Zine :
Lien original : par Quentin Dubois, via Trou Noir
Un demi-siècle nous sépare désormais de l’apparition du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire sur la scène militante française. Un de leurs slogans notables, « notre trou-du-cul est révolutionnaire », eut la puissance politique et poétique de déstabiliser l’ordre sexuel. Quentin Dubois revient dans cet article sur la traduction théorique d’un tel slogan, à partir des travaux de Guy Hocquenghem, de Leo Bersani et de Paul B. Preciado, en interrogeant à la fois son actualité et son inactualité. C’est toute une politique du pénétrable qui s’esquisse autour de ce qui hante la civilisation : l’anus.
« Il y a de glorieux précédents au projet de concevoir l’homosexualité comme une réelle menace –comme une force qui ne se limite pas à l’espoir modeste d’une tolérance sociale de la différence mais rend impératif le choix politiquement inacceptable, et pourtant indispensable d’une existence hors la loi. »
[Leo Bersani, Homos. Repenser l’identité, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 98]
Une homosexualité qui n’est plus problématique.
Il est de ces diagnostics à poser non sans quelque douleur mais qu’exige par-delà nous-mêmes le critère de l’honnêteté : l’homosexualité n’est plus révolutionnaire. Ou pour le dire plus nettement : il y a rupture d’évidence entre l’homosexualité et l’opérateur révolutionnaire. Le diagnostic rapide de la conjoncture désirante militante et la place faite à l’homosexualité signent un basculement des organisations militantes peu surprenant puisqu’il est du gauchisme d’infléchir tout ce qui peut potentiellement occuper une fonction de coupure dans le champ social : en quelques décennies, l’homosexualité est passée de mal petit-bourgeois à véritable faire-valoir des organisations avec l’élégante mauvaise foi qui les caractérise lorsqu’ils affirment avoir pris acte du féminisme et par extension du queer en acceptant, parfois, la non-mixité, les formules inclusives et les demandes de pronoms, et conforte dans les positions d’innocence.
Au bout du processus d’incorporation gauchiste, le constat d’une homosexualité qui n’est plus problématique. C’est là le critère de l’honnêteté pour nous, homosexuels, d’admettre que l’homosexualité n’est plus – et ne le sera – révolutionnaire. Rare période, peut-être de l’entre-deux guerres jusqu’aux années 80, l’homosexualité fut révolutionnaire : de Guérin à Hocquenghem. Un décollement net s’est opéré à la fin des années 70 – décollement relevé par Hocquenghem dans de nombreux textes de La dérive homosexuelle – ; et, prenant acte, notre devoir d’héritage de toute la praxis qui nous parvient dans le présent politique comme une trace quelque peu faible. Toute théorie homosexuelle, soucieuse de son glorieux passé, doit alors se poser la question de déceler une trace de l’opérateur révolutionnaire et d’en faire politiquement quelque chose d’autre. Il nous faut apprendre à hériter de cette trace praxique pour peut-être revivifier l’enfant bâtard des mouvements homosexuels : le queer, dont les retombées dans quelque champ pratico-inerte, dans une passivité politique et théorique, sont maintenant patentes.
Dans notre épistémè sexuelle, période entendue comme une rationalisation et une organisation des anciennes sexualités marginales qui rentrent dans le processus des nouveaux empires, où les anciennes identités politiques ne sont plus problématiques, prises dans une sorte de fixation qui s’accommode d’une renaturalisation de l’identité, épistémè où l’absence de théories homosexuelles réinterrogeant l’opérateur révolutionnaire est une absence qui insiste, dans un moment donc où l’homosexualité nous apparaît presque comme une vieille chose ringarde, usée et dépassée, réactionnaire même pour une partie grandissante des militants et militantes queer, presque réduite à une simple « orientation sexuelle » face à la grande révolution queer tant promise, qu’elle soit de cluster ou non, qui devrait balayer définitivement tous ces reliquats que sont les identités héritées du disciplinaire. Dans un tel moment, il nous faut donc, si l’on tient à un héritage, rendre honneur à l’homosexualité, c’est dire encore : la problématiser à nouveau dans sa disparition qu’on peut dire évidente. Ce texte plaide pour un renouvellement de la menace au sein d’un vitalisme queer. Il s’agit de repartir de la proposition politique et hautement risquée de l’homosexualité révolutionnaire : le désir homosexuel vise la destruction des moi civilisés. Ce lien primordial posé par l’homosexualité (fût-elle politique ou non, de la race maudite de Proust ou de l’assassin de la civilisation œdipienne d’Hocquenghem) et son désir : le lien entre le désir homosexuel et la Civilisation.
