Zine :
Lien original : par Hugo Dorgere, via Revue Ouvrage
On peut dire que ces derniers temps, ça a débattu sec dans mon lycée de banlieue. D’abord, de l’assassinat de Samuel Paty, qui a servi de boulevard aux réactionnaires de tout poil et dont mes collègues se sont emparé·e·s, afin d’engager un débat sur la liberté d’expression avec nos élèves de confession musulmane. Tout était joué d’avance dans cette pièce au scénario écrit par l’État, où les profs tiennent le beau rôle (et iels adorent ça) de celleux qui vont définir la position acceptable, en apparence raisonnable : toute personne a le droit de critiquer la religion, de s’en moquer sans pour autant être inquiétée. Simple, basique, dirait Orelsan. Et pourtant, on s’interroge. Sur ces caricatures, que l’on a sacralisées, transformées en idoles républicaines, alors qu’elles sont notoirement racistes et visent à humilier la communauté musulmane. Sur l’art de la caricature lui-même, qui exagère toujours les traits des minorités, les lèvres des noir·e·s, les barbes des arabes, le nez des juifs. Aussi sur cette volonté féroce que les élèves prouvent leur foi en la République alors que cette même République a accepté de les reléguer économiquement dans des quartiers périphériques, bien à l’écart des centres-villes prospères. Une ségrégation qui ne dit pas son nom.
Dans l’ensemble, la journée s’est plutôt bien passée et nos élèves ont exprimé sur le sujet du débat des opinions plutôt modérées. Mais quelque chose chiffonne certain·e·s de mes collègues, il y en a qui ont osé se taire et ceux ou celles-là, eh bien, on ne sait pas ce qu’iels pensent. Moi je comprends très bien ces taiseux et taiseuses : l’institution tient leurs destinées sociales entre ses mains et tout dérapage peut mener en garde à vue, on a pu le constater à Albertville et probablement dans d’autres lieux. Mais voilà, dans ce contexte, garder le silence, c’est déjà être un peu coupable. En vérité, c’est une tactique de résistance, pour ne pas renier ce que l’on croit, que Dieu est supérieur à tout, face aux clercs laïques, qui croient mordicus que la République, ce travestissement grossier des intérêts bourgeois, est un idéal émancipateur. Vous pouvez le voir, on a en fait beaucoup parlé d’Islam, avant que l’autre sujet à la mode, le Covid ne repointe le bout de son nez dans nos discussions, à la faveur de la saturation des services de réanimation en Auvergne-Rhône-Alpes. Face à l’inaction de Jean-Michel Blanquer, qui préfère se défausser sur le local, les enseignant·e·s se sont emparé·e·s à bras-le-corps du problème et dans beaucoup d’établissements, ont fait grève pour réclamer la mise en place d’un protocole sanitaire plus adapté.
Dans notre lycée, nous avons la chance d’avoir un chef qui veut être aimé et qui a finalement cédé aux revendications de nos syndicalistes locaux, à savoir la création de demi-groupes en classe pour freiner la propagation du virus. Jusque-là tout va bien. Sauf que ce protocole prévoit pour les élèves une réglementation ultra-disciplinaire concernant le port du masque, l’interdiction de s’attrouper autour des endroits de sociabilité (les bancs, le hall d’entrée) et l’interdiction totale d’apporter de la nourriture à l’intérieur de l’établissement. Je le confesse, j’ai voté pour ce protocole vu que l’on m’a alarmé sur la possibilité que plusieurs collèges et élèves se retrouvent au cimetière. Sans pour autant être contre toute mesure sanitaire, je m’inquiète des tendances qu’installe cette gestion autoritaire de l’épidémie par l’Éducation Nationale. On nous pousse discrètement, par petits à-coups, à recourir de plus en plus à l’outil numérique, censé favoriser l’autonomie mais qui ne fait que renforcer les inégalités sociales déjà béantes et nous fait entrer dans le cycle délétère de la relation par écran interposé alors que plus que jamais on a besoin de se trouver et de se retrouver. Pire encore, je crains que ce protocole ne se fasse l’avant-garde d’un affect autoritaire, qui voudrait bien mettre au pas cette jeunesse trop remuante, qui persiste à s’étreindre, à danser et à jouer pendant que d’autres sont en réanimation. Nous sommes en guerre après tout et chacun·e doit faire sa part, la joie n’est plus de mise, on veut que nos jeunes souffrent un peu et c’est réussi : leur santé mentale a été sacrifiée sur l’autel de la protection sanitaire et les admissions en pédopsychiatrie s’envolent.
