Zine :
Lien original : Guerre de classe, par Shemon
En anglais : The Rise of Black Counter-Insurgency

La Montée de la Contre-Insurrection Noire

Shemon, 30 juillet 2020

Introduction

Du 26 mai au 1er juin 2020, une révolte prolétarienne multiraciale menée par des Noirs a réduit en cendres des postes de police, détruit des voitures de flics, attaqué la police, redistribué des marchandises et pris sa revanche sur le meurtre d’innombrables Noirs et non-Noirs par la police. Dès la première semaine de juin, il semble que tout ait changé, tout le monde semblait avoir oublié que tout cela s’était produit, et au lieu de cela, nous sommes devenus de bons manifestants, nous sommes devenus non-violents et nous sommes devenus réformistes. Au lieu d’attaquer la police, nous avons enduré d’innombrables marches qui n’avaient d’autre but que de continuer à marcher. D’abolitionnistes révolutionnaires, nous sommes devenus des abolitionnistes réformistes. Que s’est-il passé ?

Il existe de nombreuses réponses faciles, et elles sont toutes mauvaises. Une réponse possible serait la répression policière du mouvement, qui a entraîné l’arrestation de plus de 14 000 personnes. Une autre pointe du doigt les Blancs qui ont rejoint le mouvement et qui ont apporté avec eux toutes leurs politiques et stratégies libérales. Enfin, la réponse la plus absurde de toutes prétend que la phase militante de la révolte n’a jamais été un véritable mouvement de prolétaires noirs et non-noirs, mais qu’elle était en fait l’œuvre d’agitateurs extérieurs.

En réalité, quelque chose de bien plus dangereux et sinistre s’est produit, quelque chose d’inhérent au capitalisme racial, et dont les racines remontent à la traite des esclaves africains et à la révolution haïtienne. Une campagne contre-insurrectionnelle a fondamentalement modifié le cours du mouvement. Si le recul du mouvement et la défaite qu’il a entraînée peuvent s’avérer temporaires, de telles campagnes constituent des obstacles importants à la poursuite de la radicalisation et doivent donc être abordées. Cette campagne contre-insurrectionnelle s’est développée sur le terrain sous la direction de la classe moyenne noire, des politiciens noirs, des universitaires radicaux noirs et des ONG noires. Cela peut choquer les personnes qui pensent que les Noirs constituent un groupe politique monolithique. Cette conception est fausse.

Il ne s’agissait pas d’un phénomène local dans une ou deux villes, mais d’une dynamique observée à travers tous les États-Unis. Une rébellion à grande échelle exigeait une contre-insurrection à grande échelle. Et s’il ne fait aucun doute que des philanthropes milliardaires, des universités, l’État et la classe moyenne blanche étaient derrière la contre-insurrection menée par des Noirs, la vérité gênante c’est que seul un programme de contre-insurrection mené par des Noirs pouvait écraser un soulèvement dirigée par des Noirs. Rien de tout cela n’aurait pu se produire s’il n’y avait pas eu une couche importante de contre-insurgés noirs partout aux États-Unis.

La montée de la classe moyenne noire est un développement organique de la stratification sociale au sein du capitalisme racial. C’est le point de départ pour comprendre la contre-insurrection qui étrangle actuellement la Rébellion George Floyd. Cette dernière a sa base sociale dans la classe moyenne noire, qui ne cherche tout au plus qu’une petite réforme du système, à savoir la transformation du capitalisme racial en un simple capitalisme.

A long terme, la classe moyenne noire est l’ennemi du prolétariat noir : chômeurs, travailleurs salariés, travailleurs du sexe, etc. Les véritables partenaires ou complices du prolétariat noir sont les prolétaires latinos et blancs, les peuples indigènes et le prolétariat international. Jusqu’à présent, peu de gens dans ce pays semblent avoir compris cela, et encore moins les implications politiques et stratégiques qui en découlent. Bien qu’aucune de ces questions ne soit nouvelle, elles méritent qu’on les réexamine.