Encore un coup. Partir d’un postulat que le militantisme rechigne à admettre, donc : l’homosexualité n’est plus révolutionnaire, du moins pour les plus prudents ou les plus naïfs, disons que c’est l’opérateur révolutionnaire qu’il s’agit de réinterroger, de décoller toutefois l’évidence du révolutionnaire, le reproblématiser et peut-être, s’il se peut encore, intensifier au travers de la théorie queer seule capable de porter l’héritage de l’homosexualité qu’elle tend pourtant à étouffer, si pas à user. Et ce faisant, ébaucher une proposition théorico-militante d’une généalogie queer de la pénétration comme possible voie revigorante, parmi d’autres à inventer, de la théorie queer et de sa praxis. Ce point de départ est donc celui du diagnostic d’une impasse subjective entendue comme un enkystement collectif – la subjectivité collective –, d’une praxis politique qui paraît bien lointaine et qu’il ne s’agit pas simplement de réactiver, comme si nous traversions une longue période d’hibernation politique, mais de réinventer avec toute l’inventivité propre au mineur. S’il est vrai que l’homogénéisation néolibérale de toutes les subjectivités, dans son processus de subjectivation de masse sans épaisseur, ce que Guattari appelait la standardisation de la subjectivité, n’épargne aucune subjectivité dans le champ social et désirant, il apparaît nécessaire de se poser la question de pourquoi elle affecte à ce point ce qui fut une des subjectivités politiques les plus marquantes et créatives, celle de l’homosexualité, c’est-à-dire une subjectivité d’un refus affirmatif d’une non-respectabilité.
L’accroissement des politiques de la visibilité respectable, d’une homosexualité qui se réclamerait sérieuse, rencontre celui de l’homophobie. Cette dernière ne peut plus être appréhendée comme une simple peur individuelle que revêt la définition de l’homophobie, mais l’on doit problématiser un quelque chose qui persiste et qui cristallise une peur sociétale institutionnelle. Ce déplacement d’une phobie individuelle à une crainte collective, ce que Guy Hocqueghem nommait la paranoïa anti-homosexuelle entendue comme société qui souffre d’un délire d’interprétation et la menant à saisir partout des indices, des signes, d’une conspiration homosexuelle contre son bon fonctionnement. C’est la première phrase qui ouvrait la recherche anale d’Hocquenghem : « Ce qui pose problème n’est pas le désir homosexuel, c’est la peur de l’homosexualité » [1].
Il s’agit d’une recherche visant à réactiver une tonalité ontologique et par là même politique, perdue à partir de l’apparition des politiques de l’identité, et cependant relancée par une certaine veine du queer, une veine plutôt punk, cette tonalité qu’est la menace. Réactiver en évitant l’option de la facilité messianique qui, homosexuels, nous excite souvent. Il ne s’agit pas de refuser tout le pan relationnel, c’est-à-dire cette approche de l’homosexualité à partir des connexions et des nouveaux modes de relation qu’elle produit et invente mais de problématiser à nouveau la crainte qu’elle suscite à partir de la menace perverse. C’est à partir de cette crainte que l’on pourra reposer l’opérateur révolutionnaire, se poser la question de son actualité (est-ce que l’homosexualité est encore révolutionnaire ? Est-ce qu’elle peut encore embrasser une théorie révolutionnaire et une praxis transformatrice ?). Exigence éthique : refuser le sceau de l’évidence de nos discours sur le caractère politique et subversif de nos pratiques, non point pour les nier, mais pour maintenir ouverte la possibilité de leur politisation révolutionnaire.
