Zine :
Lien original : par Gilles Deleuze, dans L’après-mai des faunes
En anglais : Foreword by Gilles Deleuze (from Gay Liberation after May ′68)
Personne ne peut y échapper, ni l’auteur du livre, ni l’éditeur, ni le préfacier, la vraie victime, bien qu’il n’y ait nul besoin de préface. C’est un gai livre. Il aurait pu s’appeler : Comment des doutes naquirent sur l’existence de l’homosexualité ou bien personne ne peut dire « Je suis homosexuel ».
Signé Hocquenghem
« Comment en est-il venu là ? Évolution personnelle, marquée dans la succession et le ton divers des textes de ce livre ? Révolution collective liée à un travail de groupe, à un devenir du FHAR (*) ? Évidemment ce n’est pas en changeant, en devenant hétérosexuel par exemple, qu’Hocquenghem a des doutes sur la validité des notions et des déclarations. C’est en demeurant homosexuel for ever, en le restant en l’étant de plus en plus ou de mieux en mieux, qu’on peut dire « mais après tout personne ne l’est ». Ce qui vaut mille fois mieux que la plate et fade sentence d’après laquelle tout le monde l’est, tout le monde le serait, pédé inconscient latent. Hocquenghem ne parle ni d’évolution ni de révolution, mais de volutions. Imaginons une spirale très mobile : Hocquenghem y est en même temps à plusieurs niveaux, à la fois sur plusieurs courbes, tantôt avec une moto, tantôt en défonce, tantôt sodomisé ou sodomisant, tantôt travesti. A un niveau il peut dire oui, oui je suis homosexuel, à un autre niveau non ce n’est pas cela, à un autre niveau c’est encore autre chose. Ce livre ne répète pas le livre précédent, le Désir homosexuel, il le distribue, le mobilise tout autrement, le transforme.
Première volution. Contre la psychanalyse, contre les interprétations et réductions psychanalytiques – l’homosexualité vue comme rapport avec le père, avec la mère, avec Œdipe. Hocquenghem n’est contre rien, il a même écrit une lettre à la mère. Mais ça ne marche pas. La psychanalyse n’a jamais supporté le désir. Il faut toujours qu’elle le réduise et lui fasse dire autre chose. Parmi les pages les plus ridicules de Freud, il y a celles sur la «fellatio» : un désir si bizarre et si « choquant » ne peut valoir pour lui-même, il faut qu’il renvoie au pis de la vache, et par là au sein de la mère. On aurait plus de plaisir à suçoter un pis de vache. Interpréter, régresser, faire régresser. Ça fait rire Hocquenghem. Et peut-être y a-t-il une homosexualité œdipienne, une homosexualité-maman, culpabilité, paranoïa, tout ce que vous voulez. Mais justement elle tombe comme le plomb, lestée par ce qu’elle cache, et que veut lui faire cacher le conseil de famille et de psychanalyse réunies : elle ne tient pas à la spirale, elle ne supporte pas l’épreuve de légèreté et de mobilité. Hocquenghem se contente de poser la spécificité et l’irréductibilité d’un désir homosexuel, flux sans but ni origine, affaire d’expérimentation et non d’interprétation.
On n’est jamais homosexuel en fonction de son passé, mais de son présent, une fois dit que l’enfance était déjà présence qui ne renvoyait pas à un passé. Car le désir ne représente jamais rien, et ne renvoie pas à autre chose en retrait, sur une scène de théâtre familial ou privé. Le désir agence, il machine, il établit des connexions. Le beau texte d’Hocquenghem sur la moto : la moto est un sexe. L’homosexuel ne serait pas celui qui en reste au même sexe, mais celui qui découvre d’innombrables sexes dont nous n’avons pas l’idée ? Mais d’abord Hocquenghem s’efforce de définir ce désir homosexuel spécifique, irréductible – et non pas par une intériorité régressive, mais par les caractères présents d’un Dehors, d’un rapport avec le Dehors : le mouvement particulier de la drague, le mode de rencontre, la structure « anulaire », l’échangeabilité et la mobilité des rôles, une certaine traîtrise (complot contre sa propre classe, comme dit Kiossowski? : « on nous a dit que nous étions des hommes, nous sommes traités comme des femmes ; oui, pour nos adversaires, nous sommes traîtres, sournois, de mauvaise foi : oui, dans toute situation sociale, à tout moment, nous pouvons lâcher les hommes, nous sommes des lâcheurs et nous en sommes fiers »).
* FHAR : Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire : mouvement radical revendiquant le droit à l’homosexualité pour les deux sexes fondé par Françoise d’Eaubonne et Guy Hocquenghem en 1971.
