Zine :
Lien original : par Polyeucte, via Trou Noir
La traduction récente de l’ouvrage de José Esteban Muñoz, Cruising Utopia [1], a suscité un vif intérêt auprès du milieu intello-artistico-queer et a ouvert, dans le sillage des travaux actuels autour de l’écoqueer et des nouvelles formes de famille (relationalité), à la question de l’utopie tout en important le débat anglosaxon autour de ce que l’on nomme l’antisocial ou antirelational thesis. C’est à partir de cet ouvrage, dans un rapport critique, hautement critique, que je vais argumenter en faveur d’une reprise de l’anti-socialité, cette reprise ne pouvant se faire qu’à la défaveur de l’idéalisme queer conçu comme menaçant davantage nos praxis agonisantes.
« Il n’y a pas lieu de demander quel est le régime le plus dur, ou le plus tolérable, car c’est en chacun d’eux que s’affrontent les libérations et les asservissements. (…) Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes. »
Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990.« Dans notre société, la libération est en lien avec la destruction. Celle des structures qui veulent nous enchaîner au rôle de femme. Et ces structures ne se laisseront détruire que si nous attaquons les rapports qui veulent nous détruire. Attaquons-les sous les formes les plus diverses, mais toujours liées à notre irréconciliable haine de cette société. La forme armée de l’attaque est, pour nous, une part du mouvement féministe à laquelle on ne peut renoncer. Cette position est, comme nous l’avons expliqué, à peine présente dans le mouvement féministe. C’est pourquoi nous nous sommes organisées dans la guérilla avec des hommes. »
Rote Zora, Chaque cœur est une bombe à retardement, 1981.
1. L’utopisme queer et le contre-civilisationnel
L’ouvrage de Muñoz propose un idéalisme queer qui répond à la thèse de l’anti-relationalité et à ce qu’il qualifie de roman de la négativité et de la singularité. A ce roman — que je qualifierai plus avant de projet en ce qu’il est de toutes parts une praxis qui harcèle —, Muñoz affirme la nécessité de penser un « roman de la communauté queer » qui n’est pas sans poser quelques problèmes, dont le plus terrible : celui du roman d’innocence de la modernité et du sujet juridico-politique que cette dernière a établi.
Avant d’aller plus en avant, il faut porter à la clarté ce que je nomme le contre–civilisationnel comme reprise défigurante de la thèse de l’anti-socialité du queer (ou anti-relationalité). Cette thèse, peu connue et discutée dans l’espace francophone, trouve matière dans les travaux de Leo Bersani (Homos en 1996) [2] qui affirment à partir de la négativité inhérente à l’homosexualité le point de rupture avec le champ social. Ce premier geste a été prolongé par Lee Edelman dans Merde au futur [3] et son analyse du futurisme reproductif — structurant la temporalité civilisationnelle — : il y établit le queer comme une résistance à toute stabilité (le geste fondationnel), à tout principe organisateur des relations communautaires hétérosexuelles. De ces deux textes, il faut retenir que l’anti-socialité se situe en rupture avec le projet social du corps politique à conserver — en somme avec la conservation propre au nihilisme :
La queerité [queerness] représente le lieu de la pulsion de mort de l’ordre social : sans aucun doute, un lieu d’abjection exprimé dans le stigmate, parfois fatal, qui fait suite à une lecture littérale de cette figure, et donc un lieu duquel les politiques libérales s’efforcent — et s’efforcent de manière plutôt raisonnable, étant donné donné leur foi illimitée en la raison — de dissocier le queer. Pourtant, de manière plus radicale, je soutiens ici que la queerité atteint sa valeur éthique précisément dans la mesure où elle accède à ce lieu, en acceptant son statut figural comme une résistance à la viabilité du social, tout en insistant sur l’inextricabilité d’une telle résistance avec l’ensemble de la structure sociale. [4]
