Zine :
Lien original : via lundimatin
En anglais : “There’s Nothing Left to Loot”
Depuis un peu plus d’une semaine, les tirs de mortiers dans les grands ensembles se font plus rares. La cacophonie du commentariat, elle, n’a pas cessé : les positions humanistes molles, les appels au calme et à l’esprit Républicain, les réponses sécuritaires et ultra-répressives continuent d’affluer en direction des « colonisés de l’intérieur ». Djimi Diallo expose en trois points ce qui s’est joué au coeur des révoltes de ce début d’été, et ce qu’elles traduisent d’un certain rapport à l’espace, au langage, à la gauche et au désespoir.
1. Rien à retrouver, rien à perdre
Pour paraphraser le philosophe afropessimiste Frank B. Wilderson, la déshumanisation des noirs (et des arabes, dans le cas Français) est nécessaire à l’existence même de la société. Être noir et arabe, ce n’est pas une identité, c’est une position « contre laquelle l’Humanité s’établit », contre laquelle elle maintient et renouvelle sa cohérence. La violence que nous subissons est excessive et irrationnelle : elle est sa propre fin. C’est le cœur libidinal-morbide du suprémacisme blanc qu’Idris Robinson évoquait dans « Comment ça devrait pouvoir se faire » : La violence sur les corps non-blancs en France est une affaire de jouissance et cette jouissance d’infliger de la violence aux corps d’exception est la matière qui compose le tissu de la vie sociale. Les individus qui composent la société (française) se reconnaissent comme humains (égaux) par opposition aux colonisées de l’intérieur, descendant des esclaves et des colonisés d’hier. « Noirs » et « arabes » sont le nom de deux étants étranges : une exclusion de la société blanche fondée sur la destruction de toute les conditions de possibilité d’une séparation, comprise au sens d’une autonomie (c’est-à-dire d’une autodétermination économique et politique). La position à laquelle nous sommes ramené.es parfois ponctuellement, souvent systématiquement par la violence d’État n’existe que pour permettre à la société de persister dans son être et ne renvoie nullement à un « avant » : C’est là le fondement de notre pessimisme. Car étant pour la plupart d’ici, et minoritaire, nous ne pouvons compter que sur la capacité des blancs à juguler/contrôler leur racisme – mais la violence raciste est une violence constitutive de leur société dont chaque strate est tenue par le même contraste à la position que l’on (doit nécessairement) occupe(r).
La libération des sujets post-coloniaux ne peut donc être envisagé à l’aide de la grammaire de l’émancipation de la gauche (qu’elle soit marxiste, féministe ou écologiste) : Il n’y a pas de temps à se réapproprier, de relations à chier desquels se sortir pour retrouver son individualité, de terre à récupérer. Il n’y a qu’une dignité à retrouver en mettant fin au monde du racisme (de la négrophobie et de l’arabophobie). Gloire aux insurgés qui ont parfaitement compris cet état de fait : leur but n’était pas de réparer la société et de soigner son racisme pathologique mais de s’attaquer à ses institutions, sa logistique, ses symboles et à interrompre la circulation de sa marchandise. L’émeute est l’expression d’un antagonisme radical : c’est eux ou nous. La révolte de cette jeunesse n’est pas traduisible dans le le langage qui a cours dans l’espace public blanc et libéral : elle se déploie dans un en-dehors que la politique ne peut capturer. Les émeutes peuvent être multi-raciales (et elles l’ont étés, en partie, selon les villes) mais l’engagement en faveur des émeutiers est un engagement en faveur de la destruction du monde dans lequel les catégories raciales sont pertinentes – emportant avec elles l’organisation de l’espace métropolitain et la division du travail qu’elles structurent. Le feu vient consumer des espaces qui, de toute façon, ne nous appartiennent pas – nous ne sommes pas chez nous dans ces HLM délabrés, ces écoles ne sont qu’au service de notre exclusion, ces transports en commun ne sont que le symbole de notre mise au travail et nos rêves brisés, ces commissariats ont pour seul fonction la violence sur nos corps.
2. Pas d’alliés
Tout cela, la gauche ne semble toujours pas le comprendre. Alors, contrairement à 2005, la gauche semblait, au départ, prendre la mesure de la gravité de la situation. Enfin, sauf la gauche qui souhaite couper les réseaux sociaux pour rétablir l’ordre. On peut aussi exclure celle qui appelle au secours Macron pour envoyer la BRI/le Raid dans sa ville. On peut aussi exclure celle qui participe à des rassemblements de soutien à un maire d’extrême droite alors que des enfants sont condamnés lors de comparutions immédiates. Celle qui appelle à une « réforme » de la police et qui refuse toute analyse de son rôle dans la violence infligée aux corps des hommes non-blancs en France. Celle qui n’a que des analyses sur « la violence de classe » de la police et de la justice à fournir à propos d’une jeunesse qui vient de voir un enfant prendre une balle dans la tête et d’autres enfermées 6 mois pour avoir ramasser un Jean Hugo Boss sur un sol brûlant. Celle qui explique que « ce n’est pas comme ça qu’on fait la révolution », ou que ces gamins sont uniquement poussés « par un sentiment d’auto-destruction ». Enfin, on peut exclure tous les « anciens », « grands frères », et autres représentants auto-désignés qui appellent au calme avec tout ce beau monde car « il est évident que c’est une erreur d’attaquer des écoles et des bibliothèques ». Oups, il ne reste plus grand monde.