La classe moyenne noire

Il y a toujours eu une certaine tension dans la lutte pour la libération des Noirs sur la question de la classe moyenne noire : médecins, avocats, professeurs, gestionnaires et propriétaires d’entreprises. Non pas en termes d’existence, mais sur son rôle politique et son comportement dans la lutte contre la suprématie blanche.

À bien des égards, la classe moyenne noire n’est pas différente des autres classes moyennes. Au fond, toutes les politiques de la classe moyenne sont électorales, législatives et réformistes. Leurs stratégies s’articulent autour de la respectabilité, la protection de la propriété privée et, en fin de compte, du respect de la loi. Les classes moyennes se sont toujours senties en droit de parler au nom de leurs prolétariats respectifs et de les représenter. Elles prônent l’unité multiraciale parmi leurs semblables de classe, tout en utilisant la loyauté raciale pour favoriser leur propre ascension au sein du capitalisme racial. Toute analyse de la classe moyenne considère le prolétariat soit comme une menace, soit comme une victime ; aucune ne considère le prolétariat comme une classe révolutionnaire. Les quelques personnes de la classe moyenne qui considèrent le prolétariat comme révolutionnaire travaillent à le réprimer, ou finissent par le rejoindre dans la lutte.

En 1931, W.E.B. Du Bois soutenait que tant que les lois Jim Crow limitait les opportunités de la classe moyenne noire, le prolétariat noir et la classe moyenne noire devaient lutter ensemble contre la suprématie blanche. Dans les années 1960, cependant, le Black Panther Party et la Ligue des Travailleurs Noirs Révolutionnaires étaient déjà convaincus que la classe moyenne noire et le prolétariat noir s’étaient séparés. Avec la défaite des lois Jim Crow dans les années 1960, les Noirs de la classe moyenne ont trouvé le chemin du succès, ce qui a entraîné de grandes disparités entre eux et leurs voisins démunis.

Le mouvement qui a vaincu les lois Jim Crow n’a pas détruit le capitalisme racial ou anti-Noir ; au contraire, il n’a offert de nouvelles opportunités qu’à une petite poignée de Noirs. Mais leur victoire a également été une défaite dévastatrice pour les masses de prolétaires noirs qui restent bloqués dans leurs misérables conditions, à la seule différence que leurs lieux de travail et leurs quartiers sont désormais gérés et contrôlés par la classe moyenne noire « victorieuse ». À cet égard, la classe moyenne noire ne ment pas entièrement lorsqu’elle se présente comme l’aboutissement du mouvement des droits civiques et du Black Power. Ces contradictions existaient avant les mouvements des années 1960, et elles n’ont jamais été vraiment clarifiées depuis lors. La classe moyenne noire a été, et reste à ce jour, la contradiction du Mouvement de libération des Noirs.

La différence fondamentale entre la classe moyenne noire et la classe moyenne blanche est stratégique : la classe moyenne noire utilise les luttes prolétariennes des Noirs pour faire avancer sa propre cause. Comme elle n’est pas assez forte pour faire avancer sa cause par elle-même, elle exploite la peur des émeutes et des manifestations de rue pour imposer ses propres objectifs. La classe moyenne noire ne peut pas se dissocier complètement de la phase militante de la rébellion car elle a besoin de brandir les émeutes et la violence comme une menace potentielle pour le reste de la société. Dans le même temps, la classe moyenne noire ne peut pas s’identifier à l’émeute, car cela contredirait son propre désir d’intégration dans l’État capitaliste, dont les lois et l’ordre garantissent l’existence de la propriété privée.

Il en résulte une relation confuse et contradictoire caractérisée par une triple dynamique : (i) la classe moyenne noire s’efforce d’atteindre la richesse et le pouvoir de la classe moyenne blanche, (ii) mais cela exige qu’elle soit disposée à discipliner le prolétariat noir, (iii) avec lequel elle se sent également liée par le destin en raison de l’incapacité de la police et des autres blancs à distinguer les Noirs pauvres du quartier de leurs homologues aisés des banlieues. Cette triple dynamique trouve son expression dans l’orientation générale des grandes manifestations « Black Lives Matter », dont les militants de la classe moyenne préconisent simultanément (i) que la police cesse de confondre la classe moyenne noire avec les Noirs des quartiers pauvres, (ii) que l’État consacre davantage d’argent à la reproduction sociale dans l’espoir de catapulter davantage de Noirs dans la classe moyenne noire, et (iii) de créer davantage d’emplois pour la classe moyenne noire dans les universités, les conseils d’administration des entreprises, etc.