La politisation de l’anus
C’est sur les rapports entre homosexualité masculine et civilisation, dans le rapport de participation active aux œuvres de civilisation, rapport presque évident, posé à la fois par les études gais, la littérature homosexuelle et la psychanalyse et dont Leo Bersani fait un peu figure de cet entrecroisement entre littérature et psychanalyse pour penser l’homosexualité et l’identité au travers de son concept quelque peu suranné d’homoïté, comme nouvelle conception de la relationnalité fondée sur le même plutôt que sur une hiérarchie de différences antagonistes. Notre méthode anale, ne sera pas la même que Leo Bersani, elle s’en distingue rigoureusement puisqu’elle est aux limites de la psychanalyse : mais partir non pas de ce qu’on pourrait appeler l’impensé de la psychanalyse mais au contraire, un quelque chose qui la hante depuis ses débuts [2], l’anus qu’elle a forclos.
C’est encore et toujours Hocquenghem, la plus folle des philosophes, qui sert de point de départ à toute réflexion sur un usage politique de l’anus. Dans Le Désir homosexuel paru en 1972, Guy Hocquenghem détermine dans un premier temps le rapport paranoïaque de la société et de ses institutions vis-à-vis de l’homosexualité ainsi que sa création juridico-médicale.
Dans un deuxième moment qui nous intéresse, Hocquenghem analyse l’établissement de l’homosexualité passive dans l’analité et en écho aux théories freudiennes sur la sublimation des pulsions homosexuelles qui donnent, sur le plan individuel, l’avènement du sujet, et sur le plan de la société, la constitution et le renforcement de la civilisation. L’homosexuel passif, et c’est de lui dont on parle dans les discours paranoïaques – le délire social d’interprétation – résumerait à lui seul l’homosexualité. C’est bien cette homosexualité passive qui pose problème puisqu’elle est perçue comme un renoncement au phallus et féminisée en tant que position passive, une homosexualité comme remise en cause inacceptable de la prééminence masculine. Ce qui doit nous intéresser, dans la richesse du texte de Hocquenghem, c’est cette reprise politique du lien entre homosexualité et civilisation à partir d’une critique serrée avec la psychanalyse. Freud, notamment dans sa correspondance avec Ferenczi, souligne l’importance du refoulement de la sexualité anale par la civilisation ; il indique par là le schéma fort classique de la psychanalyse de faire correspondre une phase de l’histoire du développement de l’humanité (dont la civilisation occidentale est l’aboutissement) à un développement du sujet. Ce refoulement de l’anus, qui est à la fois un principe de construction du sujet, dans un moment de son histoire (le stade anal), et il est par la sublimation une exigence de cohérence dans la vie sociale. Freud détermine ainsi dans un geste important pour nous une historicisation de l’anal comme phase qui porte autant sur l’individu – dans l’avènement du sujet en tant qu’individu privé – que sur l’espèce – les liens sociaux et la contractualité au fondement de la Modernité occidentale. La civilisation s’entend dans une tension entre à la fois l’ensemble des biens et des productions esthétiques (mais aussi matérielles comme le souligne Marcuse dans Eros et Civilisation, cette absence de prise en compte par les commentateurs freudiens de la production matérielle triviale au profit des productions esthétiques et de l’esprit), l’ensemble des savoir-faire qui sert à dominer la nature, en ce sens à poser la bifurcation nature/culture de la Modernité, et l’autre pôle de la civilisation tous les dispositifs institutionnels et de pouvoir qui sont nécessaires afin de régler les relations entre individus. En ce sens, entendu comme une répression des pulsions humaines. Il s’agit dès lors d’une utilisation de la libido à d’autres fins que la sexualité : ce détournement des fins par la civilisation pour les mettre au service du travail et de la production civilisationnelle est ce que le freudo-marxisme a repris de Freud au travers du concept sublimation.