Tout ceci vient amplifier un contexte déjà très dur pour nos élèves, qui viennent de cette banlieue rongée jusqu’à la moelle par l’exploitation économique, franchissent difficilement le tamis social Parcoursup et, souvent, ne parviennent pas à se maintenir à flot à l’université. Sans compter que d’ici six mois, un an, le marché du travail sera devenu un éden darwiniste, le temps que les entreprises sous perfusion fassent faillite. Comment arriveront-iels à s’en sortir ? Pendant que les maîtres s’acharnent à palabrer sur le Covid et l’Islam, à s’enchaîner à la perpétuité du présent, le futur vers lequel nous étions censé·e·s guider ces jeunes se consume avec lenteur.
Dresser ce petit état des lieux était, je le pense, nécessaire, pour que l’on puisse revenir plus aisément en arrière, pour se demander qui sont ces gens qui organisent des journées-hommages et fabriquent des protocoles sanitaires ? Quel est le parcours de ces êtres que l’on va mettre devant les enfants des classes populaires pour leur enseigner les maths, le français, la philosophie ? Et surtout, que font-iels avec/aux élèves dans ces collèges et lycées ?
L’enrôlement des professeur·e·s par la République
Un petit retour à l’ESPE (École supérieure du professorat et de l’éducation), ex-IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres), aujourd’hui rebaptisée INSPE (Institut national du professorat et de l’éducation) s’impose. Si le nom change au gré des caprices managériaux, son but reste à peu près inchangé, faire croire que nous sommes formé·e·s. C’est là que l’université envoie des bataillons de profs fraîchement diplômé·e·s, à priori les plus susceptibles d’être dépêché·e·s dans les quartiers populaires. En toute logique, on devrait leur dispenser des cours sur les modes d’existence dans ces quartiers et les rapports très conflictuels qu’entretiennent les habitant·e·s avec les savoirs imposés par le haut. À l’évidence, ce n’est pas ce qui a été décidé par les pontifes aux manettes des programmes puisque dans ces séminaires, on se consacre plutôt à cimenter la loyauté du fonctionnaire à son institution, à le faire adhérer à l’homélie: la mission du professeur·e est d’une importance vitale pour la République et les jeunes des cités n’attendent que lui pour enfin s’épanouir.
Le site de l’Éducation Nationale donne une assez bonne idée de ce que les formateurs et formatrices essaient de nous faire rentrer dans la tête « faire de ses élèves des citoyens instruits et éclairés, travailler en équipe, apprendre tout au long de sa vie, etc. Être enseignant offre la possibilité de se renouveler chaque jour et d’être acteur d’un système éducatif en évolution ». On cherche à booster le moral des troupes, on fait du team-building, du happiness-management car tout le monde ne supporte pas la charge mentale de cet exercice, le taux de démission des stagiaires augmente et c’est une source d’embarras, on pourrait s’imaginer, à juste titre, que l’Éducation Nationale se fiche de ses employé·e·s. Il est assez amusant de voir que les formateurs et formatrices, ces rentier·e·s qui tutoient la hiérarchie, sont souvent dépassé·e·s par l’indiscipline de leurs profs-élèves qui n’écoutent plus grand-chose depuis que leur concours a été obtenu. Cela n’importe peu, on veille à l’essentiel, à ce qu’aucune pensée débordant du cadre ne soit produite.
