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À la marge des engagements radicaux entre la France et l’Algérie, se trouve un courant original, incarné par Mohamed Dahou ou Mezioud Ouldamer, et dont l’ambition consistait à affronter le « spectacle » théorisé par Guy Debord
Selon l’analyse situationniste, l’État algérien serait « totalement policier ». Manifestation à Alger des étudiants, le 19 mai 2019 (AFP)

À l’occasion d’une fête organisée au milieu du mois d’août par le comité de village d’Aït Saada, un hommage a été rendu à Mezioud Ouldamer (1951-2017), auteur algérien d’expression française, présenté par un quotidien régional comme « l’un des militants de la cause amazighe et de la démocratie ».

Or, cette caractérisation réduit fortement la portée de l’engagement radical de cet homme de lettres qui s’est inscrit, de son vivant et sans exclusive, dans la filiation du courant fondé par Guy Debord (1931-1994), principal animateur de l’Internationale situationniste (IS).

Une avant-garde totale

Créée en 1957 comme une « avant-garde artistique révolutionnaire », l’IS est devenue, jusqu’à son autodissolution au début des années 1970, une « avant-garde totale », ainsi que l’atteste la lecture des douze numéros de la revue éponyme.

L’aura et la postérité de l’Internationale situationniste ne se limitent pas à cette séquence de l’histoire des luttes sociales en France

À rebours de la spécialisation en vigueur, Debord explicitait d’ailleurs ce dépassement : « Le mouvement situationniste apparaît à la fois comme une avant-garde artistique, une recherche expérimentale sur la voie d’une construction libre de la vie quotidienne, enfin une contribution à l’édification théorique et pratique d’une nouvelle contestation révolutionnaire. »

Les thèses de l’IS, exposées dans le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem et La Société du Spectacle de Debord, tous deux publiés en 1967, ont connu une nouvelle audience avec la grève générale de mai-juin 1968 au cours de laquelle les situationnistes sont intervenus via le Comité pour le maintien des occupations (CMDO).

Contre « l’aliénation du vieux monde »

Dans un tract daté du 22 mai 1968 à Paris, le CMDO appelait « à la formation de Conseils de travailleurs, décidant démocratiquement à la base, se fédérant par délégués révocables à tout instant, et devenant le seul pouvoir délibératif et exécutif sur tout le pays. »

Néanmoins, l’aura et la postérité de l’IS ne se limitent pas à cette séquence de l’histoire des luttes sociales en France.

En effet, les situationnistes se sont fait l’écho des bouleversements de leur temps à l’échelle mondiale, en prenant à partie le spectacle défini comme « le mauvais rêve de la société moderne enchaînée ».

Dans la cour de l’Université de Paris-Sorbonne, occupée par des étudiants contestataires, un portrait de Mao Zedong et un drapeau pro-maoiste sont accrochés au mur, en mai 1968 (AFP)

Dans son Rapport sur la construction des situations, Debord appelait par conséquent à « construire des situations, c’est-à-dire des ambiances collectives, un ensemble d’impressions déterminant la qualité d’un moment », en opposition à la « non-intervention » et à « l’aliénation du vieux monde ».

Foncièrement internationalistes, les animateurs de l’IS ont appuyé les tendances les plus radicales comme la Zengakuren au Japon et ont sévèrement critiqué les régimes bureaucratiques, de la Chine à Cuba en passant par l’Union soviétique.

En assimilant ces derniers au « capitalisme d’État », l’IS rejoint la critique formulée par la revue Socialisme ou Barbarie, poursuivant une tradition communiste de gauche, sans concession pour les conceptions autoritaires du mouvement ouvrier, à commencer par les différentes variantes du léninisme rejeté au même titre que le stalinisme.

De Strasbourg au Moyen-Orient

Les membres de l’IS ont aussi porté leur attention sur les développements en cours au Moyen-Orient, après la défaite des armées arabes face aux troupes israéliennes, lors de la guerre des Six Jours.

Les membres de l’IS ont aussi porté leur attention sur les développements en cours au Moyen-Orient

Mustapha Khayati, né en Tunisie dans un milieu modeste, rédigea en octobre 1967 un article dans lequel il déclarait : « Les futures forces révolutionnaires arabes, qui doivent naître sur les décombres de la défaite de juin 1967, sauront qu’elles n’ont rien de commun avec aucun des régimes arabes existants, ni rien à respecter des pouvoirs constitués qui dominent le monde actuel. »

Khayati a été impliqué dans le « scandale de Strasbourg » qui a connu un retentissement international.

La section locale de l’Union nationale des étudiants de France, à la tête de laquelle se trouvaient des sympathisants de l’IS, a publié, en 1966 et à ses frais, la brochure subversive De la misère en milieu étudiant ainsi que le comics réalisé par André Bertrand Le Retour de la colonne Durutti.