Si le phallus est essentiellement social, l’anus est essentiellement privé. Ou pour le dire comme Hocquenghem, « il n’y a pas de place sociale pour l’anus autre que la sublimation ». L’analyse des stades du développement par Freud suppose un dépassement du stade anal pour parvenir à la génitalité. Mais il y a nécessité de ce stade anal pour organiser le détachement du phallus. L’analité est le mouvement même de la sublimation : on part de l’anus, du plus bas vers le plus haut. Sur le plan de la civilisation, il importe, bien plus que de faire ou de ne pas faire l’amour entre hommes, d’être un homosexuel sublimé, c’est-à-dire de convertir toute sa force libidinale dans le système de représentation civilisationnelle. Ce versant que Hocquenghem désigne comme « une montée vers la sublimation, vers le Surmoi, vers l’angoisse sociale », cette homosexualité sublimée : « L’homosexualité est liée à l’anus comme l’analité est liée à notre civilisation » [3]. Socialement, l’anus n’existe donc que sublimé (c’est-à-dire castré, dénié), il est pris dans le mouvement de la sublimation, soit un mouvement « vers le haut » et qu’incarnent les œuvres de civilisation (Gide, une majeure partie de la production d’Arcadie, Proust dans une certaine mesure pour Hocquenghem et pour Bersani qui ouvre à une autre approche de l’homosexualité à partir des signes et des modes de relation). Car ce qui caractérise l’homosexuel masculin dans l’histoire de la civilisation, ce n’est pas le désir du semblable ; ce n’est pas par le désir du semblable que l’imaginaire collectif se représente l’homosexuel, mais par son anus, son anus sale, goinfre, sans cesse ouvert. Les tortures homophobes prennent la forme d’un supplice anal. L’homosexuel passif résume à lui seul toute l’homosexualité occidentale. Il faut alors saisir pourquoi l’anus hante l’imaginaire collectif et les investissements désirants homosexuels mais aussi hétérosexuels ? Loin d’une théorie du choix de l’objet ou des termes niais de « préférence ou orientation sexuelle », l’homosexualité est une théorie de l’anus. De l’anus constitué par rapport au phallus, distributeur de sens. Comment des paranoïaques, ceux détenteurs de ce phallus-signifiant, organisateur du social, délirent et engendrent des névrosés, des coupables ? Comment l’hétérosexualité accouche de l’homosexualité, demandait Hocquenghem. Être homosexuel c’est donc être subjectivé comme tel, être produit socialement homosexuel. Dans cette mesure, Guy Hocquenghem remarque qu’assumer son homosexualité, c’est assumer la place que l’imaginaire attribue à l’homosexualité. Cet imaginaire comme ce qui vient organiser l’économie du dicible et de l’existence ontologique. Mais aussi de l’indicible, de ce grand indicible de l’occident dont serait peut-être tributaire le partage imaginaire : l’anus [4].
La sublimation du désir homosexuel indique le geste nécessaire à la socialité dans la théorie des valeurs élaborée par Freud à propos de la sublimation et l’esthétique. En effet, Hocquenghem souligne que c’est bien l’homosexualtié passive qui pose problème – et c’est là le point de départ d’une problématisation de l’homosexualité, soit de sa politisation – puisqu’elle est perçue comme un renoncement affirmé au phallus. C’est uniquement au sein d’une société au mépris institutionnalisé des femmes et des attributs qui lui sont accolés, qu’un tel renoncement apparaît comme un phénomène insupportable, blâmable, si pas criminel, dans la remise en cause inacceptable de la prééminence du masculin. Hocquenghem et le FHAR visent à sortir l’anus de l’ombre : « Réinvestir collectivement et libidinalement l’anus est affaiblir d’autant le grand signifiant phallique qui nous domine quotidiennement dans les petites hiérarchies sociales. L’opération désirante la moins acceptable parce que la plus fortement désublimante est celle qui se porte sur l’anus. [5] »
L’homosexualité sublimée occupe une place centrale dans la théorie des valeurs de la psychanalyse ainsi que dans son analyse sociale puisqu’elle confère à la société une cohésion des relations inter-humaines en tension avec le système de jalousie-concurrence du phallus (la menace permanente qu’on vous prenne votre phallus, c’est-à-dire sur le plan social une perte de pouvoir). Le désir homosexuel est sublimé, c’est-à-dire transformé en force de cohésion sociale qui circonscrit l’exercice de la compétition, de la jalousie, de la concurrence entre les hommes pour leur phallus, pour le maintien de leur pouvoir. Cette sublimation évite l’anarchie des rapports de concurrence en circonscrivant une base idéologique solide. Comme l’écrit Hocquenghem : « Aussi l’organisation par la société capitaliste des relations autour du système jalousie-concurrence ne peut-elle se