Toute la société de la classe moyenne noire est prête à tirer profit des efforts des prolétaires noirs. Dans les mois à venir, les victoires remportées par la rébellion prendront la forme de nouveaux et misérable emplois « favorisant la diversité », de conférences et d’articles universitaires sans intérêt, et de dérisoires augmentations de salaire. Pour l’instant, les protestations actuelles doivent maintenir leur relation parasitaire avec le soulèvement initial George Floyd. Après la phase militante du soulèvement, les protestations sont entrées dans une phase zombie de marches sans fin, dans des rues et sur des autoroutes souvent vides. C’est comme si les postes de police n’avaient jamais été assiégés, démolis et incendiés. Les protestations se succèdent, sans réfléchir sérieusement à ce qui s’est passé la première semaine. Alors qu’en 2014, on avait introduit des barrages routiers dans le répertoire tactique de la lutte contre la police, nous aurions pu supposer que « l’incendie des commissariats de quartiers » resterait dans les mémoires comme la contribution de Minneapolis. Au lieu de cela, les avancées réalisées à Minneapolis sont enterrées sous les cortèges et processions à travers le pays, alors que les dirigeants noirs renforcent les divisions réactionnaires entre les bons manifestants pacifiques et les mauvais émeutiers.

Abolition révolutionnaire contre abolition réformiste

Il existe deux types d’abolition : l’abolition révolutionnaire et l’abolition réformiste. L’abolition révolutionnaire, c’est l’auto-activité du prolétariat dans la lutte contre toute la logique carcérale de l’État et du capitalisme racial. Cela inclut l’incendie des postes de police, la destruction des voitures de flics, l’attaque des policiers et la redistribution des marchandises provenant de Target et Versace. L’abolitionnisme révolutionnaire va de pair avec l’anticapitalisme révolutionnaire, car il comprend que l’abolition n’est possible que lorsqu’elle est liée à l’anticapitalisme, à l’antiétatisme, à l’antiimpérialisme, et à la lutte contre l’homophobie et le patriarcat. Les prisons doivent être abolies, mais les écoles, les travailleurs sociaux et l’armée des institutions et des bienfaiteurs de la classe moyenne doivent l’être aussi. La dynamique expansive ainsi dénommée ne peut donc pas s’arrêter à la police, mais doit étendre son attaque au mur qui sépare les soi-disant États-Unis et le Mexique, aux centres de détention, aux tribunaux et aux vastes infrastructures de l’État carcéral et du capitalisme.

L’abolitionnisme révolutionnaire a rapidement atteint son point d’ébullition durant la première semaine de la rébellion, avec une résurgence la semaine dernière, le 25 juillet. Dans l’intervalle, l’abolition révolutionnaire a été largement supplantée par l’abolition réformiste, un courant largement défini par l’activité et la politique de militants professionnels, d’ONG, d’avocats et de politiciens, et qui se préoccupe principalement de la réduction des fonds alloués à la police, et des changements politiques et législatifs. Cette perspective continue de considérer les politiciens comme les principaux acteurs historiques, par rapport auxquels elle se positionne comme un groupe de pression. De cette manière, l’abolitionnisme réformiste éloigne les prolétaires du terrain de la lutte.

