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Lien original : par Frédéric Côté-Boudreau, dans Revue Ballast


« Aucun animal n’a jamais lutté pour obtenir un meilleur traitement dans la production alimentaire ni ne s’est opposé aux tests inutiles conduits par des compagnies de cosmétiques. Si les droits des animaux peuvent exister, c’est parce que des humains leur ont accordé de tels droits et se sont battus pour ceux-ci. On ne peut pas dire que les animaux eux-mêmes possèdent des droits intrinsèques qui ne seraient pas donnés par nous  [1] » Ces idées, publiées en 2015 dans le magazine socialiste étasunien Jacobin et signées par Sarah Grey et Joe Cliffe, sont couramment déployées pour critiquer l’argumentaire antispéciste [2]. Si les animaux ne luttent pas pour leur liberté, leur oppression serait donc moralement permise – ou, en tout cas, moins grave que celle des humains qui se battent pour leur liberté. Il n’y aurait dès lors aucune commune mesure entre l’oppression des humains et celle des autres animaux, puisque ces derniers ne sont pas des sujets de l’Histoire mais simplement des objets  [3]. Autrement dit, les animaux seraient incapables de résister à leur oppression et de façonner leur histoire : ils ne peuvent que subir l’Histoire.

Une idée de la politique

L’idée que les animaux seraient passifs face à ce qu’ils subissent n’est pas seulement véhiculée par des personnes hostiles, ou sceptiques, à l’endroit de la cause animale. Une large partie du mouvement antispéciste lui-même la perpétue. Que ce soit dans la rhétorique animaliste ou dans les noms mêmes de certaines associations, les animaux sont principalement dépeints en tant qu’êtres qui souffrent et qui n’ont pas de voix (voiceless). Il leur faut les humains pour parler en leur nom – être « la voix des animaux » – et revendiquer leurs droits.

Les animaux ne parlent pas, il est vrai ; pourtant, ils s’expriment. Ils communiquent à d’innombrables occasions leur volonté, leurs limites, leurs désirs ; ils cherchent par des moyens divers à gagner leur liberté ou à négocier leur condition. Ils ne comprennent peut-être pas ce que sont les droits, mais leurs actions n’en sont pas moins politiques. Oui, il faut oser le terme : les animaux font de la politique, au même titre que les humains. Cela se confirme si l’on adhère à au moins une des conceptions communément admises en la matière : la politique en tant que rapport de force (Hobbes, Machiavel, Marx ou encore Foucault) ; la politique comme recherche du vivre-ensemble (de polis, « Cité » : vie en société). La politique refuse ce qui nous est imposé ou co-crée des termes de coopération et de cohabitation. On oublie à quel point les animaux en sont capables, eux aussi. À force de négliger leur capacité d’agir et de communiquer, on fait la sourde oreille sur leurs revendications – qu’on ne perçoit pas comme telles – et on relativise la réalité dans laquelle ils vivent. Ignorer le point de vue d’un groupe social constitue déjà, en soi, un marqueur d’injustice.

La résistance sous toutes ses formes

Les animaux rugissent, donnent des coups de griffes ou de tête, mordent, brisent des objets, refusent d’obéir, tiennent tête, ralentissent le pas, feintent, se cachent ou s’évadent lorsque cela leur est possible. Autant d’actions et de réactions qui constituent des formes de résistance à une force qui leur est imposée. Le sociologue Dinesh Wadiwel rappelle que si les poissons ne résistaient pas, nul n’aurait eu besoin d’inventer les filets, les hameçons, les leurres et les appâts : ils se « cueilleraient » allègrement ! Il a, tout au contraire, fallu bien des inventions violentes et sophistiquées pour les plier à la volonté humaine. Il en va de même pour l’exploitation des poulets. À force de se démener les pieds pendus sur la chaîne de l’abattoir, il n’est pas rare que ces oiseaux donnent des coups aux employés, armés d’outils tranchants, et les blessent grièvement. Les poulets doivent désormais se battre contre des machines, à qui ils ne peuvent pas faire grand mal… Les outils employés dans le cadre de l’exploitation animale – qui ont, à lire l’historien Charles Patterson, sans doute largement contribué au développement d’outils visant à asservir les humains [4] – sont utiles précisément en ce que les animaux ne se laissent pas faire : ils ne veulent pas être maîtrisés, manipulés ni tués.

