Zine : anthropologie anarchiste – print anthropologie anarchiste – read
Lien original : par baedanfr
En anglais : dans Bædan 2: A Queer Journal of Heresy


Cette traduction est reprise de la traduction notamment réalisée par des anarchistes vivant au soi-disant Québec, et plus spécifiquement à Tio’tia:ke et en Gespe’gewa’gi. La mise en brochure a été réalisée pour la réimpression et la mise en ligne sur baedanfr.noblogs.org


Cette époque, comme toutes les autres, abrite des créatures qui se tiennent irrémédiablement du côté du chaos, de l’imprévisibilité, du risque. Des êtres qui ne veulent que se délecter du néant et retirer plaisir et divertissement à observer le déploiement du cosmos.

Ces gens sont toutefois confondues et entravées dans leur volonté par les si nombreuses prédicatrices et émissaires d’un monde où tout doit n’être – et n’est – qu’ainsi. Un monde où on insiste pour que le dur labeur soit effectué avec le sourire, un monde de récompenses et de punitions, de bon choix et de mauvais. Un monde qui affirme que les maux qu’il contient doivent simplement être corrigés, où la porte est toujours ouverte pour agir sur n’importe quoi et où chacune doit trouver sa place. Un monde qui, disent-elles, est celui-ci.

Dans leurs pires journées, les anarchistes se mettent à croire que les prédicatrices ont raison, leurs ouailles étant si nombreuses. Sans doute serait-il plus simple que tout se termine là, mais rien n’étant jamais achevé, elles finissent toujours, comme si elles n’avaient pas le choix, par remettre en question l’ordre du monde.

Se voyant les unes les autres résister inexplicablement et s’enchevêtrer toujours plus profondément dans une vaste et complexe toile, elles accomplissent leurs rituels. Les bandes d’anarchistes cultivent le secret à l’extrême et n’admettent vraisemblablement pas, même à elles-mêmes, l’existence de ces rituels. On peut néanmoins constater l’existence de certains rites cruciaux pour la cohérence, la morale et la mythologie de ces bandes d’anarchistes.

Le rituel

Pour les anarchistes, le rituel excède la simple répétition d’une forme. Ce qui n’empêche pas la répétition d’en être un aspect important, se sous-divisant lui-même en plusieurs facettes. L’une de ces facettes concerne la survie. La question de la survie est parfois fortement occultée, mais elle n’est jamais absente des rituels, et si ceux-ci sont conçus pour assurer la survie de celles qui les pratiquent, ils sont aussi conçus pour perdurer eux-mêmes. En les répétant, on les transmet, et en les répétant, on rappelle le passé. Ainsi, stimuler la mémoire est une autre facette de la répétition. Elle permet de voir les gestes posés comme faisant partie d’une vaste chaîne.

Le rituel lie la praticienne – aux gestes, au passé, au futur – uniquement dans le but de la délier. Arrive un point où cette séquence de mouvements doit être reconnue comme métaphore, comme parodie, ni fortuite ni une fin en soi. On dit que les formes se dissolvent à leur lisière, là où on ne les regarde pas directement, et qu’elles vont et viennent, ondulantes, hors d’elle-mêmes. Des gestes qui se corrodent eux-mêmes, parce qu’ils doivent corroder la manière habituelle qu’a la praticienne de percevoir.

Pour l’anarchiste, un rituel n’est pas un exercice d’adhésion. Il est une initiation, certes, mais plutôt que la voie qui mène au groupe, il est précisément son opposé – la voie de sortie.

Le masque noir

Vivre en société, c’est porter un masque

plus ou moins adéquat

et rencontrer un éventail de visages

plus ou moins familiers

Le masque noir est le symbole le plus visible de l’anarchiste. La novice en connaît l’existence bien avant qu’elle ne soit elle-même appelée par cette voie, mais ce n’est qu’au moment de son initiation qu’elle connaîtra son symbolisme rituel. Quand vient le temps de l’initiation, un temps qu’on ne peut reconnaître avant qu’il ne soit arrivé, la novice se retrouve seule avec un sac. Elle s’est retrouvée là après avoir emprunté un chemin étrange et déjà oublié, après une série de manœuvres subtiles et de gestes insignifiants. En vérité, on l’a amenée ici, guidée par un inébranlable sentiment d’inconfort face au jeu social. Elle manifeste cet inconfort de différentes façons : elle en parle, elle joue différemment, elle joue mal et parfois refuse tout simplement de jouer. Et ces petits refus, qui suscitent le mépris de la majorité, mais l’intérêt de quelques autres, la mène au sein d’une bande. La bande a ses propres jeux sociaux, ses mauvaises manières et ses modes inversées, ses parodies des normes sociales. Lorsqu’elle s’épuise de ces dernières, lorsqu’elle contemple avec autant de cynisme le macrocosme et le microcosme, le vers, l’envers, le revers et le pervers, les loyaux sujets et la loyale opposition, la novice se détourne de la compagnie et se retrouve seule. Seule, si ce n’est du sac.