Je me rappelle d’une formatrice qui, pour nous exalter, avait montré quelques extraits du film Écrire pour exister (The Freedom Writers) où une jeune prof blanche choisit un des lycées les plus difficiles de Los Angeles et grâce à sa ténacité et son humanisme, parvient à réformer (domestiquer?) de jeunes latinx turbulent·e·s et leur permet d’accéder aux études supérieures. C’est après ce modèle que nous devions soupirer, une prof exceptionnelle, qui n’hésite pas à faire corps avec son métier au point de sacrifier sa vie personnelle pour ses élèves. Sans pour autant sombrer dans ce lyrisme, je dirais quand même qu’à ce stade l’idée qu’on se fait du métier est la suivante : nous agissons dans une institution qui est dysfonctionnelle, mais dont le but est d’éduquer la population et de l’émanciper de tout ce qui la conditionne que ce soit la détresse économique, la religion, le genre…. L’honnêteté m’oblige à dire que quand j’ai obtenu ma première affectation, dans ma toute première banlieue, Rillieux-la-Pape, au nord de l’agglomération lyonnaise, je souscrivais à certains de ses poncifs et je croyais que ma mission principale, enseigner l’anglais, n’était parasitée que par quelques lourdeurs institutionnelles qu’un habile réformateur pourrait éliminer.
L’enseignant·e : un·e souverain·e miniature
Bien entendu, la réalité est très différente et je m’en suis aperçu avec ma titularisation, après avoir démontré à une inspectrice débordante de bienveillance, que malgré mes difficultés avec une classe de ST2S (sciences et technologies de la santé et du social) agitée, j’étais bien du bois dont on fait les professeur·e·s. C’est une fois ce sésame obtenu que pour ma part, j’ai commencé à bien maîtriser tout le dispositif institutionnel qui permet de gérer nos classes, autrement dit, de les gouverner. On nous l’a suffisamment seriné à l’ESPE, il est intolérable de se faire bordéliser, comme on dit dans notre jargon, cela fragilise l’autorité du maître et donc par extension, celle de l’établissement. Un·e professeur·e qui se fait marcher sur les pieds va rapidement être discrédité et parfois perdre l’estime des sien·ne·s. Dans sa classe, l’enseignant·e est un·e souverain·e miniature et doit agir comme tel, tous ses actes, du plus léger au plus lourd de sens pour les élèves, s’inscrivent dans une gouvernance des corps. Ma pratique personnelle est à ce niveau, d’une banalité symptomatique de ce rapport de domination. Quand je dis aux êtres enfermés avec moi d’enlever leurs manteaux, de se tenir droit, de se taire, quand je les félicite ou je les gronde, quand je menace les perturbateurs et perturbatrices de sanctions, je rappelle à tou·te·s que je suis le détenteur de l’autorité et que les récalcitrant·e·s s’exposent à de pénibles désagréments.
Si dans l’ensemble, les élèves jouent le jeu ou finissent par s’y résoudre, c’est parce que l’enseignant·e a la main sur un processus de valorisation assez redoutable : la note. Nous ne nous lancerons pas dans une étude sur la docimologie ici, sur la science de l’évaluation, nous relèverons simplement que les notes naturalisent la domination de la classe bourgeoise ou en tout cas des classes les plus aisées, puisque ses enfants en sont les grands vainqueurs. Il est facile de gagner à un jeu où les savoirs de son milieu social sont ceux qui vont être valorisés. Minable mérite qui sert de cache-sexe à une bourgeoisie qui sait son règne injustifiable. Malheureusement, les professeur·e·s sont dans leur ensemble très attaché·e·s à ce système qui est le principal fondement de leur pouvoir. Iels refuseraient catégoriquement que cela s’applique à leur cas, que leur avancement ou leur radiation soit conditionné à une note délivrée, disons, par des élèves ou un inspecteur ou une inspectrice. Et pourtant, nous continuons d’infliger ce supplice aux élèves sans la moindre vergogne, en nous disant que finalement la note ne fait que rencontrer les capacités d’un individu. Bilan des courses ? Nous les habituons à cette économie de la contrainte plus ou moins douce qu’iels recroiseront plus tard au cours de leurs vies : remplis bien ton attestation de déplacement ou tu prendras une amende, ne sois pas en retard ou ton manager ne t’accordera pas l’augmentation de tes rêves, ne l’ouvre pas trop devant le patron ou on te mettra au placard. Nous les préparons à voler de leurs propres ailes dans d’autres organisations coercitives, sous le joug d’autres roitelets de la discipline.