S’il est exact de constater une injustice flagrante lorsqu’on compare les budgets de la police aux dépenses pour la santé, les infrastructures, l’école et d’autres services… les propositions visant à « définancer la police » [Defund the Police] ne représentent guère plus qu’un transfert d’argent d’une partie de l’État à une autre. De plus, même lorsque l’abolitionnisme réformiste commence à imaginer l’abolition de la police, comme c’est le cas actuellement à Minneapolis, il ne semble pas comprendre que la police ne peut pas être abolie par le biais de la législation. Ce que l’abolitionnisme réformiste ne parvient pas à voir, c’est que ce sont toujours et uniquement les véritables luttes révolutionnaires ou la crainte de celles-ci qui ont aboli l’esclavage. Le chemin le plus court pour démanteler la police et les prisons est et a toujours été la révolte, comme nous l’avons vu l’année dernière lorsque le soulèvement en Haïti a conduit à vider des prisons entières. L’insurrection est au cœur de l’abolition révolutionnaire.

À la lumière de l’abolitionnisme révolutionnaire qui s’est manifesté dans le pays lors des attaques contre les bureaux du DHS à Atlanta [Département de la Sécurité intérieure, créé en réponse aux attentats du 11 septembre 2001] et l’incendie de tribunaux, l’abolitionnisme réformiste est une attaque directe contre ces méthodes d’abolition plus militantes. Nulle part ailleurs qu’à Minneapolis, cette tension et ce rapport entre l’abolition réformiste et l’abolition révolutionnaire n’ont été plus intenses. Les réformistes se préparaient depuis des années à Minneapolis et la rébellion leur a fourni la possibilité de tirer parti de la situation et d’agir. Ce qui a commencé comme une attaque en règle contre les forces de l’ordre à Minneapolis s’est transformé depuis en une pléthore de projets politiques insipides. Alors que le prolétariat noir recule, le militant professionnel noir revient sur le devant de la scène, jusqu’à ce que tout redevienne « vertu et pureté ».

ONG et académisme

Les organisations non-gouvernementales (ONG) noires, y compris les groupes du Movement for Black Lives, ont joué un rôle clé dans cette campagne contre-insurrectionnelle. Leur base sociale n’est pas le prolétariat noir, mais la classe moyenne noire et surtout la bourgeoisie blanche, grâce aux bons offices de philanthropes. Afin de coopter le mouvement, la bourgeoisie dépense de l’argent pour régler des problèmes générés par le capitalisme racial. Ils ont trouvé dans les ONG un groupe de personnes disposées à accepter volontiers leurs dollars. L’argent tombe du ciel : si vous êtes Noir, de la classe moyenne, et que vous pouvez dire « Black Lives Matter » trois fois de suite, l’argent tombera à vos pieds comme par magie. Aussi distinctes politiquement que soient ces ONG les unes des autres, elles n’ont généralement que peu ou pas d’expérience de la lutte, aucun intérêt particulier pour le mouvement et, en fin de compte, elles n’ont aucun intérêt à renverser le capitalisme racial. Elles ne sont que le reflet des divers parasites qui sucent le sang de la lutte historique des prolétaires noirs. Elles ne résolvent rien à long terme, et il est peu probable qu’aucune d’entre elles ne dirige réellement le mouvement, puisqu’elles n’y ont aucune base. Cependant, comme le mouvement de rébellion généré par la mort de George Floyd est nouveau, beaucoup de ses participants sont encore facilement confus, et continuent donc à afficher une volonté servile de suivre toute personne noire qui débarque avec un mégaphone. Même si certains militants des ONG rompent inévitablement avec ces groupes et rejoignent les éléments les plus radicaux du mouvement, toute orientation stratégique qui se concentrerait sur leur énergie potentielle est erronée. Attendre que les ONG se radicalisent, c’est comme attendre la radicalisation des syndicats. Les ONG doivent finir par être expulsées du mouvement d’une manière ou d’une autre.

Et que dire des soi-disant « intellectuels noirs révolutionnaires ». Puisque le mot « révolutionnaire » n’a aucun sens en période non-révolutionnaire, et que la pratique limitée de l’« intellectuel » est inopérante en périodes révolutionnaires, nous avons affaire à une contradiction dans les termes. Alors qu’en période non-révolutionnaire, les activités des intellectuels académiques reflètent la norme capitaliste de la division du travail entre les penseurs et les travailleurs manuels, dans les moments d’insurrection, la division du travail tend à s’effondrer et à être réorganisée, de telle sorte que de nombreux prolétaires commencent soudainement à participer à des activités de lecture, d’écriture et de théorisation qui étaient auparavant la tâche exclusive des intellectuels.