Les animaux négocient. L’historien Jason Hribal relate combien cette réalité était parfaitement comprise dans la plupart des sociétés préindustrielles, où les humains partageaient leur quotidien avec l’omniprésence des animaux – des chevaux pour le transport, des bœufs pour labourer les champs, des poules, des moutons ou des chèvres présents sur les chemins [5] et, bien sûr, des animaux non domestiqués cherchant régulièrement à s’approvisionner en ressources conservées par les humains. Ces sociétés humaines n’ignoraient pas que les animaux sont des individus naturellement dotés d’une psychologie complexe, d’une personnalité, d’une volonté qui leur est propre ; pas plus qu’elles n’ignoraient que les animaux n’obéissent pas spontanément et qu’il faut, dès lors, les contraindre ou les inciter à travailler. Hribal relate ainsi l’histoire d’un cheval qui travaillait assidûment jusqu’à ce que l’horloge du village sonne douze fois : impossible ensuite de le convaincre de se lever pour travailler ; il estimait avoir terminé sa journée. L’historien rapporte également l’histoire de vaches, dans l’Irlande du XVIIe siècle, qui refusaient obstinément de se faire traire autrement que par certaines femmes de leur choix, preuve qu’elles négociaient leurs conditions et n’acceptaient pas n’importe quoi (ou n’importe qui). Il n’est d’ailleurs pas impossible que la résistance animale ait accompagné l’émergence de l’industrialisation et des voitures : les machines ne peuvent pas en faire « qu’à leur tête » !

Contester le pouvoir

Tout pouvoir se doit d’être justifié plutôt que d’être pris pour acquis. Le fait que la résistance des animaux ne soit pas perçue comme politique reflète un préjugé spéciste, qui tient la domination humaine pour un fait naturel et non un usage de la force qui mérite d’être justifié de manière indépendante. Les actes de résistance qu’ils mettent en œuvre devraient nous rappeler que nous sommes en train d’exercer un pouvoir sur eux ; un pouvoir qu’ils sont en train de contester.

Bien sûr, leur résistance ne fait que trop rarement le poids devant les armes, les clôtures, les chaînes, les fouets, les mutilations (coupage des cornes et des griffes, castration) et les violences qu’ont dû développer les sociétés humaines afin de se rendre maîtresses des animaux. Il n’en serait pas moins fâcheux de blâmer les victimes de ne pas être assez fortes pour vaincre et s’émanciper par elles-mêmes. Aussi défavorable que puisse être un rapport de force, il ne s’en trouve en rien justifié pour autant – de même que la légitimité d’un mouvement social ne se juge pas sur ses seuls résultats. La condition d’un individu qui ne résiste pas n’est, en outre, pas pour autant validée par celui-ci : se résigner à son oppression est trop souvent l’un des derniers mécanismes de défense pour gagner un peu de paix. À quoi bon affronter le bâton si c’est pour recevoir d’autres coups ? Dans des circonstances d’oppression et d’inégalité, le fait que des groupes subordonnés acceptent leur condition est une preuve additionnelle de la férocité du système qui les domine – le capitalisme n’est pas blanchi de ses torts du fait qu’on y participe tous et toutes.

Les humains peuvent se concerter, se syndiquer, signer des pétitions et organiser des grèves. On n’a jamais vu, il est vrai, de manifestations de cochons maltraités. On ne discrédite pourtant pas une lutte parce qu’elle serait menée par un seul individu ou par un groupe d’individus désorganisés. On n’exige pas davantage qu’un groupe revendique des droits formels, fasse la révolution ou même comprenne l’étendue de son oppression, avant d’entendre sa cause. Lorsqu’une personne cherche à se débarrasser de ses chaînes et à fuir de sa cage, n’est-ce pas une raison suffisante pour remettre en question l’existence de ces chaînes et de ces barreaux ? N’est-ce pas assez pour comprendre qu’on a tenté de subjuguer sa volonté alors que s’exprimait un « non » des plus clairs ?