Apprendre à être gouvernable
L’école est donc une institution disciplinaire au sens que lui donnait Michel Foucault dans Surveiller et Punir, celui « d’un lieu clos hétérogène, fermé à tous les autres » qui a pour vocation d’attribuer « à chaque individu sa place » et de transformer les élèves en animaux prévisibles1. Elle ne fonctionne cependant pas toute seule, sans nous, il serait impossible de plier les corps et d’encadrer les êtres de manière si efficace, pour le compte des créateurs de l’Éducation Nationale : les bourgeois·e·s qui tirent les ficelles du service public. Beaucoup de collègues participent avec joie à cette mascarade institutionnelle car ils se vivent trop comme des agents de transmission de savoirs, chargé·e·s d’inculquer les fameuses valeurs de la République et de l’esprit critique. C’est encore plus vrai chez nous, les profs de banlieue. Récemment, le mari d’une collègue, un universitaire, nous complimentait : « c’est bien ce que vous faîtes ». Nous tirons de notre statut une légitimité sacrificielle, surtout auprès de la bourgeoisie progressiste, qui à l’occasion, peut accorder quelques louanges à ces enseignant·e·s envoyé·e·s en mission dans ces quartiers à « reconquérir », où se côtoient dans leurs imaginaires, des musulman·e·s prêt·e·s à être enrôlé·e·s, d’insidieux et d’omniprésents salafistes et d’audacieux dealers de drogues, versant illégal de la start-up nation. Et pourtant, le mental des enseignant·e·s est cependant loin d’être au beau fixe et si selon un sondage de l’UNSA, 82% des profs sont heureux et heureuses d’exercer leur travail, le hashtag #pasdevagues, le suicide de Christine Rénon, la crise du Covid-19 ont fait remonter à la surface des choses refoulées depuis trop longtemps : les liens objectifs entre l’école et le marché, qui ne peut pas tourner à plein régime sans elle, ni justifier la soumission brutale des classes populaires, l’aberration qui consiste à placer dans un lieu clos un groupe de jeunes humains construit comme ignorant sous l’autorité d’un sachant, qui tire sa légitimité d’un bout de papier délivré par d’autres sachants et peut-être le pire de tout pour le personnel de l’Éducation Nationale, le mépris extrême des hauts fonctionnaires, des sommité·e·s qui vivent dans les rectorats, qui n’hésiteront pas à imposer plus de tâches à leurs subordonné·e·s jusqu’à ce que ça craque.