Que ce soit bien clair : la Rébellion George Floyd est la nouvelle référence que toutes les théories et politiques doivent prendre en compte. Et non pas diverses revendications, non pas des revues académiques, non pas la communauté de soi-disant experts, mais le feu et la chaleur de la lutte prolétarienne. Ils doivent répondre aux exigences des émeutes, des grèves, des occupations, des blocages, des insurrections, de la guerre et de la révolution. Et à cet égard, il faut admettre que les résultats ont été jusqu’à présent désastreux. Le marxisme noir, l’afro-pessimisme, l’anarchisme noir et le féminisme noir ont tous été mis à rude épreuve dans ce soulèvement, et tous ont échoué. Ces théories n’ont eu que peu ou pas d’impact significatif sur le prolétariat noir. Dans certains cas, elles ont même obtenu une promotion en prêtant leur voix à des ONG contre-insurrectionnelles qui ne sont que trop heureuses de payer une rétribution.

Qu’est-il arrivé à la théorie de la Révolution noire ? Pendant plus de cinquante ans, les théories se sont cachées dans le monde académique. L’université a complètement réifié la pensée radicale noire, ce qui l’a séparée des prolétaires noirs en déterminant qui y a accès et qui est capable de donner un sens à la densité de son langage abscons. Les problèmes et les questions qui sont importants pour le prolétaire noir ne sont jamais abordés sur la base des termes, concepts et traditions du prolétariat noir, mais sont plutôt discutés dans les termes beaucoup plus étroits et réformistes de l’académisme. Aucune idée académique ne rend compte au prolétariat noir ; au contraire, un emploi titularisé offre à l’universitaire radical l’isolation suprême. Ce manque de responsabilité protège les idées dépassées et inutiles, car il permet aux vieilles théories poussiéreuses, vaincues depuis longtemps dans la véritable lutte des classes, de continuer à vivre dans le milieu académique et de devenir un poids mort sur le cerveau du mouvement.

Cela va s’arrêter maintenant. Toute la force d’une rébellion a dégagé les débris d’une manière que la critique n’a jamais pu faire. Bien que la consolidation politique de la rébellion ait pour l’instant sombré dans la contre-insurrection noire, la Rébellion George Floyd a permis à la prochaine génération de révolutionnaires noirs issus des rangs du prolétariat, ainsi qu’à certains renégats de la classe moyenne, d’émerger et de se regarder en face. Dans les mois et les années à venir, nous devrons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour les aider à se débarrasser des fausses divisions entre l’activité intellectuelle et l’action révolutionnaire qui ont longtemps affligé nos mouvements.

Conclusion

Si le capitalisme doit un jour être aboli, si un avenir communiste libérateur doit un jour voir le jour, le prolétariat doit s’émanciper par la force de sa dépendance à l’égard de l’ordre social bourgeois. Mais avant que l’antagonisme n’atteigne ce point, une autre bataille devra également avoir lieu, dans laquelle le prolétariat noir règle politiquement et matériellement ses comptes avec la classe moyenne noire. Il ne s’agit pas d’une nouvelle réalité, mais d’une réalité avec laquelle toute révolution impliquant des Noirs a dû se débattre. Jusqu’à présent, le prolétariat noir a perdu chacune de ces luttes, avec pour résultat un capitalisme et un État à visage noir.

La classe moyenne noire a pu mener la contre-insurrection avec autant d’efficacité en partie grâce au fait qu’elle s’est emparée de secteurs clés de l’État. Lori Lightfoot à Chicago, Keisha Lance Bottoms à Atlanta, Chokwe Antar Lumumba à Jackson et Bernard Young à Baltimore ne représentent que quelques exemples d’une couche managériale ambitieuse, consciente de ses intérêts de classe d’une manière que le prolétariat noir n’a pas encore comprise. Ils fréquentent les meilleures écoles du pays, ce qui leur permet de structurer les arguments cyniques nécessaires à l’articulation d’un programme réformiste et contre-insurrectionnel.