faire que par le double mouvement de refoulement et de sublimation d’homosexualité, l’un assurant le règne concurrentiel du phallus, et l’autre l’hypocrisie des relations humaines. La société phallocratique de concurrence est fondée sur le refoulement des désirs portés sur l’anus, le refoulement de l’homosexualité est lié à la paranoïa de jalousie qui constitue notre tissu quotidien comme à l’idéologie de l’existence d’un ensemble social solidaire : la « communauté humaine » où nous vivons » [6]. Hocquenghem propose alors de faire sortir de l’ombre l’anus : « Réinvestir collectivement et libidinalement l’anus est affaiblir d’autant le grand signifiant phallique qui nous domine quotidiennement dans les petites hiérarchies sociales. L’opération désirante la moins acceptable parce que la plus fortement désublimante est celle qui se porte sur l’anus. » (p.107) Et de repenser à partir de cette désublimation la production des corps et la relationnalité, soit les modes de relation et d’amour entre les corps désirants. Certainement, l’usage désirant de l’anus n’est pas l’exclusive des homosexuels. Pas plus que l’érotisme anal n’épuise à lui seul les possibilités de l’érotisme homosexuel. L’importance n’est pas la fréquence avec laquelle est pratiqué le coït anal. S’il n’est pas exclusif, l’usage désirant de l’anus dans l’homosexualité est principal en ce qu’il est usage libidinal constant de cette zone. Il s’agit de se garder de tout geste d’abstraction de l’anus, d’un détachement du corps, s’en garder par le rattachement à la subjectivité politique et la praxis révolutionnaire. Car ce qui compte ici, c’est le fameux « geste victorieux » au monde que décrit Genet dans Pompes funèbres, lors de la baise entre Erik et Riton sur le toit d’un immeuble abandonné. Le geste victorieux comme l’incontestable volonté de destruction et dont l’anus est, pour reprendre la formule de Bersani, le tombeau.
Leo Bersani dans son ouvrage Is the rectum a grave, insiste sur le rapport établi entre l’anus et l’idée de mort et de négation. En ce que l’anus est le site, le lieu, de la décomposition et de la sortie de la matière et des déchets organiques. En stricte correspondance avec le fonctionnalisme des organes mis en évidence par Hocquenghem, à la suite de Guattari et Deleuze, soit un organe-une fonction (la fonction faisant l’organe), il n’est permis à l’anus qu’une seule fonction, celle de l’éjection. Et surtout pas, la réception. It is a way out of the body, not a way in [7]. C’est là un point qui distingue l’anus du vagin qui est à la fois un orifice d’éjection et de réception dans la représentation masculine, un organe qui aurait deux fonctions : celle de la reproduction et celle de l’éjection. Dans la théorie psychanalytique, l’anus constitue à la fois le site de la désintégration et de la fragmentation – c’est le cas de la psychose qui est une fragmentation et une désunification de son corps, comme l’analyse Lacan dans le cas du Président Schreber et de la régression au stade anal qui vient rompre avec l’unité du moi – et en même temps, l’anus est ce qui doit être dépassé pour parvenir à l’unité du moi : en somme, pour former l’identité, l’assurer. De telle sorte que ce mouvement, qui est l’analité, est entendu par Freud comme la sublimation du désir anal, et comme nécessaire à l’avènement de l’identité du sujet, au phallus triomphant. L’anus est à la fois le lieu de la rupture, de la fragmentation, de la castration en somme ; et il constitue dans son dépassement, dans un mouvement vers le haut, le lieu de l’identité.
Il ne s’agit pas ici d’affirmer une fidélité à la psychanalyse qui est assurément agonisante et accrochée à la différence sexuelle qu’elle s’entête à professer comme une éthique sexuelle normative, comme nous l’a récemment rappelé Preciado dans sa conférence à l’École de la cause freudienne. Au contraire dans la convocation de la psychanalyse, ce qui motive son apparition ici comme sa dislocation, c’est ce qu’elle forclos dans une sorte de crainte à peine dissimulée : c’est l’anus. S’il y a quelque chose à saisir dans son discours, c’est ce dont elle ne parle pas autrement que par les voies de la sublimation (et dès lors ce qui hante la psychanalyse). Pour reprendre l’expression de Lee Edelman, Freud rêve d’échapper à l’anus. Non pas que l’anus viendrait jouer comme un impensé, mais plutôt comme une crainte absolue au cœur du dispositif analytique et par extension de la civilisation. C’est encore ce que Freud isolait dans Malaise dans la civilisation : la jouissance destructrice est une résistance à toute transformation sociale. De telle sorte que sur ce point, comme de nombreux autres, la psychanalyse ne peut être que malgré elle et contre elle la compagne des luttes queer.