Malgré tout cela, comment se fait-il que les enseignant·e·s continuent de croire en leur mission avec un zèle qui confine parfois à l’absurde ? C’est en plein mouvement des gilets jaunes que je l’ai compris, un mouvement, qui soit dit en passant, a réellement éduqué les classes populaires, à une vitesse avec laquelle aucun prof ne pourra jamais rivaliser. J’enseignais alors dans un lycée très différent de celui où je suis actuellement : un établissement perdu dans la campagne picarde, dans la ville de Crépy-en-Valois, petite bourgade bien à droite, qui restera dans l’histoire pour avoir été un des premiers clusters du Covid-19. Il fallait entendre les réactions épidermiques que suscitaient les gilets jaunes chez quelques collègues, j’en livre ici un petit florilège non exhaustif, A, prof d’histoire, trouvait le mouvement à vomir car iels avaient osé reprendre l’Arc de Triomphe, et B, sa collègue, s’inquiétait doucereusement de ma participation à des évènements qui selon elle, réunissaient toute une flopée d’antisémites, de complotistes et d’homophobes. Et pour couronner le tout, C., prof d’espagnol, qui s’esclaffe devant une vidéo où un de nos élèves, pendant le blocage lycéen qui s’en est suivi, se fait matraquer et embarquer par des policier·e·s. Bien sûr, ces exemples ne valent pas argument mais je tiens à ce qu’on sache sur quel genre de personne on peut tomber dans un collège ou un lycée. Des personnes qui en 2017, à 38%, ont soutenu Emmanuel Macron, un banquier d’affaire. Il faut croire qu’elles se sont reconnues, du moins temporairement, dans l’esprit de son projet : la promotion sociale d’individus méritants qui ont réussi grâce à leurs qualités personnelles. Ce phénomène est l’aboutissement de tendances historiques dans le comportement électoral du corps enseignant : affidé·e·s au PS, le parti emblématique du compromis social, iels se sont néanmoins laissé·e·s séduire en 2012 à 19% par François Bayrou, un candidat qui annonçait Macron. Si l’ancrage au centre de l’échiquier politique est significatif, cela ne veut pas dire que la gauche est absente : lors des dernières élections présidentielles, un·e enseignant·e sur quatre se prononçait en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Malgré cela, on voit bien que les profs manifestent par leur comportement électoral une forte adhésion aux valeurs prônées par la bourgeoisie, qui dessine en filigrane l’affect politique d’une profession fortement déterminée par son institution : à l’image de la police qui vote en grande majorité pour Marine Le Pen, les enseignant·e·s se dirigent vers le candidat ou la candidate qui est davantage aligné·e avec leur ethos méritocratique. Une étude sociologique de Géraldine Farges Les mondes enseignants: identités et clivages relève aussi un certain embourgeoisement de la profession depuis quelques décennies en France. Cela ne se traduit pas par une augmentation des revenus, mais plutôt par des changements notables en termes d’origines sociales. Les jeunes enseignant·e·s (34 ans et moins), qu’iels travaillent dans le premier degré (maternelle et primaire) ou le second (collège et lycée), viennent de milieux sociaux plus favorisés que leurs aîné·e·s, leurs parents ont plus de chance d’être elles et eux-mêmes enseignant·e·s, cadres ou d’appartenir à une profession libérale. C’est parce qu’aujourd’hui, pour devenir prof, les études sont plus longues, les concours plus sélectifs, cela désavantage donc les jeunes issu·e·s des classes laborieuses et favorise celleux prédisposé·e·s socialement à passer le concours de recrutement de professeur des écoles (CRPE), le certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES) ou l’agrégation. Voilà donc le portrait des gens que l’on va mettre devant des élèves issu·e·s des classes populaires. Mais au juste, de quel côté de la barricade sont-ils ?
L’encadrement capitaliste et la contre-insurrection en banlieue