La novice et le sac se retrouvent seules dans un lieu. Ce lieu, c’est une chambre, ou c’est une voiture, ou c’est la forêt, ou ailleurs encore. Le sac a une allure ordinaire, mais il est familier et semble être vaguement sécurisant dans les circonstances. La novice ouvre le sac, mais son anticipation est diluée par du cynisme : une partie d’elle s’attend à découvrir une sorte de message secret, l’autre à y trouver quelque chose de complètement dénué d’intérêt. Dans le sac, il y a un petit paquet de tissu, soigneusement plié, noir comme la nuit. Elle le sort et reconnaît le masque de l’anarchiste.

Elle sent qu’elle pourrait presque rire en ce moment. Confrontée au tissu, la novice se demande pourquoi avant cet instant ne s’était-elle jamais demandée ce qui faisait du masque noir la figure de l’anarchie. Elle a déjà porté le masque avant, mais seulement en pensant aux impératifs d’anonymat. À présent, le masque se présente à elle comme l’étrange réponse à sa question, bien éloignée de ce qu’elle cherchait, mais tout de même une réponse. Le masque est un cadeau qui ne lui est offert par personne et il porte avec lui, comme tous les cadeaux, une question silencieuse. L’anonymat qu’il offre n’est pas celui, froid, de l’amabilité sociale, mais une chaleureuse étreinte provenant de quelque chose qui ne se soucie pas d’elle du tout. Ce n’est pas le meilleur des cadeaux. Il n’affirme pas. Il offre seulement un rappel, qu’il lui faut se détendre, car elle n’est, pour l’univers, qu’un autre pli de son étoffe. Alors, avec un profond soupir et un sentiment étrange de chatouillis, la novice accepte le cadeau.

Dans sa marche pour retourner au groupe, depuis le lieu où elle s’était trouvée seule, elle a le sentiment que son pas ne fait qu’accomplir l’inévitable, comme si la force qui la tirait n’était que celle de l’étrange passage du temps.

L’initiée ne mentionne pas le rituel. On peut voir la marque de l’initiation à la manière dont elle porte ensuite le masque social (avec un peu moins de rigidité, un peu moins d’importance, comme si elle cherchait à amuser et à être amusée). Elle peut toujours sentir son poids, avec une certaine tristesse, et se rappeler, avec une certaine nostalgie, comment le coton noir l’avait fait disparaître. Mais soudain, une voix l’appelle, et, reconnaissant une invitation à passer le temps, elle se joint au groupe.

La saignée

J’ai souffert toute ma vie,

mais toujours en dedans.

Le sang de l’initiée a toujours été pour elle le rappel silencieux de qui elle est ; ou, à tout le moins, de ce qu’elle n’est pas. D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle a été fascinée par le sang. Pour presque aussi longtemps, elle a su que cette attirance faisait d’elle une personne étrange.

Quand tu te coupes en tombant, tu n’es pas censée regarder fixement ta plaie. Tu n’es pas censée aimer regarder ton sang être prélevé par un médecin. Quand tu te fends la lèvre en tombant, tu n’es pas censée apprécier le goût du sang dans ta bouche et tu n’es définitivement pas censée développer l’habitude de te faire saigner pour provoquer l’expérience de cette saveur.

Quand tu tombes malade, tu n’es pas censée vouloir follement t’ouvrir les veines pour laisser la maladie s’écouler hors de toi. Quand tu aimes quelqu’un, tu n’es pas censée te demander ce qu’elle goûte. Quand tu baises, tu n’es pas censée vouloir déchirer le cou de ton amant avec tes dents ou son dos avec tes ongles comme si tu voulais le tuer. Tu n’es pas censée devoir porter des manches longues et des cols roulés parce que tu as quelque chose à cacher. Tu n’es pas censée inquiéter les gens qui se soucient de toi. Tu n’es pas censée avoir honte d’être qui tu es.

Quand ta tristesse est trop forte pour ce que tu peux contenir, tu n’es pas censée croire qu’il soit possible de la laisser sortir de toi sous forme de larmes rouges qui s’égouttent dans le lavabo et y fleurissent en de si belles formes qu’elles te font sentir mieux. Quand tu te sens comme une machine, ou comme un rouage de la machine, et que tu ne sais plus si tu es vivante, tu n’es pas censée vouloir calmer ton esprit en t’ouvrant le corps pour y jeter un coup d’œil. Quand tu désires te lier à un endroit, tu n’es pas censée offrir à son sol ce qui coule dans tes veines. Quand tu sens finalement un lien de confiance s’établir avec quelqu’un, tu n’es pas censée la prier de te laisser lui ouvrir les veines pour voir et goûter son sang. Et tu n’es pas censée le mélanger au tien pour sentir le battement de son cœur jusque dans tes veines.