Le projet muñozien affirme, à partir de l’héritage du philosophe Ernst Bloch, la nécessité d’un idéalisme queer comme geste unique d’une sortie du présent stérile et sclérosé — nommé présent straight à la suite des travaux de Jack Halberstam. Il s’agit pour Muñoz de réintroduire un après et ailleurs en opposition à l’ici et maintenant du présent, et prenant forme dans l’advenir queer. Le risque toujours présent est bien celui d’une restauration des anciennes transcendances à partir d’une idée-modèle venant réguler les perceptions du présent et qui se nomme chez Muñoz : queerness. La queerness est saisie dans la promesse d’un advenir radieux — une promesse historique — à partir de l’affirmation de la nécessité historique du possible — soit le postulat de Muñoz de l’utopie à partir d’une téléologie de l’advenir queer. Le contre-civilisationnel partage le diagnostic muñozien du présent enkysté et des impasses assimilationnistes ; cependant l’acte en diffère et c’est là que tout se joue dans l’action : pour sortir de ces impasses, il ne suffit pas de les dénoncer (comme Muñoz) mais d’abolir les structures coloniales de la citoyenneté qui rendent possible et réclament l’assimilationnisme. C’est dire encore que le contre-civilisationnel refuse la position de confort de la dénonciation au profit d’un court-circuitage de ce qui a rendu inévitable une assimil-nation [5]. En ne prenant nullement en compte le civilisationnel, c’est-à-dire le partage moderne entre d’une part les barbares et de l’autre les civilisés à partir de l’État-nation, en ne portant pas l’analyse sur le couple barbare/civilisationnel, Muñoz ne peut que se contenter de dénoncer l’assimilation gay et lesbienne à partir d’une position altière moraliste : il n’est pas bon d’être assimilationniste. Ce faisant, comme il en sera discuté, Muñoz conserve les structures de la modernité dans son advenir queer. Pis encore : elles en sont les conditions inavouées. A ce geste du non-questionné, il faut répondre par la nécessité de la critique généralisée à toutes les structures de la quotidienneté, à toutes les institutions qui fabriquent de l’impuissance, à tout ce qui nous paraît évident et innocent : car c’est dans l’innocence la plus réclamée que la civilisation prend ses racines, dans le « moi-je-n’ai-rien-fait », dans ce moment où chacun et chacune est citoyen.ne aux blanches mains — citoyenneté yseultienne.
Lorsque Muñoz demande : « Qu’offre donc une approche blochienne en lieu et place d’une puissante impulsion critique vers la négation ? » [6], la négativité contre-civilisationnelle affirme comme réponse : rien si ce n’est la poursuite du pire, une pastorale qui méprise les forces praxiques qui se font incessantes. En affirmant que l’ici et maintenant naturalise le capitalisme et l’hétérosexualité, Muñoz croit promouvoir un roman qui les neutralise ; or c’est bien le contre-civilisationnel qui porte au plus haut degré cette entreprise, en ce qu’il est produit par une praxis de groupe révolutionnaire, qui affirme la nécessité et la possibilité de les détruire. Sans ce geste de négativité, l’utopisme queer se condamne à les prolonger dans une autre forme de communauté qui en conserve les requisits discursifs — totalité sociale, pacification, sujet rationnel, tendance à la perfectibilité. La thèse de Muñoz selon laquelle l’anti-relationnel s’opposerait à une société juste et égale témoigne d’une compréhension faible de la société, cette dernière étant conceptualisée à partir des termes de la philosophie politique inaugurant la Modernité : c’est penser de manière acritique la société dans l’espace civilisationnel, c’est-à-dire sans viser à produire une crise dans cet espace. Que l’on ne s’y trompe point : cette société-communauté blocho-Muñozienne reprend le mouvement d’intégration — ou d’assimilation — de toutes et tous dans une nouvelle communauté sans division et sans conflit, apaisée. Cet après et ailleurs se fonde encore dans les bornes de la citoyenneté nationale : si Muñoz cible les politiques assimilationnistes des LGBT, il paraît inconsistant de sortir de la citoyenneté qui les nécessite sans chercher à détruire l’espace civilisationnel.