Le particularisme des enseignant·e·s ne se trouve pas uniquement dans leurs comportements politiques mais aussi dans leur participation à un dispositif général de contrôle des corps, qui les rapprochent des policier·e·s, des médecins, des petit·e·s chef·fe·s d’usines et d’autres acteurs et actrices de la gouvernance disciplinaire. Mais les profs s’en démarquent aussi par leur appartenance à une classe bien spécifique, la classe qu’Alain Bihr appelle l’encadrement capitaliste. Dans son livre Entre bourgeoisie et prolétariat : l’encadrement capitaliste, le sociologue définit la classe d’encadrement comme étant le troisième larron dans la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat. Pour lui, il s’agit des classes qui « conçoivent, contrôlent, inculquent, légitiment les différents rapports de domination par l’intermédiaire desquels se reproduit le capital » et que l’on retrouve dans la fonction publique, dans la société civile, les entreprises2. La classe d’encadrement regroupe les cadres, ingénieur·e·s, technicien·ne·s, agent·e·s de maîtrise, professeur·e·s, syndicalistes, animateurs ou animatrices et présente des caractéristiques communes : des corps épargnés par le travail physique, une forte autonomie dans la réalisation des tâches et aussi une légitimation, par le biais de concours, de leurs savoirs intellectuels. Historiquement, les plus mobilisé·e·s d’entre eux ont participé en France à l’avènement de la social-démocratie et continuent d’ailleurs de lutter pour une étatisation du capitalisme, un renforcement du rôle de l’État et un adoucissement des rapports d’exploitation dont elles et ils sont parfois les principaux agents de conception. Les professeur·e·s s’intègrent très bien dans cette classe dans la mesure où leurs intérêts globaux sont chevillés à la persistance d’une institution scolaire et d’une séparation entre les détenteurs et détentrices du savoir et les construits comme ignorant·e·s. Cela ne signifie pas pour autant que les profs font bloc notamment quand il s’agit de défendre les intérêts de la corporation ou une certaine vision de l’école. En temps de conflit, deux clans se détachent assez nettement :
– Les négociateurs et négociatrices apolitiques, ouvert·e·s à la discussion avec la hiérarchie, récalcitrant·e·s à toute transformation politique d’ampleur de l’école, iels se mobilisent ponctuellement sur des questions de revalorisation des salaires ou de défense des conditions de travail. Conscient·e·s de la dégradation de leur statut, iels aimeraient revenir au statu quo ante où le ou la professeur·e jouissait d’un prestige social important.
– Les frondeurs et frondeuses politisé·e·s, de culture syndicale, prêt·e·s à établir un rapport de force en se lançant dans diverses actions, grèves, blocages, flash-mobs, iels sont eux et elles aussi impliqué·e·s dans la protection du statut et militent pour une école véritablement républicaine, c’est-à-dire, qui donnerait ses chances à tous les enfants, indépendamment de leurs origines sociales.
Il est très regrettable que les frondeurs et les frondeuses s’obstinent à produire des discours réformistes, qui se bornent à critiquer l’action du gouvernement sans proposer d’alternatives véritables, à part un adoucissement de la gestion du personnel, de plus en plus brutale, et de la sélection sociale. Même chez les syndicats en pointe des luttes, comme SUD Éducation, qui a été un des fers de lance de la contestation pendant le mouvement contre la réforme des retraites, on se contente d’énoncer que l’on souhaite une rupture avec ce système, que l’on est pour une autre école ou une autre société. Au cours de son dernier congrès en 2018, l’organisation annonçait être en faveur “d’une école ouverte à tou·te·s”. Avant que l’on m’accuse d’anti-syndicalisme forcené, je tiens à dire que je soutiens les luttes d’organisations comme celles de SUD ou de la CNT (Confédération nationale du travail), sans pour autant approuver un certain aveuglement sur nos conditions matérielles d’existence et sur l’absolue nécessité d’une institution, qui entre de bonnes mains, avec de bonnes pratiques pédagogiques, pourrait réellement émanciper les gens. Il y a là une méprise importante, on ne peut pas libérer avec un outil fabriqué pour assujettir les masses et à force de vouloir se réapproprier le cadre étatique, on se perd à défendre l’existant et l’on ne remporte que des luttes dérisoires, quelques miettes grappillées, çà et là. Tout ceci est la conséquence d’une appartenance non-élucidée (refoulée?) à l’encadrement capitaliste, on veut bien s’engager dans des luttes mais à condition qu’elles préservent un confortable statu quo.