Puissances capitalistes et « nationalismes rivaux »

Démissionnaire de l’IS trois ans plus tard, en raison de la « crise révolutionnaire » dans la zone arabe, Khayati poursuit son engagement, notamment avec la revue Sulta al Majaliss éditée avec Lalif Lakhdar.

Sans doute faut-il revenir deux décennies plus tôt pour trouver une première expression de ce courant révolutionnaire à destination du monde arabe, alors formulée par Mohamed Dahou, un ami de Debord originaire d’Orléansville et membre de l’Internationale lettriste (IL).

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Dans Potlatch, le bulletin de ce mouvement d’avant-garde basé à Paris, Dahou rédige des notes en 1954 dans lesquelles il constate : « L’Arabie saoudite fonde sa vie sociale sur le Coran et vend son pétrole aux Américains. Tout le Moyen-Orient est aux mains des militaires. Les puissances capitalistes dressent des nationalismes rivaux, et en jouent. »

Dahou a fait partie du groupe algérien de l’IL dont le manifeste stipule que « la société moderne est une société de flics. Nous sommes révolutionnaires parce que la police est la forme suprême de cette société. »

Si la tangibilité de cette section fait l’objet de débats, son expression propre témoigne de l’engagement anticolonialiste des lettristes, parmi lesquels on pouvait compter Abdelhafid Khatib qui, en 1956, a accusé Kateb Yacine d’« essayer d’établir sa renommée d’écrivain (…) au moment où des milliers de gens sont tués, au moment où les étudiants font grève et où certains d’entre eux rejoignent le maquis ».

Au-delà de l’inclination à la polémique propre à ce courant, le contexte de la guerre française contre les Algériens en lutte pour leur émancipation correspond au passage de l’IL à l’IS et contribue à la radicalisation politique de Debord.

Celui-ci tient par exemple à s’associer à la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, signée par des figures de l’anticolonialisme comme Daniel Guérin ou Robert Louzon, et qui se conclut en soulignant que « la cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. »

Des Algériens entourent deux chars de l’armée devant la Grande Poste à Alger, le 19 juin 1965, après le coup d’État militaire du colonel Houari Boumédiène (AFP)

Il faut cependant attendre l’indépendance de l’Algérie pour que les situationnistes proposent une analyse qui se démarque des illusions tiers-mondistes.

Avec deux textes diffusés après le coup d’État de juin 1965, l’Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et tous les pays et Les luttes de classes en Algérie, l’IS déclare que l’alternative se trouve « entre la dictature militarisée et la dictature du ‘’secteur autogéré’’ étendu à toute la production et à tous les aspects de la vie sociale ».

Les situationnistes envisagent comme perspective une « autogestion radicale » qui rejette la hiérarchie et la « séparation hiérarchique des femmes ».

La question algérienne après l’IS

Les membres de l’IS ont certainement surévalué les potentialités subversives dans une Algérie où le régime autoritaire s’est consolidé au détriment des tentatives autogestionnaires défendues par les représentants de la gauche comme Mohammed Harbi.

Mais les orientations portées par les situationnistes ont tout de même trouvé un écho, certes limité, par-delà la disparition de leur organisation ainsi que l’illustre le triptyque publié par Ouldamer chez Champ libre-Gérard Lebovici au début des années 1980 : L’Algérie brûle !Offense à président et Le Cauchemar immigré dans la décomposition de la France.

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C’est aussi du côté de Jaime Semprun que l’on peut déceler une autre forme de continuité.

D’abord, avec le projet de l’Encyclopédie des nuisances dans lequel on trouve un article publié en 1986 et selon lequel « l’État algérien, qui n’était évidemment pas révolutionnaire, est au moins devenu tout ce qu’il voulait être, c’est-à-dire totalement policier ».

Ensuite, avec son Apologie pour l’insurrection algérienne, paru dans le sillage du « Printemps noir » de Kabylie en 2001 et dans lequel il analyse avec un certain optimisme « le mouvement anti-étatique des assemblées ».

Dans son dernier livre, La Cruauté maintenant, paru dix ans avant son suicide, Ouldamer décrit l’Algérie comme « un beylik méconnaissable où justement l’armée, principale propriétaire de la richesse matérielle, évolue vers un genre de caste, une Odjak totalement repliée et fortifiée, vivant des prélèvements qu’elle dilapide aussitôt, n’ayant de compte à rendre à personne ».

Loin de limiter son propos à son pays natal, l’auteur invite à la critique de la vie quotidienne, à la transformation du monde et à revenir à Marx, en commençant « par la réintroduction dans le monde de la force de la contradiction ». Comme l’IS en son temps.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Docteur en science politique, Nedjib Sidi Moussa est l’auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et de La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017). Vous pouvez le suivre sur son site personnel : sinedjib.com