Les classes moyennes ont leurs universités, leurs élections, leurs entreprises et autres institutions pour développer leur version de la coalition arc-en-ciel. Le prolétariat est laissé en dehors du processus.

Le prolétariat noir peut diriger et initier la lutte, mais il ne gagnera aucune bataille décisive sans la complicité du prolétariat blanc et latino, et des « nations indigènes ». Le prolétariat noir s’est battu aux côtés d’autres prolétaires pour dévaliser le plus grand nombre de magasins possible. Pendant une semaine, une alliance organique s’est construite, alors que divers groupes d’opprimés faisaient pleuvoir le feu sur la police et redistribuaient des marchandises dans tout le pays.

Toutefois, ces alliances organiques ne débouchent pas automatiquement sur des alliances plus permanentes. Les gigantesques éruptions de solidarité lors des émeutes et des soulèvements ont tendance à rapidement se résorber, pour aboutir peu après à des rapports antagonistes entre prolétaires. Somme toute, partager un moment de lutte n’est pas la même chose que de forger une confiance et une solidarité à long terme. Qu’est-ce qui est plus réel, une semaine d’unité partagée ou toute une vie de conflit entre prolétaires, les uns contre les autres ?

Le prolétariat noir est confronté à la concurrence des autres prolétaires pour les emplois, les logements et d’autres ressources rares. Les classes moyennes respectives promettent de garantir ces avantages tant que les prolétaires noirs continueront à voter pour des politiciens noirs, les prolétaires latinos pour des politiciens latinos, et ainsi de suite. Bien que cette logique soit une impasse pour la solidarité prolétarienne multiraciale, elle sert des objectifs à court terme que les personnes démunies peuvent difficilement ignorer. Ainsi, la fragile unité forgée dans les moments de révolte se dissout à nouveau dans les relations sociales de la vie quotidienne, règne de la séparation. Les prolétaires construisent parfois une solidarité entre eux au quotidien, mais dans l’ensemble, il leur manque les mécanismes ou les institutions pour développer une telle unité sous le capitalisme racial. C’est pourquoi les attaques contre l’infrastructure du capitalisme sont si cruciales et pourquoi de nouveaux espaces de reproduction sociale sont vitaux.

Mais il faut parier que le soulèvement a changé le prolétariat. Nous devons croire en la possibilité que les relations quotidiennes commencent également à changer. C’est une supposition et nous devons la tester au combat.

En fin de compte, une sorte de processus de crise plus large – guerre, crise économique, pandémies, effondrement écologique – sera nécessaire pour forcer une unité stratégique entre les différents groupes racialisés de prolétaires. Sans vouloir fétichiser des organisations, certaines formes d’organisation seront nécessaires pour cristalliser et concentrer cette alliance. Le prolétariat devra développer ses propres intérêts de classe, de race et de genre contre la classe moyenne noire et blanche, simultanément et par l’action, l’organisation et un programme.

Depuis la crise économique de 2007/2008, le monde entier est entré dans une période de lutte massive. Elle s’est développée de manière inégale, la Grèce à un moment donné, puis le printemps arabe, Marikana à un autre moment, ou Haïti, avec des contre-révolutions ou des contre-insurrections respectives dans le cadre de ce processus. La Rébellion George Floyd s’inscrit dans ce processus continu de lutte contre les vastes inégalités, la violence policière et d’autres formes d’oppression. J’ai mis l’accent sur la défaite et le recul au moment présent, car c’est ce à quoi nous sommes aujourd’hui confrontés. Mais dans un avenir proche, le mouvement attaquera à nouveau, car il n’y aura pas d’autre option. La défaite est temporaire, la lutte est permanente.

Source en anglais : https://illwilleditions.com/the-rise-of-black-counter-insurgency/