Pour la civilisation comme pour le sujet masculin hétérosexuel, l’anus est un trou qui ne doit pas en être un. Cette identité straight ne peut être stabilisée et protégée que par un processus d’élimination de l’anus. L’hétérosexualité, prise comme un régime politique civilisationnel suivant Wittig, rencontre un point de destruction politique : rendre le corps hétérosexuel (la Nation) pénétrable alors qu’elle fait tout ne point l’être. Des stratégies de rendre-pénétrable la Nation doivent préfigurer ici une praxis queer : dénaturaliser certes l’hétérosexualité, mais mettre en évidence les processus par lesquels le corps hétérosexuel s’est figuré comme un corps intact. Face à cette figuration d’un corps intact, les stratégies queer et homosexuelles entendent déconfigurer le corps hétérosexuel de l’homme résolument impénétrable et celui de la Nation. Des stratégies à mille lieues de revendiquer l’intégration dans le corps de l’armée ainsi que les politiques d’assimilation des LGBT. S’assimiler au corps impénétrable ou le rendre pénétrable et défiguré ? La civilisation occidentale se donne dans la représentation comme une surface lisse et non trouée, intacte – son innocence. Elle ne peut tolérer les multiples trous – que J. Coupat a très joliment nommé des « possibilités vitales » [8]– à sa surface.
C’est partant de ce double mouvement que la psychanalyse ne loupe pas, toujours ce mouvement de sublimation : à la fois le passage pour l’enfant du stade anal au stade phallique entendu comme lieu du sujet, et le passage dans la civilisation par la contractualité moderne en refoulant l’anus et en sublimant le désir homosexuel attaché désormais au maintien de la civilisation (d’un point de vue de ses productions artistiques et esthétiques et du point de vue d’une cohérence sociale). Il s’agit partant de là de constituer comme problématique le rapport entre homosexualité et civilisation, en prenant une distance mesurée avec le vocabulaire un peu à la mode d’homo-érotisme qui ne ferait qu’évacuer le processus de privatisation de l’anus, et de sa sublimation et rendre comme impossible sur le plan politique toute re-saisie de l’opérateur révolutionnaire que ce texte propose de prendre ici à partir d’un pouvoir d’inquiéter. L’anus politique rejoint ce grand thème de Genet qu’est la trahison comme haute valeur de l’homosexualité. L’usage politique de l’anus ne vise pas à transformer la sexualité ou à la subvertir – en somme : à ce que les hétéros se godent – mais à exploiter son potentiel pour l’effacement de la civilisation moderne elle-même et à rendre possible des stratégies de repositionnement et d’utilisation des anciennes significations alors destituées, des utilisations posthumes sans risque de contamination par les anciens termes. C’est l’invitation peu comprise de P. Preciado dans son Manifeste de la contra-sexualité de ressaisir la question principielle de l’action révolutionnaire : comment briser le cercle maudit de la répétition dans laquelle les nouveaux révolutionnaires sont condamnés à répéter l’ordre ancien ? Comment utiliser les anciennes significations de la masculinité et de la féminité sans se faire empoisonner à nouveau par la différence sexuelle ?
Trouer la surface civilisationnelle pour l’enculer
Ce pouvoir d’inquiéter de l’anus est à prendre à partir de la civilisation et de la crainte sourde qu’il exerce sur elle quand il est désublimé. Cette dimension inquiétante se situe dans le processus d’être pénétré et dans la production de ce processus, soit le corps pénétré. Du côté de l’homosexuel, il y a dans ce corps pénétré une perte de pouvoir à laquelle le pouvoir d’inquiéter doit venir répondre politiquement. C’est dire encore que le rejet social ne porte pas seulement sur les rapports sexuels anaux – ils sont plutôt tolérés dans la fin de la modernité dans le coït hétérosexuel – mais par extension contre une soi-disant passivité et perte de pouvoir, qui entre en jeu dans notre compréhension traditionnelle du corps masculin pénétré et du corps politique. Ce corps sans pouvoir est le produit d’un processus agressif dont devrait rendre compte une généalogie du pouvoir qui serait queer : celle de rendre pénétrable certains corps, certains territoires, et d’assurer la non-pénétrabilité d’autres corps et d’autres territoires.