Prenons le lycée Robert Doisneau, où je travaille actuellement, qui se trouve en plein cœur de Vaulx-en-Velin, une ville située dans la banlieue de Lyon. Voilà j’y viens enfin, après tout ce cheminement. Posons le décor. La première chose qui frappe avec Vaulx-en-Velin, c’est son splendide isolement du reste de Lyon. Il est d’abord géographique, la commune est entourée par des cours d’eau, au nord, le vieux Rhône, le canal de Miribel et plus au sud, le canal de Jonage, construit pour empêcher les crues et surtout pour alimenter la centrale électrique de Cusset. Il est ensuite économique. Quand on arrive à la station de métro Laurent Bonnevay-Astroballe pour prendre le bus en direction du lycée, on voit bien que les êtres qui transitent ici ne sont pas les mêmes qui peuplent le prospère centre-ville de Lyon, non, iels appartiennent massivement aux classes populaires et sont pour la grande majorité, des descendant·e·s d’immigré·e·s de familles musulmanes. Dans ce bus, on croise des profs qui vont au travail, des étudiant·e·s en architecture, quelques habitant·e·s de Vaulx-Village, le bourg historique et de Carré de Soie, l’enclave entrepreneuriale qui a décollé sous la férule de la maire socialiste. Deux villes se côtoient sur ce territoire où le taux de pauvreté est de 35%, une plus populaire, que l’on retrouve parquée dans les fameuses cités, ces blocs rectangulaires et sinistres d’où sont issu·e·s les émeutier·e·s de 1990 et une autre un peu plus aisée, qui veut se servir du lycée Robert Doisneau, où je travaille depuis à peu près deux ans, comme d’un tremplin vers la réussite sociale. Il est loin d’être anodin, ce lycée construit en 19953, juste en face du commissariat, c’est une réponse institutionnelle aux émeutes de 1990, les pouvoirs publics ont pris acte de la terreur bourgeoise causée par le surgissement de ces groupes organisés, capable de faire reculer la police, de la déborder et dans une stratégie que l’on pourrait qualifier de contre-insurrectionnelle, se donnent un alibi en offrant une issue apparente à la relégation économique entretenue par ces mêmes pouvoirs. On peut même aller jusqu’à dire que le lycée sert à diviser la population contre elle-même, l’immense majorité qui ne réussira pas aura à subir le discours culpabilisant des quelques élu·e·s qui seront parvenu·e·s à triompher de Parcoursup. On croyait éduquer les banlieusard·e·s, on les habitue à être évalué·e·s par un bureaucrate. Ce lycée est l’inverse de ce qu’il prétend être et vise simplement à rendre Vaulx-en-Velin gouvernable avec le concours des encadrant·e·s spécialisé·e·s dans l’éducation. A-t-on véritablement envie de préserver cet existant-là ? Ne peut-on pas justement inventer d’autres modes d’existence basés sur des rapports horizontaux ? Sur un nous et non pas un nous et eux ? Mais de quelle porte de sortie disposons-nous pour se tirer de cet enfer ? Et que faire, nous autres encadrant·e·s qui ne voulons plus encadrer ?
Déscolariser la société, un chemin possible vers l’autonomie
Ivan Illich est revenu dans le débat public avec la biographie que lui consacre Jean-Michel Dijan, Illich : l’homme qui a libéré l’avenir, et c’est heureux car il nous permettra ici de retracer les origines des éducations nationales et de proposer quelques pistes pour envisager une alternative. Dans son livre Une société sans école, le prêtre devenu philosophe, nous rappelle que le développement des systèmes éducatifs dans le monde a été accompagné par l’avènement de la société industrielle, une société où les êtres humains confient à d’autres les moyens d’assurer leurs existences4. Cela fait miroir à notre propre histoire française, le fondateur de l’école républicaine et laïque, Jules Ferry, ardent colonialiste et anti-communard forcené, a créé cette institution pour deux raisons :
– La République souffrait encore d’une rivale, l’Église catholique, et souhaitait la remplacer pour assurer son hégémonie politique. Aujourd’hui, c’est avec l’Islam qu’on engage le bras de fer.
– Le capitalisme industriel (métallurgie, sidérurgie, textiles, chimie, etc.) et ses grands capitaines avaient besoin d’une main d’œuvre qualifiée, qui sache lire, écrire et résoudre des problèmes mathématiques de base.