Seconde volution. L’homosexualité n’est pas production de désir sans être en même temps formation d’énoncés. Car c’est la même chose, produire du désir et former de nouveaux énoncés. C’est évident qu’Hocquenghem ne parle pas comme Gide, ni comme Proust, encore moins comme Peyrefitte : mais le style, c’est de la politique – et les différences de génération ausssi, et les manières de dire « je » (cf. l’abîme de différences entre Burroughs père et fils, quand ils disent je et parlent de la drogue}. Autre style, autre politique : l’importance de Tony Duvert aujourd’hui, un nouveau ton. C’est du fond d’un nouveau style que l’homosexualité produit aujourd’hui des énoncés qui ne portent pas, et ne doivent pas porter sur l’homosexualité même. S’il s’agissait de dire « tous les hommes sont des pédés », aucun intérêt, proposition nulle qui n’amuse que les débiles. Mais la position marginale de l’homosexuel rend possible et nécessaire qu’il ait quelque chose à dire sur ce qui n’est pas l’homosexualité : « avec les mouvements homosexuels l’ensemble des problèmes sexuels des hommes sont apparus ». Pour Hocquenghem, les énoncés d’homosexualité sont de deux sortes complémentaires. D’abord sur la sexualité en général : loin d’être phallocratique, l’homosexuel dénonce dans l’asservissement de la femme et dans le refoulement de l’homosexualité un seul et même phénomène qui constitue le phallocentrisme. Celui-ci en effet procède indirectement, et, en formant le modèle hétérosexuel de nos sociétés, rabat la sexualité du garçon sur la fille à laquelle il donne le rôle à la fois de première piégeuse et de première piégée. Dès lors, qu’il y ait une complicité mystérieuse entre les filles qui préfèrent les filles, les garçons qui préfèrent les garçons, les garçons qui préfèrent aux filles une moto ou un vélo, les filles qui préfèrent, etc., l’important est de ne pas introduire de rapport symbolique ou pseudo-signifiant dans ces complots et complicités (« un mouvement comme le Fhar apparaît intimement lié aux mouvements écologiques… quoique ce soit inexprimable dans la logique politique »).
D’où, aussi bien, la seconde sorte d’énoncés qui portent sur le champ social en général et la présence de la sexualité dans ce champ tout entier : en échappant au modèle hétérosexuel, à la localisation de ce modèle dans un type de rapports comme à sa diffusion dans tous les lieux de la société, l’homosexualité est capable de mener une micro-politique du désir, et de servir de révélateur ou de détecteur pour l’ensemble des rapports de force auxquels la société soumet la sexualité (y compris dans le cas de l’homosexualité plus ou moins latente qui imprègne les groupes virils militaires ou fascistes). Précisément l’homosexualité se libère, non pas en brisant tout rapport de force, mais lorsque, marginale, elle n’est d’aucune utilité sociale : « les rapports de force n’y sont plus inscrits au départ par la société, les rôles homme-femme, baisé-baiseur, maître-esclave y sont instables et inversables à tout moment. »
Troisième volution. On croyait Hocquenghem en train de se fixer, de creuser sa place dans la marge. Mais qu’est-ce que c’est, cette marge ? Qu’est-ce que c’est, cette spécificité du désir homosexuel, et ces contr’énoncés d’homosexualité ? Un autre Hocquenghem, à un autre niveau de la spirale, dénonce d’homosexualité comme un mot. Nominalisme de l’homosexualité. Et vraiment il n’y a pas de pouvoir des mots, mais seulement des mots au service du pouvoir : le langage n’est pas information ou communication, mais prescription, ordonnance et commandement. Tu seras dans la marge. C’est le central qui fait le marginal. « Ce découpage abstrait du désir qui permet de régenter même ceux qui échappent, cette mise dans la loi de ce qui est hors la Loi. La catégorie en question, et le mot lui-même, sont une invention relativement récente. L’impérialisme croissant d’une société qui veut donner un statut social à tout l’inclassable a créé cette particularisation du déséquilibre… Découpant pour mieux régner, la pensée pseudo-scientifique de la psychiatrie a transformé l’intolérance barbare en intolérance civilisée. » Mais voilà ce qui se passe de bizarre : moins l’homosexualité est un état de chose, plus l’homosexualité est un mot, plus il faut la prendre au mot, assumer sa position comme spécifique, ses énoncés comme irréductibles, et faire comme si…
Par défi. Par presque-devoir. Par moment dialectiquement nécessaire. Par passage et par progrès. Nous ferons les folles puisque vous le voulez. Nous déborderons vos pièges. Nous vous prendrons au mot : « C’est en rendant la honte plus honteuse qu’on progresse. Nous revendiquons notre féminité, celle-là même que les femmes rejettent, en même temps que nous déclarons que ces rôles n’ont aucun sens… La forme concrète de cette lutte, on ne peut pas y échapper, c’est le passage par l’homosexualité. » Encore un masque, encore une traîtrise, Hocquenghem se retrouve hégélien – le moment nécessaire par lequel il faut passer – Hocquenghem se retrouve marxiste : le pédé comme prolétaire d’Éros (« c’est précisément parce qu’il vit en l’acceptant la situation la plus particulière que ce qu’il pense a valeur universelle »). Le lecteur s’étonne. Hommage à la dialectique, à l’École normale supérieure ? Homohégélianisme-marxisme ? Mais Hocquenghem est déjà ailleurs, à un autre endroit de sa spirale, et dit ce qu’il avait dans la tête ou dans le cœur, et qui ne se sépare pas d’une espèce d’évolution. Qui d’entre nous n’a pas à faire mourir Hegel et Marx en lui-même, et l’infâme dialectique ?