Une généalogie queer du pouvoir dans la prolongation de celle de Foucault et reprise aussi par Preciado qui serait une généalogie de la pénétrabilité qui pourrait commencer avec la constitution de la citoyenneté à Athènes – sont exclus de la citoyenneté les femmes, les enfants, les barbares dont on a conquis les territoires et les hommes se faisant sodomiser ; ceux à qui on dénie la citoyenneté est un corps qui a été pénétré et rendu pénétrable sexuellement, pédagogiquement et géographiquement). L’essence même de la citoyenneté reposait sur ce citoyen mâle pénétrant et c’est par la pénétration qu’il manifestait cette essence de la citoyenneté. Une telle généalogie queer de la pénétration rencontrerait alors le point le plus intéressant, l’apparition de l’État dans la Modernité, et sa lente constitution comme un corps impénétrable qui deviendra la Nation, le corps de la Nation, la Patrie, dont les médiocres institutions de l’armée, de l’éducation mais aussi de la famille, sont pour ainsi dire impénétrables et redoutent, traquent tout signe d’homosexualité. L’armée étant l’institution par excellence qui ne peut être pénétrée –Don’t ask don’t tell. Ne faut-il alors pas regretter la perte d’imagination politique actuelle des LGBT qui peine à démontrer à la société civile qu’ils peuvent être de bons soldats, de bonnes soldates, et de bons parents – parentalité entendue dans le cadre de la famille nucléaire.
Une telle généalogie, comme entreprise ambitieuse à mener collectivement, aurait au cœur de ses visées la désublimation de l’anus – elle se doterait pour ainsi dire d’une méthode anale – et par là même entendrait mettre en évidence l’apparition de l’ennemi produit de la modernité, l’homosexuel, dans le nouage juridico-médical de la seconde moitié du XIXème siècle, mais aussi, prolongeant cet intérêt pour le moment disciplinaire qui a vu naître la Nation et ses institutions, et la classification et l’élaboration d’un ennemi intérieur, l’homosexuel, elle découvrirait assurément l’incorporation du pouvoir disciplinaire dans le biopouvoir et la nécropolitique contemporaine, ou encore le capitalisme gore, pour reprendre le concept de Sayak Valencia. Et ainsi des nouvelles techniques nécropolitiques de pénétrabilité des corps – dans la mise à mort des corps pénétrables et de ceux qui tentent de pénétrer le cadavre fumant de la Nation.
Dans l’ébauche d’un renouvellement de la menace homosexuelle s’affirme une proposition politique et épistémologique, une proposition épistémopolitique : veut-on redonner à la théorie queer un pouvoir critique à la hauteur de la tâche politique actuelle ou la laisserons-nous encore agoniser comme une simple reconnaissance d’existences plurielles à intégrer ? Nous plairons-nous encore dans les avantages quelque peu faibles qu’apporte la représentation au profit d’une identité respectable, qui n’éloigne nullement les violences du pouvoir, celles de la quotidienneté, mais une représentation qui nous confine dans les médias, dans la mode, dans les institutions, nous confine derechef à des rôles stéréotypés qui tiennent plus d’un théâtre de guignols excentriques que d’une quelconque représentation politique. D’un point de vue de la théorie, la tâche est importante et c’est pour cela qu’elle nous concerne toutes et tous : à l’impasse actuelle de la production académique queer prise dans l’éternel commentaire butlerien de performativité du genre, une sorte de mot d’ordre d’une théorie qui tourne à vide, et cette autre impasse qui n’est que d’ajouter de nouvelles catégories à l’analyse classique du gauchisme, entre l’éternel commentaire sur les dragqueen et le queer comme cinquième roue de la théorie révolutionnaire, n’y aurait-il pas d’entreprise plus vivifiante, c’est-à-dire une entreprise vitaliste en ce temps nécropolitiques, d’élaborer des stratégies corporelles et discursives nouvelles dont une théorie qui se doterait d’une généalogie de la pénétration (mais pas que) des corps à partir d’une méthode anale dont un des sites privilégiés de recherche et d’effectuation est celui de la littérature – et pas seulement la littérature homosexuelle au risque de s’enfermer dans le commentaire comparé et quelque peu éprouvé entre Genet et Gide – cette littérature rare dont le Héliogabale d’Antonin Artaud ou les premiers textes de Pierre Guyotat sont des sources pour penser une littérature anale débarrassée de son analité, d’un anus désublimé.