Dès lors, il faut refuser tout entier la modalité de la promesse de Muñoz, dans cet après-coup qui sera queer, en ce que ce sont les pratiques collectives, telles qu’elles s’organisent dans le présent défiguré par l’action révolutionnaire, qui déterminent des nouvelles formes sociales en rupture avec la modernité (contrat social, représentation) par un serment que les groupes se font — et dès lors toujours ouvert à sa défaite, soit à sa possible si pas nécessaire trahison lorsque le groupe stagne, s’enkyste, et dont la trahison vient relancer dans l’ici et maintenant de nouvelles luttes et de nouvelles formes d’organisation et de stratégie. Le contre-civilisationnel [7] affirme la traîtrise de la morale et revendique la possibilité d’avoir tort et de se tromper dans une éthique de l’échec qui peut prendre, comme dernier souffle énonciatif, la formule « à la fin, nous aurons lutté » [8]. Dans l’utopisme de Muñoz, l’advenir est présenté comme inévitablement bon et se joue dès lors dans les coordonnées (pressenties par les performances queer analysées tout au long de l’ouvrage) qui écarte toute erreur. Dans cette arrogance d’être du bon côté et de ne pas pouvoir échouer, se dissimule la menace de la boucle historique — établie par l’idéalisme de Muñoz — : si cet advenir venait à ne pas se présenter comme bon, il suffirait de trouver un nouveau signifiant vide (ici la queerité) ou une idée et l’investir de quelque sens moral et régulateur (téléologie) comme horizon. {}
Car il y a bien un horizon, mais ce dernier n’est pas celui de la promesse et de l’attente de l’idéalisme muñozien : il y a un retournement de l’attente qui inscrit la résistance comme horizon stratégique en ce que la résistance s’entend dans l’espace civilisationnel comme l’expérimentation de la liberté. Il s’agit, pour reprendre la belle formule de Bensaïd, de « nouer dans l’action politique la crainte à l’espoir ». Dans le refus de quelque raison utopique (qui n’est là que l’autre nom de la raison historique), la résistance révolutionnaire qui affirme qu’il faut mettre fin, une bonne fois pour toute, à la catastrophe en cours. Et que ce geste de mise à mort — au profit de la vie — ne se fera pas selon l’affirmation moderne du progrès. C’est au contraire l’affirmation que la politique prime sur l’histoire (W. Benjamin). Le danger de l’utopisme est de rester prisonnier de l’imaginaire et d’en faire une fin en soi, c’est-à-dire de se déconnecter entièrement des actions qu’exige la réalité présente. Le contre-civilisationnel, par l’affirmation de l’hypothèse que la civilisation peut être dépassée, ne fait pas de la fin de la civilisation une fin en soi mais relance le couplet stratégie/créativité : la stratégie aboutit dans la fin de la civilisation à mesure que les groupes politiques s’assermentent (créativité institutionnelle).
Encore un coup : le contre-civilisationnel est une sortie de la modernité comme abolition intérieure par les forces dissidentes et destruction extérieure par les forces barbares qu’elle a tentées de neutraliser, c’est-à-dire de civiliser. L’affirmation deleuzienne amplement commentée sur le concept d’utopie [9] prend sens dans ce montage contre-civilisationnel comme ceci : l’utopie est un mauvais concept car ce dernier ne se distingue pas de la modernité civilisationnelle. Muñoz ne quitte pas la conception moderne de l’utopie comme orientation de l’action en offrant des modèles entendus comme des fictions régulatrices ou des idéaux à réaliser dans le futur. C’est là la dynamique téléologique de la modernité entendue comme un mouvement de transformation de la société (la modernisation) visant à abolir la tradition (le sacré) au profit de nouvelles formes sociales où subsiste le pire à titre de néo-archaïsme — la famille, fût-elle queer, horriblement queer. La queerness de Muñoz rencontre le problème idéaliste classique — mauvaise copie d’école — de devenir un idéal régulateur qui se tient à l’horizon de l’histoire humaine en lui conférant son sens : c’est là le schéma idéaliste de la mimétique (la représentation) en ce qu’il s’agit de réaliser l’image de l’idéal.