Tu n’es pas censée sentir que tu es la seule à avoir besoin de tout ça pour lâcher prise. Mais tu le sens. Et chaque fois que tu lâches prise normalement face à un sentiment, cet autre sentiment s’installe plus profondément. Avec la saignée, tu peux enfin lâcher prise complètement.

Le feu

Et le huitième jour, on le brûla.

Peu après son initiation, il arrive que l’initiée soit déjà mûre pour le rituel d’invocation. Il n’y a pas de loi chez les anarchistes qui détermine si on est prêtes, ou d’aînées qui désignent le moment approprié, les initiées doivent déterminer elles-mêmes si elles le veulent et alors faire les préparatifs nécessaires. Bien qu’on puisse le faire seule, le travail est souvent fait par quelques-unes, puisque l’invocation ne se limite pas à un rituel de puissance mais en est aussi un de lien.

Les initiées ont des motifs variés pour appeler le feu. Il peut s’agir de désir de destruction, parce qu’elles ont envie de foutre le bordel, pour s’amuser ou pour se sentir puissantes, mais ce qui dans le feu séduit ne se trouve dans aucune de ces raisons. Il ne s’agit pas d’un rituel visant l’exercice de sa propre puissance, mais plutôt d’un rituel où on occupe un espace à travers lequel il y a un transfert de puissance. Peu d’efforts sont requis des initiées pour acquérir les matériaux et savoir-faire. La puissance invoquée est bien trop grande pour qu’elles puissent l’affirmer comme leur. Sans le savoir peut-être, les initiées convoquent le feu pour être transformées : forgées par sa chaleur, fusionnées par sa lumière. Le feu décomposera et jettera au vent ce qu’il peut, mais ce qui passera à travers lui et en ressortira intact grandira en résistance face aux forces qui cherchent à le rompre. Voilà une qualité que l’anarchiste recherche ardemment.

Alors que le feu est allumé et le départ amorcé, l’adepte prend un instant, se retourne et fixe la forme que prend le pouvoir rugissant alors qu’il transperce le monde en un déchirement. Elle résiste à la tentation de donner voix au désir que le toucher du feu éveille en elle : elle voudrait attendre, un instant, pour absorber la chaleur et la lumière de l’énorme brasier, pour se laisser impressionner par le pouvoir qu’elle a convoqué. Mais elle sait qu’il vaut mieux ne pas s’attarder et elle goûte l’amère privation, même dans son crime, de la rencontre désirée avec le chaos.

Les histoires

Quand les bandes se dispersent et que les individus entrent en mode survie, quand il y a du travail à faire et que le temps se fait rare pour invoquer la mémoire ou s’adonner à la contemplation, quand il n’y a nulle raison d’être oisives, c’est alors qu’on forge les histoires.

À chaque fois que certaines des leurs sont parties, quand celles qui restent se sentent vides et endeuillées, là se creuse un temps pour conter les histoires. Mais les anarchistes n’ont jamais fini d’être en deuil, le plus commun de leurs rituels consiste donc à se raconter des histoires. Ça se produit aussi chaque fois qu’il y a un rassemblement de bandes d’anarchistes, c’est même là le but de leur rassemblement

Cependant, on utilise d’abord le temps du rassemblement pour dissiper les urgences et réorganiser les énergies, pour échanger nos blessures et réciter nos plans. Alors seulement, quand les initiées se sont installées et qu’on a fait une place au silence peut-on commencer à raconter les histoires. En effet, les histoires ne peuvent être contées qu’à condition que toutes soient prêtes à écouter.

Un sentiment de perplexité sous-tend ce rituel de rassemblement – cela, et la reconnaissance silencieuse du besoin de se retourner vers soi. L’anarchiste est habituée à voir le monde de l’extérieur. Elle se tourne vers les histoires pour entendre la voix de celles qui sont en dehors de son propre extérieur – non pas provenant de la société qui les a rejetées, mais d’un endroit qui est au-delà des deux – un lieu habité par la conteuse d’histoires.

Le masque de la conteuse d’histoires circule librement parmi les initiées et il est souvent impossible de distinguer qui le porte. Mais l’âge mûrit naturellement son port, si bien que le masque apparaît souvent comme l’âge lui-même qui murmure ses secrets. À travers lui, les initiées peuvent comme se faufiler dans les mailles du réel et observer les franges de leurs vies flotter, tremblantes, dans le souffle du temps.

Avec les histoires, souvent, on pourra revisiter une grave perte ou quelque horreur du passé. L’histoire ne diminue donc pas la douleur, elle la gonfle jusqu’à ce qu’elle déborde de ses murs. L’histoire contée nous laisse un sentiment de vide. On est vidée de tout, sauf des braises qu’on a protégé le plus étroitement, qui ont elles aussi été formées dans l’histoire et qui s’assureront de durer pour la nuit.

Car bien que les histoires errent sur de nombreux chemins, chacune nous raconte la durée de la nuit et nous parle de celles qui se sont égarées alors qu’elles cherchaient leur chemin vers l’aube.