Zine :
Lien original : par Félix Alibert, via Trou Noir
En anglais : Teratopolitical fragments — What the Monster signs


1. Ce que le Monstre signe

Du conflit incessant avec la Civilisation, le volte-face qui est le nôtre du Monstre. Il ne naît pas par hasard, comme un échec de la structure et qu’il viendrait confirmer dans sa généralité. On dit du Monstre qu’il annonce plutôt qu’il naît, qu’il perce un monde plutôt qu’il y vient. Il est enseignement, non de quelque mystère sacré inconnu aux êtres, mais d’une voie nouvelle à dégager et à suivre [1]. Il est signe d’une métamorphose à deux échos : métamorphose effective du corps et métamorphose à accomplir du style d’être. Cette percée dans l’ordre des choses est celle d’une altérité extrême venant troubler toute mise en langage rationnelle –toute possibilité d’une tératologie– et corrompre les catégories de l’identité. La raison monstrueuse, en opposition à la raison autonome et universelle qui affirme une normativité des comportements, fait valoir ses droits à la perversion : elle produit sa propre illogique des comportements de sorte qu’il y a une manière monstrueuse de sentir et d’agir –Sade.

Le Monstre, en ce qu’il signe, n’est nullement une recherche rédemptrice : refusant l’innocence et ses mythes, le Monstre ne promet aucun apaisement mais au contraire oppose à l’ontologie innocente une ontologie débraillée, aussi excessive que les passions qui conspirent en ses membres. Pas de promesse : là où les identités politiques des LGBT et des nouveaux queers s’adressent à l’État, obsécrations à genoux. Au vœu insistant, presque trop marqué du vice, des LGBT d’intégration, le Monstre oppose l’entreprise belliqueuse d’une monstruosité intégrale. Une jetée vers la limite –langagière, institutionnelle, corporelle– tant qu’elle éloigne de tout centre, de toute identité : répulsion pour se constituer comme l’Autre hétérogène au Moi.

2. Ce que le Monstre abomine

La relance du geste de fuite vers la radicale, la limite jamais atteinte –le Monstre expérimente dans la région du pénultième– offre la seule garantie d’une désidentification. Car le Monstre répugne à l’identité, comme il considère avec dégoût toute propriété et toute responsabilité du moi. Cette clôture de l’identité, imposée par le réseau discursif, par le Médecin, par le Juriste, par le Patriarche, ne lui apparaît que comme la mainmise d’une rationalité totalement étrangère et mensongère sur les passions, qui sont le moteur vrai de l’insurrection des corps.

Délaissé le Progrès, toute cette idéologie dont les LGBTQ+ se gorgent comme les gorets suppliqueurs de mamelles –toute politique de l’identité est une cochonnerie, disons-le. Le progrès s’inscrit dans le régime d’innocence de la Civilisation et dans la promesse de l’avenir bienheureux d’un ordre social apaisé où tout le monde, queer au premier chef, sera intégré dans la vaste porcherie où l’on vit et où l’on pense.

Le Monstre défigure le progrès : dévoile la violence de son procès qu’est l’institutionnalisation. Il promet cette même logique de la défiguration à littéralement tout et, surtout, d’y tenir. La promesse de défigurer est la seule contrainte passionnelle qui s’exerce sur lui, qu’il admette : il est le phantasme dans sa contrainte obsédante [2]. Défigurer pour ne pas s’intégrer car il faut le répéter encore : le queer ne « questionne » pas les normes mais affirme les voies d’une dissidence –mouvement de répulsion du centre–, d’une voie monstrueuse qui sera tout entière consacrée à la destruction fulgurante des normes et des institutions générales. Si le monstre est une aberration ce n’est pas que relativement aux normes existantes : ce serait faire du monstre quelque chose de partiel, soit un intégrable. Tout au contraire, le monstre est une aberration qui vise un autre mode de totalité : il veut établir la contre-généralité, soit la monstruosité intégrale.

3. La Monstruosité intégrale

Être tour à tour Olibrius, l’occiseur d’innocents. Heliogabale à l’anus impérial toujours affamé. Schreber délirant, épouse de Dieu. Le monstre est profondément singulier mais son but est de faire de cette singularité une contre-généralité. Aux antipodes des politiques de l’identité qui veulent s’intégrer dans la généralité pour en faire une simple variation, une orientation, un goût. Le projet politique LGBTQ réclame le banal comme issue ; il est la défaite du mouvement désirant dans son conflit avec les moi institués et civilisés. Alors il faut changer de scène pour que puisse encore exister le conflit entre le Civilisationnel et le Monstre ; et que celui-ci puisse retenir par le bout du col celle-là dans sa furie destructrice. L’entreprise de monstruosité intégrale doit empêcher la normalisation de la violence civilisationnelle–tout en affirmant la détruire. Vouloir détruire la civilisation, c’est limiter sa puissance destructrice.

L’entreprise de la monstruosité intégrale est tromperie temporaire : son but n’est pas qu’il n’y ait plus de monstres. L’entreprise de la monstruosité ne peut se faire que dans l’espace institutionnel de la civilisation occidentale et dans ses catégories : elle est une activation de la tension avec le Civilisationnel. Elle permet la politique car sa visée toujours maintenue, dans sa contrainte obsédante, relance le combat entre le Monstre et le Civilisationnel. Si cette poursuite disparaît, plus rien ne s’oppose au Civilisationnel et la politique disparaît –règne du banal.

Le mouvement qui se dégage est ce qui prime : il rend possible le devenir-monstre en tant que processus de désidentification de la modernité. L’exigence de mettre un terme au moi responsable identique à lui-même et à la propriété. On voit alors apparaître, dans le volte face, le monstrueux en armes.

Félix Alibert

[1] Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Tome 2 : pouvoir, droit et religion, Paris, Editions Minuit, 1969, p. 256-257.

[2]  Pierre Klossowski, Du signe unique. Feuillets inédits.