Muñoz ne s’éloigne ainsi pas du sens commun qui considère le temps présent comme dépourvu d’idéal et d’utopie — sens commun qu’il vient rejouer par l’opposition grossière du pragmatisme et de l’idéalisme. De sorte que l’utopisme réclamé ne peut s’inscrire que dans un registre moral ; ce faisant, il oppose un certain nihilisme terrestre qui serait celui de l’anti-social et du Merde au futur d’Edelman. Il y inscrit l’utopie dans la vie, et la mort dans l’anti-social, faisant de la vie cette chose niaise : espérer et non pas résister. L’utopie s’impose alors comme nécessaire en s’identifiant au mouvement même de la vie, à son affirmation, tandis que le nihilisme détruirait la vie et la confiance qui lui serait liée. L’utopie est envisagée à partir de sa fonction essentiellement positive (morale) et l’anti-social comme essentiellement négatif (immoral), comme un dédoublement entre un plan moral et un plan ontologique. C’est là le profond égarement : tenons pour certain que le contre-civilisationnel, en affirmant qu’il faut détruire la civilisation, soit ce qui étouffe la vie et répand le nihilisme, la distille dans tout le socius. La praxis révolutionnaire qui est affirmée par le contre-civilisationnel est de cet ordre : non pas détruire la vie, ni la confiance en elle, mais détruire la confiance en l’ordre civilisationnel et en ses structures mortifères.
Le signe du moralisme de l’utopisme de Muñoz est bien dans la difficulté à le commenter : c’est que l’advenir queer est toujours posé à partir de ce que la tradition philosophique a posé comme bon et comme positif. Ainsi, l’advenir queer est : ouverture, possible, réalisation, production, bonheur, etc. Hormis le fait qu’il s’agisse là d’un tour de passe-passe argumentatif — qui repose sur une croyance performative : je dis que… c’est donc que…, soit une facilité décevante —, on y remarque la pastorale muñozienne d’un commerce pacifié. Le problème récurrent réside dans l’affirmation, peu voire pas argumentée, d’un ensemble uniquement positif (moralement caractérisé comme tel) à son advenir de telle sorte que la position anti-sociale ou contre-civilisationnelle, posée en opposition, doit en être nécessairement le strict opposé : refus des potentialités, refus de la vie, refus de l’advenir, refus de l’intersectionnalité, etc. [10] Cette argumentation est étonnante en ce qu’elle ne peut que rater ce qu’est le social dont elle se réclame l’ardente défenseure : si la position anti-sociale ou contre-civilisationnelle est la position queer la plus intéressante, c’est parce qu’elle diagnostique le social tel qu’il est dans sa production impérialiste et colonialiste. Muñoz rate le social sans cesse, puisqu’il le prend comme non tributaire d’un ensemble de forces et de puissances, de conflictualités, qu’il entend même neutraliser dans la communauté queer à venir. Tout au contraire, c’est parce que le contre-civilisationnel fait la généalogie des puissances et des valeurs, parce qu’elle réclame la vie contre ce qui l’amenuise, que la civilisation doit être la cible.
La queerness de Muñoz cède à l’exigence pastorale, comme une niaiserie puritaine, de rapports doux et nécessairement tendres dans l’utopie. C’est-à-dire d’une société unifiée et pacifiée selon le modèle du commerce qui pacifie les peuples (modernité libérale). En ce sens, l’advenir queer est bien la promesse d’une rédemption à venir, du calme enfin possible pour les malheureux. Contre la pastoral, l’affirmation de l’en-lutte de l’ici et maintenant, c’est-à-dire de la praxis. L’anti-social ou contre-civilisationnel est un souci permanent de l’action. Il réaffirme l’héritage ou la mémoire du queer et de l’homosexualité marginale dans l’action — et non dans un vague héritage promis par l’advenir. Mémoire, elle doit servir l’action présente et directe, et non donner une simple couleur ou tonalité à la promesse. C’est qu’il s’agit d’unifier dans l’action présente, ce que Sartre nommait la fusion, pour dissoudre ou désintégrer l’aliénation — voilà le projet. Et Muñoz en est à mille lieux.