Ce qui a changé par rapport à 2005, c’est qu’une partie de la gauche souhaite « aider », mais refuse de comprendre la situation. Elle recueille des « témoignages » puis analyse la situation avec ses mots, ses références, ses sciences sociales policières. Les plus bêtes appellent à investir plus dans la police (soit disant pour la refonder du sol au plafond), les plus téméraires à construire un « front large » (incluant les traîtres mentionnés plus hauts, curieusement) qui servirait à transformer cette révolte en mouvement « avec des revendications claires » et les mieux intentionnés fournissent une solidarité précieuses dans la rue et dans les tribunaux mais peinent encore à formuler une analyse et un discours qui leur permettraient d’effectivement comprendre la matérialité des catégories raciales et de dépasser les frontières qu’elles instaurent (mais cela viendra, peut-être).
3. La France n’a rien à nous offrir
La gauche est nulle, mais parfois, essaie de moins l’être (et c’est une avancée). Le reste du pays, lui, se complet dans le racisme et l’indifférence. Il y a quelque chose de répugnant et d’obscène dans le soutien indéfectible de la quasi totalité de l’opinion à ses « forces de l’ordre », à ses « petits commerçants » et à ses « institutions ». La France a vu l’horreur de ce qu’infligeait la police à une partie de sa jeunesse et elle a pris position… En faveur de ces violences. La haine de ce pays envers sa jeunesse non-blanche est immuable, immobile – nécessaire. Et le déploiement de violences policières judiciaires consécutives au soulèvement est le prolongement parfait des discours du gouvernement et de l’extrême droite : On a vu des enfants être maîtrisés et mis en joug avec des armes automatiques. On a vu un homme être tué en Guyane dans l’indifférence générale. On a vu des blindés être déployés dans des quartiers jugés difficiles. On a vu des maires (y compris de gauche) instaurer des couvre feux pour la jeunesse. On a vu la région Île-de-France couper les transports en commun à partir de 21h en petite et grande couronne. On a vu 3000 individus être arrêtés par la police en à peine 72h. On a vu des nazis se substituer à la police et arrêter des jeunes avec l’aval des forces de l’ordre. On a vu l’assassin de Nahel devenir millionnaire en quelques jours grâce à la solidarité de toutes celles et ceux qui nous haïssent.
La répression judiciaire est peut-être encore plus dégueulasse : tout n’est qu’exception, exemple. Il s’agit moins de punir les révoltés que de terroriser le groupe auquel ils sont supposés appartenir. A maintenir coûte que coûte la « hiérarchie » (pour citer une Procureure Marseillaise) entre l’État incarné par sa police et les « jeunes de quartiers ». Des enfants sont condamnés à de la prison avec sursis en raison de leur simple présence lors du pillage d’une grande enseigne, des adolescents prennent du ferme pour avoir ramassé une paire de Nike dans un magasin éventré deux heures plus tôt, des jeunes hommes prennent des peines lourdes car ils ont été chopés avec un mortier à la main, ou parce qu’ils ont osé résister lors de leur interpellation violente. Que des noirs et des arabes, broyés lors de comparutions immédiates expéditives. Et pour cause, la répression fonctionne : le mouvement dans la rue est d’ores et déjà terminé. Les manifestations pacifiques appelant « à la vérité et à la justice » ou « à la fin des meurtres policiers » vont reprendre, mais tout semble déjà trop tard. Les mères ont peur et font des marches pour appeler au calme, et plus personne n’ose sortir le soir.
Mais plus triste encore pourrait être la raison de la fin du mouvement. Un grand du Clos français (une cité du haut Montreuil), et un camarade estimé nous disait en AG le dimanche 2 Juillet : « les manifestations vont probablement s’arrêter car il n’y a plus rien à piller ». Là où nous avons grandis, il ne reste déjà plus rien. Plus rien ne nous relie à ce monde, même pas la circulation de la marchandise. Nous manquons déjà de tout. Et la France n’a rien à nous offrir, sinon sa violence. Il ne nous reste que la solidarité collective, partagée avec toutes celles et ceux qui le souhaitent, et le fantasme d’une organisation qui se poserait comme une force destructrice en mesure de résister à la violence suprémaciste.
Mais soyons lucides, l’heure est au pessimisme, voire au désespoir. Il n’y aura peut-être jamais de vie pour nous ici. On le répète : il est toujours déjà trop tard. Il sera toujours trop tard pour agir tant que les blanc.hes se reconnaitront entre eux comme blanc.hes. Tant qu’elles aborderont l’intégralité de l’ordre du vivant selon un schème hiérarchique, qui place a priori « les humains » au sommet et qui a pour corollaire la création d’un groupe de « presque humain » subordonné et antagoniste. Tant qu’ils continueront à tirer du plaisir et à ressentir de la fierté de leur capacité à disposer librement de nos corps. Notre défaite semble contenue dans notre action, car ils ne répondront jamais autrement à nos appels à l’aide que par des actes de guerre. Pénétrer dans l’espace public en tant qu’antiraciste c’est foncer droit dans un mur. Se lancer dans une impasse avec toutes celles et ceux qui ont intérêts à ce que le monde dans lequel certains tirent profits de notre mise à mort, notre enfermement, notre sur-exploitation et de la mise en spectacle de nos corps soit entièrement détruit.