ce à quoi aboutit nécessairement cette construction identitaire qu’est l’IQV. Nous avons montré que la tendance au déni du réel est au cœur de toute identité, parce qu’une identité ne perçoit pas le réel, mais seulement sa propre existence comme identité. Elle s’affirme donc en déniant l’existence à tout ce qui n’est pas elle.
Mais nier l’existence du capitalisme ne le fera pas disparaître. Et cette négation même trouve ses racines dans la réalité du monde capitaliste, et en particulier dans sa réalité en tant que société de classes.

La complainte des classes moyennes (chanson réaliste)

En réalité, l’identité qui se pense comme universelle, et partant sans identité, c’est une certaine classe sociale : l’upper middle class occidentale. Elle est sans identité, parce qu’elle est la classe sociale étalon, le référent abstrait de toutes les autres classes, et donc de l’Homme en général. C’est ce qu’elle nomme « universalisme ». C’est bien elle qui est décrite, sans jamais être nommée, par l’IQV. C’est aussi, naturellement, vers elle (et contre elle) que l’IQV dirige son discours.
C’est elle qui ne perçoit la société que comme un « vague agrégat » d’institutions et d’individus, une « abstraction définitive ».
C’est elle qui ne voit dans toute la vie des « cités » que des policiers et de jeunes émeutiers.
C’est bien elle pour qui travailler signifie négocier et vendre au meilleur prix ce qui n’est plus « force de travail » mais compétence cognitive et relationnelle, et qui souffre logiquement de ce avec quoi elle travaille.
C’est elle qui cultive son précieux et problématique Moi à coups de développement personnel, de yoga et de psychanalyse.
C’est elle qui souffre de la « castration scolaire » et rêve, en son enfance, de brûler son école, parce qu’elle est la voie nécessaire de son intégration, et ne le fait pas, pour la même raison.
C’est elle encore qui, cernée de marchandises dont elle veut ignorer qu’elles ont bien dû être produites, trouve que le travail industriel est obsolète, les ouvriers surnuméraires et que l’économie est désormais « virtuelle ».
C’est elle seule qui existe politiquement, se soucie écologiquement et vote démocratiquement. C’est elle aussi dont une partie de la jeunesse va se constituer en black blocs contre tous les G20 de la terre.
C’est elle enfin « la classe qui nie toutes les classes », non pas pour qu’elles disparaissent mais pour qu’elles existent à jamais. Ceci dit non pour expulser cette classe hors du champ des luttes, mais pour montrer qu’aucune identité ne peut se situer hors d’un monde socialement déterminé.

« La joie d’éprouver une puissance commune »

Si ce texte a une utilité, c’est de parvenir à susciter un peu plus de méfiance envers les groupes que nous sommes amenés à constituer. Se rassembler est nécessaire. Mais trop souvent, le dicton selon lequel « qui se ressemble s’assemble » a tendance à se renverser. La question n’est pas de ne ressembler à personne, mais d’être attentifs à ne pas laisser une identité s’emparer de nous.
Ne pas laisser, par exemple, une identité nous mettre ses mots dans la bouche, ne pas se laisser séduire par la promesse d’obtenir une cohérence plus grande que celle que nous pourrions produire par nous-mêmes, au prix du renoncement à notre capacité de juger. Il faut se méfier aussi de la cohérence. Rien n’est plus cohérent ni mieux organisé qu’un cristal, dernier stade de la minéralisation, rien n’est plus mort aussi.
Aujourd’hui, l’identité promue par l’IQV se manifeste entre autres par l’essaimage de ses mots dans de nombreuses bouches : on entend « amitiés », « corps », « flux », « s’organiser », on sait ce qui parle, et on n’entend plus rien. On n’établit pas un langage commun avec des perroquets.
Mais il n’y a pas que l’IQV : si j’ai parlé en particulier de celle-ci, c’est qu’elle est suffisamment explicite et cohérente, et aussi assez largement connue pour en faire le point de départ d’une discussion collective. Il y a d’autres identités, celles par exemple pour lesquelles les mots « lutte des classes » et « guerre sociale » sont moins des questions qui se posent qu’autant d’étendards qu’on agite, pour mieux se distinguer de l’identité d’en face. La lutte entre les identités est littéralement sans fin.

Il est clair qu’aucun groupe isolé ne peut aujourd’hui s’abstraire du monde et réaliser le communisme dans son coin. Cela ne nous empêche pas, et nous le faisons déjà, de rechercher des pratiques anti-hiérarchiques, de questionner nos modes d’appartenance, etc. Tout en sachant que cela aussi peut se figer en coinçage identitaire.

On peut participer à un groupe sans pour autant s’y identifier. La fonction d’un groupe devrait être de donner plus d’autonomie à ceux qui y participent, de permettre le développement de leurs capacités. Le surinvestissement affectif dans un groupe finit trop souvent par ne créer que des dépendances, et par susciter d’affectueuses chefferies.
Un groupe n’est pas une fin en soi. L’amitié n’y est pas nécessaire. On peut se regrouper provisoirement pour une tâche précise, et à cette fin s’entendre, et le groupe peut n’exister qu’à cette fin précise, sans déborder pour autant sur d’autres domaines. Il y a des gens qui sont nos amis, avec lesquels on ne fait rien, que partager de bons moments, et d’autres avec lesquels on se regroupe pour accomplir une tâche, mener un projet, et qui ne sont pas pour autant nos amis. Le communisme n’est pas la communauté. Il n’y a pas à faire perdurer un groupe au-delà des fins pour lesquelles il nous est nécessaire.
Un groupe constitué pour des fins particulières peut même se permettre de se donner des « chefs », employés à des tâches précises. Pour manœuvrer un trois-mâts, il est impératif que quelqu’un dirige la manœuvre : c’est une question de coordination. Par contre, on peut se passer d’un capitaine, et prendre ensemble les décisions qui régissent la vie du navire, choisir la direction à prendre, etc.

Nous avons spontanément tendance à survaloriser nos groupes, et plus un groupe est marginal, plus cette survalorisation est intense. C’est un mécanisme essentiel du renforcement identitaire. Le déceler et s’en méfier, c’est déjà commencer à lui faire barrage.
De plus, la survalorisation identitaire de groupes marginaux (ce qui peut simplement vouloir dire « restreints ») les conduit à se marginaliser plus encore, les conduisant à devenir d’utiles repoussoirs pour l’ensemble de la société. Quelques punks consolident beaucoup de cadres. Et ceci n’est pas une erreur stratégique de la part des identités, mais est produit socialement : on finit par devenir ce que l’on veut que nous soyons. Tout groupe restreint court donc le risque de se changer en sa propre caricature, pour exister selon le mode socialement attendu de lui.

Se constituer d’emblée en sachant qu’on n’est qu’une partie d’un ensemble plus vaste, au sein duquel on existe au même titre que ceux qu’on considère comme ses ennemis, qu’on existe dans un monde ouvert et non pas polarisé selon les nécessités d’un récit, c’est une base sur laquelle on peut tenter de constituer des groupes qui ne se referment pas en identités. Exister dans les luttes qui le permettent sur cette base-là serait un bon début. Personnellement, il m’a semblé en voir une esquisse dans l’« AG en lutte » de la rue Servan, à Paris, en 2006.

Il est clair toutefois que l’enfermement identitaire est bien souvent ce à quoi nous restons socialement acculés. On ne peut qu’espérer que repérer cet enfermement, le rendre visible là où il s’opère, peut permettre de commencer à le rompre. S’en défaire complètement est l’objet d’une révolution communiste.

AC