Des membres de la Cité

Les animaux disent aussi « oui ». Ils formulent des demandes et tentent de façonner le monde qui les entoure. Ils créent des règles, cherchent comment vivre ensemble et coopérer. Nous réduisons, le plus souvent, la politique à des débats rationnels, des contrats sociaux, des mouvements constitués et des associations volontaires. La politique, pensée comme vivre-ensemble, s’avère autrement plus large : elle est d’abord incarnée, c’est-à-dire pratiquée au quotidien ; incarnée dans le fait d’entretenir certaines normes sociales, rituels et attitudes, comme celle de reconnaître autrui comme un membre de sa communauté, c’est-à-dire un individu avec qui on fait société. Dans leur essai Zoopolis, Sue Donaldson et Will Kymlicka [6] avancent que les animaux domestiqués participent pleinement à la politique conçue comme vivre-ensemble, et qu’ils méritent, dès lors, le titre de citoyens : ils appartiennent à la Cité et sont des acteurs de celle-ci. Ce n’est là qu’un constat de fait : ces individus animaux naissent dans une société mixte d’humains et d’autres animaux non-humains. Ils ont donc le droit d’en faire partie au même titre que n’importe quel Homo sapiens qui y naît lui aussi. C’est leur société : ils n’en connaissent pas d’autres.

Pour Donaldson et Kymlicka, les animaux comprennent certaines des normes sociales existantes (ils auto-régulent parfois leur comportement afin de ne pas déplaire aux autres individus), peuvent les influencer (donc les co-constituer, par exemple en proposant des moments de sorties ou des façons de se socialiser). Les animaux sont aussi capables d’apporter leur contribution à la société – même si ce n’est pas toujours de manière intentionnelle (lorsqu’ils divertissent, tiennent compagnie, aident à retrouver des personnes disparues ou identifient des substances). Les espèces domestiquées l’ont précisément été du fait de leurs qualités grégaires : elles sont portées à vivre en société et à coopérer, ne serait-ce que de manière minimale (en guettant ensemble de potentiels prédateurs ou en partageant des ressources). Elles comprennent suffisamment les règles sociales (ou les habitudes, si l’on préfère) de leur communauté et peuvent les négocier lorsqu’elles ne leur plaisent pas ou souhaitent explorer davantage d’options. Il suffit de vivre avec un animal domestiqué pour mesurer combien la cohabitation est constamment régie par un ensemble de rituels, qui évoluent de façon dynamique au fil des interactions. Lorsqu’un chat demande à jouer, il exprime des attentes quant à la relation qui se co-créée avec son compagnon humain. Il comprendra qu’il ne convient pas de faire de telles propositions au cours de la nuit, et l’humain pourra à son tour proposer des périodes de jeux que le chat parviendra éventuellement à anticiper.

Les arguments en faveur d’une citoyenneté animale s’appliquent plus proprement aux animaux domestiqués, mais ceux qui ne le sont pas reflètent aussi, à différents égards, la dimension du politique en tant que vivre-ensemble. Pour la philosophe Eva Meijer, nous nous trouvons constamment plongés dans un espace de conversation politique avec l’ensemble des animaux du simple fait que nous partageons un monde commun, où nos volontés respectives s’influencent les unes les autres pour créer de nouveaux possibles. Les animaux « parlent » de plein de manières : par des gestes ou des positions corporelles, des réactions faciales, différentes gammes de sons, en dégageant des hormones ou en accomplissant certaines actions (ou en n’en faisant pas). Puis ils interprètent à leur tour, en fonction de leurs capacités propres, ce que nous leur communiquons et ce qui leur est possible de faire dans de tels paramètres. C’est aussi cela, faire de la politique : échanger sur nos désirs respectifs et trouver des terrains d’entente à même de satisfaire le plus de personnes, dans la mesure de ce qui est possible et raisonnable.

Les espèces domestiquées l’ont été, et continuent d’être exploitées, précisément parce qu’elles s’avèrent utiles. Nos sociétés n’auraient jamais existé ainsi sans l’apport significatif du labeur (forcé) et des vies (abattues) d’innombrables individus d’autres espèces. L’exploitation abolie, les animaux pourront (encore) apporter de grandes variétés de contributions aux individus et à la collectivité : ainsi des animaux adoptés pour le réconfort qu’ils procurent aux humains, pour la joie ou le divertissement que leur présence quotidienne offre aux foyers. Cette contribution n’est pas négligeable. On peut même avancer que les animaux contribuent à certains aspects de la vie démocratique, et des vertus que celle-ci suppose, en ce qu’ils nous apprennent à écouter les limites d’autrui (y compris non verbalisées), à mieux appréhender les attentes et les besoins, à prendre soin les uns des autres. Et à nous rappeler que la politique est affaire de vie courante plus que de Chambre des députés.