Au fil des siècles, ce sont des générations entières d’êtres humains qui sont passées dans ces lieux séparés du monde pour capitaliser des savoirs et ensuite, les troquer contre des diplômes. Ces diplômé·e·s deviendront par la suite étranger·e·s à leur propre peuple car iels auront acquis les modes de vie de la classe dominante et ne seront plus capables d’échanger avec les gens ordinaires. Ce système produit des gens hors-sols parce qu’il méconnaît le réel, de la même manière qu’une langue standardisée par une académie n’a absolument rien à avoir avec le vernaculaire, la langue parlée tous les jours. Si l’État s’est assuré d’un monopole sur le savoir, c’est parce qu’il veut produire des individus qui seront dépendant·e·s des institutions et de la division du travail, et qui n’auront d’autre choix que de devenir des consommateurs et des consommatrices. À la sortie du lycée, on connaît plus ou moins bien les nombres relatifs, l’histoire de France et les verbes irréguliers mais on ne sait pas administrer des premiers secours, se défendre ou créer son potager, des savoirs qui pourtant paraissent indispensables à la vie. L’école éduque à l’impuissance au sein d’un système économique, qui lui accumule une puissance démesurée. On se repose sur des corporations, professeur·e·s, policier·e·s, médecins pour accomplir des choses que l’on pourrait faire nous-même.
C’est d’ailleurs le pivot de la pensée d’Illich, qui revendique un droit à enseigner pour toute personne et la mise en place d’un partage de savoir horizontal, dont on a pu apercevoir certains frémissements dans des structures et des endroits assez variés : dans des auto-écoles, des garages, des salles de sport en autogestion, des potagers partagés, des ateliers de réparation de vélo, des chaînes YouTube de vulgarisation, des squats, etc. Le philosophe de Cuernavaca concevait quelque chose de beaucoup plus radical et qui serait accessible à tou·te·s, pas simplement à quelques privilégié·e·s : des réseaux de communication culturelle, où l’apprentissage se ferait entre pairs ou en tout cas dans une relation qui serait plus similaire à celle d’un compagnon et de son apprenti·e, où l’on dédramatiserait le partage du savoir. Ce genre de réseau me paraît tout à fait envisageable à l’échelle d’une commune où les habitant·e·s se réuniraient pour définir quels sont les savoirs qu’iels désirent acquérir et selon quelles modalités. Une commune qui serait l’unité de base de l’organisation humaine et où l’on demanderait directement aux gens quels savoirs iels souhaitent acquérir, sans passer par la médiation de l’État. Dans tous les cas, chercher à imposer des programmes par l’intermédiaire d’une autorité centrale, par le haut, c’est méconnaître la diversité des êtres humains, qui n’ont pas tous envie des mêmes choses et aussi s’exposer à des captures institutionnelles par une élite qui voudrait imposer son curriculum.
On me dira qu’en plein contexte épidémique, il apparaît difficile de se passer de médecins diplômé·e·s. Il faut imaginer ce processus sur un temps long et à cela on pourrait répondre que tous ces professionnel·le·s qui paraissent indispensables sont en fait engendré·e·s par la société industrielle et le capitalisme. Si notre mode de vie respectait un tant soit peu l’environnement, peut-être que les humains ne seraient pas aussi proches de ces virus destructeurs. Peut-être que si nous ne polluions pas autant ou mangions mieux, nous aurions moins de cancers ou de problèmes respiratoires. Peut-être que si nous vivions dans des communes où l’on fait circuler les savoirs, nous n’aurions pas besoin de professeur·e·s. Nous autres encadrant·e·s, nous devons avoir conscience qu’une position de commandement dans ce système ne peut pas être éthique et que nous commettons quotidiennement des injustices. Par conséquent, il faut y renoncer et briser ce qui nous sépare des élèves, de leurs parents, des classes populaires pour recréer un nous le plus horizontal possible et passer de l’encadrement contre-insurrectionnel à l’insurrection tout court.
NOTES
1. Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, p.166- 168.
2. Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat, l’encadrement capitaliste, l’Harmattan, 1989.
3. Géraldine Geoffroy. « Le lycée Robert-Doisneau à Vaulx-en-Velin : Portrait d’un établissement en »construction » », dans Les Annales de la recherche urbaine, No.75, 1997, p. 120-131.
4. Ivan Illich, Une société sans école, éditions Points, 1971.