Par cette pastorale unifiante, Muñoz ne peut penser que dans les termes de l’intégration dans une totalité. C’est là une assimilation qui ne dit pas son nom [11]. L’idéalisme muñozien rejoue le fantasme de la modernité comme fin de l’histoire en ce qu’elle promet l’avènement d’une société réconciliée dans une communauté rationnelle qui ne connaît ni division ni écart et forme une totalité présente à soi, sans conflit : la queerness y a le rôle de Souverain Bien. Cette idéalité d’une totalité réconciliée (une et sans division) a été affirmée par la modernité, c’est son illusion métaphysique [12] qui a servi, aux côtés du progrès, à justifier sa violence — sa civilisation contrainte des barbares.
L’utopisme, en soumettant la réalité à l’idéal, la juge d’un point de vue et transcendant et extrinsèque (morale) : le drame est qu’il s’agit d’une position d’impuissance car l’idéal n’apparaît que comme le reflet inversé de cette réalité qu’il entend transformer à partir de son modèle, de modeler. Nihilisme de l’utopisme. Ainsi Muñoz écrit que « l’utopie est un idéal, quelque chose qui doit nous mobiliser, nous pousser vers l’avant. L’utopie n’est pas prescriptive ; elle réalise les plans potentiels d’un monde qui n’est pas tout à fait là ; elle dessine un horizon de possibilité et non un schéma arrêté. C’est productif de penser l’utopie comme un flux, comme une désorganisation temporelle, un moment où l’ici et maintenant est transcendé par un après et un ailleurs qui pourrait et en fait, devrait être. » [13]
Ce qui distingue l’utopisme de Muñoz du contre-civilisationnel, c’est que le premier conçoit l’ici et maintenant comme le temps du normatif — de telle sorte que l’advenir queer est de l’ordre du monstrueux en regard au présent stagnant — tandis que le second affirme la nécessité d’investir l’ici et maintenant à partir de la stratégie et de l’héritage du passé. Ce problème téléologique suant partout de l’idéalisme queer de Muñoz [14] trouve son origine systématique dans l’idéalisme d’Ernst Bloch dont il se réclame. Pour Bloch, qui détermine la fonction de l’utopie comme critique du présent, il s’agit d’affirmer que le présent est insatisfaisant et que l’avenir est nécessairement meilleur en ce qu’incliné par l’utopie qui doit combler ce qui manque. L’espérance de Bloch (le principe d’espérance) est espérance de la perfection : « Toute critique de l’imperfection, de l’incomplétude, de l’intolérance et de l’impatience présuppose la représentation, le désir d’une possible perfection » [15]. Le fait que Muñoz n’envisage le futur que comme réalisation ou accomplissement [16] (promesse) d’un bonheur, dans cette vision extrêmement morale — une sorte de « ce qui est bien est bon, et ce qui est bon est bien » — dépréciant le présent, est liée à son idée régulatrice. Comme si Muñoz produisait un Léviathan queer qui rejoue la raison juridico-politique de la Modernité et son cortège d’illusions métaphysiques. Parce que la queerness est bonne, elle est modèle de l’action dans le présent. Et surtout, c’est parce qu’elle est bonne qu’elle mènera à l’advenir. De là l’affirmation « Ce monde sera ». (p. 123). Quelle effroyable certitude ! Quelle dépréciation de l’action ! Cette promesse ne permet pas de rompre avec l’impasse du présent que dénonce Muñoz et contre laquelle il dit écrire.
2. La praxis harcelante
La queerness de Muñoz est bien davantage une expression nihiliste ; et elle se refuse à le percevoir en ce qu’elle pose l’existence de valeurs transcendantes venant se réaliser dans l’advenir. Le nihilisme, en tant que négation de la vie, c’est-à-dire comme recherche d’une alternative à l’ici et maintenant par le recours à des valeurs supérieures, infuse l’utopisme muñozien. C’est la négation de la situation présente, c’est-à-dire la seule existante et qui est lutte, combat, inégalité, violence. Mais surtout : résistance. Le champ social est raté par cet utopisme, qui ne perçoit pas l’ici et maintenant comme la réalité des corps, des forces, des puissances et de leur rapport. Et pour nous de recourir au geste que les Anciens connaissaient bien mieux que nous : il faut briser les idoles pour libérer les puissances de vie et les désirs. Faire jouer la vie contre [17] la civilisation.