Pour une libération animale à leur image

Nous posons cette question, des plus démocratiques : qui fait partie d’une société ? L’idée, répandue bien que dépassée, que « pour avoir des droits, il faut avoir des devoirs », sert à discréditer la notion même de droits des animaux. Factuellement, de nombreux animaux honorent déjà leurs devoirs de respect et de mutualité avec leurs concitoyens humains : assez rares, même, sont ceux qui briment les droits des humains. La démocratie commence par le fait de reconnaître tous les membres de la communauté comme des interlocuteurs légitimes porteurs de revendications dignes d’être entendues. On a tort, dès lors, de penser la justice envers les animaux dans les termes que les humains voudraient bien lui prêter. Elle doit être accomplie avec les individus concernés. En d’autres termes, la justice animale – comme les autres formes de justice – doit s’intéresser à ce que les animaux veulent et leur laisser l’espace pour se définir, pour explorer ce qu’ils sont et pour exprimer leurs volontés plurielles. En 2004, la féministe Catharine MacKinnon répondait de manière prémonitoire à Grey et Cliffe : « Tout comme notre solution est la nôtre, leur solution doit être la leur. Reconnaître cela dresse le problème de ‘‘parler au nom des autres’’ au cœur de la question des droits animaux. Ce qu’on appelle le ‘‘droit animal’’ a été un droit humain : le droit des humains sur les animaux, ou pour les animaux, ou à propos des animaux. Qui a demandé aux animaux ? Les références à ce que les animaux ont à dire sont si rares. Est-ce que les animaux sont en désaccord avec l’hégémonie humaine ? Je pense que la plupart du temps, oui. Ils votent avec leurs pieds en s’enfuyant. Ils mordent, crient de détresse, refusent d’offrir leur affection, s’approchent avec méfiance, s’envolent ou nagent en retraite  [7]. »

Si l’interprétation des désirs des animaux représente un grand défi, cela n’en constitue pas moins un point de départ. La libération animale restera inachevée tant qu’elle ne s’intéressera pas au point de vue et aux volontés des individus qu’elle aspire à libérer de l’exploitation humaine. Les antispécistes ne sont pas les champion·ne.s mais les allié·e·s de la libération animale. Leur rôle n’est pas de décider à la place des animaux, mais d’attirer l’attention du reste de la société sur ce que les animaux ont à « dire », puis à faire reconnaître que ces êtres opprimés ont une subjectivité, une expérience, un point de vue qui, fondamentalement, compte. Un autre monde est possible, et les animaux détiennent une partie de la réponse, puisque la réponse les concerne. Il n’est plus qu’à nous demander collectivement : que veulent-ils, au juste ?


Notes

[1] Voir Sarah Grey et Joe Cliffe, « Peter Singer’s Race Problem », Jacobin, 8 juin 2015. Traduction de l’auteur.

[2] L’antispécisme considère que l’espèce à laquelle appartient un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter et de la considération morale qu’on doit lui accorder. L’antispécisme s’oppose au spécisme, qui place l’espèce humaine au-dessus de toutes les autres.

[3] En réalité, le texte de Grey et Cliffe s’intéresse plus directement à la simplification que le philosophe utilitariste Peter Singer effectue au sujet du racisme, ainsi qu’aux dimensions capacitistes et individualistes de sa pensée. À ces égards, il soulève de nombreux points dignes d’intérêt pour tout militant antispéciste et antiraciste. Je critique seulement, ici, la vision réductrice que les auteurs propagent des animaux.

[4] Voir Charles Patterson, Un éternel Treblinka, Calmann-Lévy, 2008.

[5] Il importe de ne pas banaliser, et encore moins idéaliser, ces images : à l’exception possible des chiens et des chats, la domestication animale fut le fruit d’extrêmes violences et de nombreuses contraintes. Partout, les animaux ont très largement été traités comme des castes inférieures, ayant droit à moins de ressources, de privilèges et d’autonomie.

[6] Voir Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Alma, 2016.

[7] Voir aussi les travaux des féministes Josephine Donovan, Lori Gruen et pattrice jones, qui vont dans le même sens.