Quatrième volution. Dernière figure de danse pour le moment, dernière traîtrise. Il faut suivre les textes d’Hocquenghem, sa position par rapport au Fhar et dans le Fhar, comme groupe spécifique, les rapports avec le M.L.F. Et même l’idée que l’éclatement des groupes n’est jamais tragique. Loin de se fermer sur « le même », l’homosexualité va s’ouvrir sur toutes sortes de relations nouvelles possibles, micrologiques ou micropsychiques, essentiellement réversibles, transversales, avec autant de sexes qu’il y a d’agencements, n’excluant même pas de nouveaux rapports entre hommes et femmes : la mobilité de certaines relations SM, les puissances du travesti, les 36000 formes d’amour à la Fourier, ou les n-sexes (ni un ni deux sexes). Il ne s’agit plus d’être ni homme ni femme, mais d’inventer des sexes, si bien qu’un homosexuel homme peut trouver chez une femme les plaisirs que lui donnerait un homme et inversement (Proust opposait déjà à l’homosexualité exclusive du Même cette homosexualité davantage multiple et plus « localisée » qui inclut toutes sortes de communications trans-sexuelles, y compris les fleurs et les bicyclettes). Dans une très belle page sur le travesti, Hocquenghem parle d’une transmutation d’un ordre à un autre, comme d’un continuum intensif de substances : « Pas l’intermédiaire entre l’homme et la femme, ou le médiateur universel, c’est une part d’un monde transférée dans un autre comme on passe d’un univers à un autre univers, parallèle au premier, ou perpendiculaire, ou de biais; ou plutôt c’est un million de gestes déplacés, de traits reportés, d’événements… » Loin de se fermer sur l’identité d’un sexe, cette homosexualité s’ouvre sur une perte d’identité, sur le « système en acte des branchements non exclusifs du désir polyvoque ». A ce point précis de la spirale, on comprend comment le ton a changé : il ne s’agit plus du tout pour l’homosexuel de se faire reconnaître, et de se poser comme sujet pourvu de droits (laissez-nous vivre, après tout, tout le monde l’est un peu… homosexualité – demande, homosexualité – récognition, homosexualité du même, forme œdipienne, style Arcadie). Il s’agit pour le nouvel homosexuel de réclamer d’être ainsi, pour pouvoir dire enfin : Personne ne l’est, ça n’existe pas. Vous nous traitez d’homosexuels, d’accord, mais nous sommes déjà ailleurs.
Il n’y a plus de sujet homosexuel, mais des productions homosexuelles de désir, et des agencements homosexuels producteurs d’énoncés, qui essaiment partout, SM et travestis, dans des relations d’amour autant que dans des luttes politiques. Il n’y a plus de sujet-Gide emporté divisé, ni même de sujet-Proust encore coupable, encore moins le lamentable Moi-Peyrefitte. On comprend mieux comment Hocquenghem peut être partout sur sa spirale, et dire à la fois : le désir homosexuel est spécifique, il y a des énoncés homosexuels, mais l’homosexualité n’est rien, ce n’est qu’un mot, et pourtant prenons le mot au sérieux, passons nécessairement par lui, pour lui faire rendre tout ce qu’il contient d’autre – et qui n’est pas l’inconscient de la psychanalyse, mais la progression d’un devenir sexuel à venir. »
Gilles Deleuze
■ L’après-mai des faunes de Guy Hocquenghem, préface de Gilles Deleuze, Grasset, collection Enjeux, 1974, ISBN : 2246000807