Mais après tout, sommes-nous prêts à refuser d’entrer dans le cercle néolibéral de production d’identités quantitatives au travers de la promesse faite par la représentation des jours meilleurs, prêts à refuser de n’être qu’un faire-valoir du moralisme militant de gauche. Dans ce qui tour à tour semble apparaître comme une condamnation sérielle, d’un retour consenti dans le pratico-inerte, le queer est-il en mesure d’embrasser à nouveau une praxis révolutionnaire en fournissant une théorie queer, pour le coup enfin marxiste, qui porterait, et c’est un simple exemple, une simple ébauche, de renouvellement, sur la pénétration de l’État-nation et l’élaboration de stratégies de pénétration du corps qui se rêverait sans anus. Surgit à nouveau la question politique : comment se faire un corps sans organe, c’est-à-dire un anus. Une telle généalogie aura la tâche inauguratrice la plus passionnante et, célébrant la mort d’un certain mineur, initierait notre manière d’hériter de l’homosexualité révolutionnaire : sur cette surface faussement lisse de la civilisation, comment l’anus des homosexuels a-t-il été creusé ?
Quentin Dubois.
[1] G. Hocquenghem, Le désir homosexuel, Paris, Fayard, 1972, p. 23.
[2] Lee Edelman, L’impossible homosexuel. Huit essais de théorie queer, Paris, Epel, 2013.
[3] G. Hocquenghem, Le désir homosexuel, p. 101.
[4] Le FHAR témoigne de l’élaboration collective –désir de groupe– d’une politisation de l’anus qui s’affirme encore et toujours comme point de départ de toute réflexion sur l’homosexualité révolutionnaire. L’anus comme concept politique, donc. Comment peut-on politiser ça, si l’on n’a pas horreur de dire le ça, comment peut-on politiser un organe ? Et pourquoi parler de cet organe ? Parler de l’anus, ce n’est pas seulement parler d’un organe. Et ce ne peut-être même pas un organe, en ce qu’il ne rejoue la vieille opposition du mot et de la chose mais déjoue la représentation. Ce n’est même pas non plus parler d’une théorie de cet organe. C’est bien plus. C’est le réintroduire dans la dynamique politique qu’il a permise. Sans l’anus politique, pas de mouvement homosexuel révolutionnaire. Mais c’est aussi se demander pourquoi on n’en parle pas de cet anus, s’il est si important ? Nous ne sommes toujours parvenus, dans le champ théorique, à nous extraire de l’assimilation entre avilissant et anus, entre ce qui émet des déchets et ce qui bande, entre l’anus comme sujet dégradant, soit comme non-sujet ou comme impossibilité d’un sujet, et le phallus, comme sujet digne d’interrogation, d’études, de publications, de cours même. Il nous faut essayer alors de parler de cet anus, de lui faire une place, la place qu’il mérite. Essayer de parler de lui, puisqu’il est justement cet anus, un quelque chose qui excède le discours et la représentation, le fameux derrière de la philosophie, fascinant pour Deleuze et Derrida.
[5] G. Hocquenghem, Le désir homosexuel, op. cit., p. 107.
[6] Hocquenghem, op. cit., p. 110-111.
[7] Jonathan Kemp, The Penetrated Male. New-York, Puctum Books, 2013, p.3.
[8] J. Coupat, Dialogue avec les morts, préface Orphisme et tragédie de Gianni Carchia, Bordeaux, Editions La Tempête, 2020, p.8.