Il s’agit de penser la révolution comme contenant en elle-même le nouveau lieu d’inscription du socius ; c’est là une conception événementielle de la révolution (le peuple qui manque de Deleuze et Guattari) et qui ne cherche pas à exprimer un idéal transcendant à imiter (mimétique) : c’est l’ici et maintenant. L’idéal a comme déplaisant trait de se présentifier comme un modèle ou un programme déjà identité et construit. Tout au contraire, face à cette éternelle stabilité de l’idéal ou de l’horizon de la queerité, il faut affirmer un mouvement qui déstabilise les institutions (ce qui est établi dans une certaine durée) — la révolution. À la promesse de l’avenir, il faut affirmer que la révolution est devenir (qui déstabilise, qui chamboule profondément). Pour le dire encore autrement : à l’advenir, opposer le devenir imprévisible ; à l’avènement, répondre événement comme révolution. C’est-à-dire l’événement comme ce qui assaille le présent et toutes les institutions qui l’organisent et l’aplatissent.
Le queer devient cette puissance de destruction d’une dissidence assumée ; non point un corps dépouillé, non point une vie nue mais un corps armé. Il court-circuite toute politique de la vulnérabilité pour faire du corps celui qui brise les idoles — les archaïsmes et les néo-archaïsmes — de la modernité. Cette force destructrice, qu’Edelman a pu reprendre dans les coordonnées lacaniennes de la pulsion de mort, s’oriente par la praxis vers une destruction et du moi et du monde civilisationnel. Entendons donc que le dernier sujet qui s’y dessine alors est tout sauf fondationnel ; ce qui rompt avec la recherche de stabilité de la queerness de l’utopisme.
L’utopisme queer se trompe sur la négativité et abandonne le présent à son marécage en ce qu’il rend impossible une praxis : le contre-civilisationnel affirme la puissance concrète dans l’ici et maintenant par un matérialisme queer qui est celui des puissances qui ont cours dans la réalité présente de la vie malmenée. Que l’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas de rejouer l’argumentation gauchiste du matérialisme versus l’idéalisme mais bien d’affirmer la praxis inhérente au premier et le ratage aliénant — l’exis — du second. Ou encore : que seul le terrain de la pratique politique doit guider le projet, et nullement une pastorale moderne. Il ne faut pas y entendre là une alternative mais une différence radicale de projet : il ne s’agit pas de proposer ou bien le queer comme force de destruction ou bien le queer comme advenir. Car l’un exige l’hypothèse de la destruction de la civilisation qui a produit le queer tandis que l’autre s’énonce dans l’espace civilisationnel. Le projet contre-civilisationnel nécessite une revitalisation de la praxis tandis que le second prolonge le geste de la modernité en faisant de l’advenir l’horizon de la transition de l’hétéropatriarcat à l’utopie queer.
La praxis de groupe s’inscrit dans une manière de sentir et de percevoir les virtualités d’une autre société qu’il s’agit à rebours d’imposer dans le présent par la stratégie — appelons cela : fonction d’avant-garde [18]. Pour le dire encore autrement : toute critique de la civilisation occidentale est en permanence sous-tendue non point par la promesse de son dépassement mais par l’affirmation qu’il faut la dépasser, soit par l’hypothèse de son abolition. Elle seule peut donner une épaisseur au présent. Il s’agit de détecter dans le présent mis en action par la pratique révolutionnaire, les gisements de coupure ou de rupture : au présent plat de Muñoz que l’advenir toise depuis sa promesse de l’horizon, nous disons que ce présent est le sol stratégique d’où tout s’élabore. C’est là le refus d’une raison cynique qui répète que tout est déjà joué, qu’une situation ne peut plus être changée, qui affirme la conservation [19] comme loi générale de l’espèce — soit l’hétérosexualité.
3. Le queer comme guérilla de tous les instants
Je propose de saisir la queerité [20] comme un mouvement incessant de conjuration des effets de la modernité occidentale par le déploiement d’espaces de libération qui s’entendent, non comme des lieux de paix sociale (la liberté moderne), mais de résistance et de confrontation à l’État. Des espaces s’instituant donc, dans toute leur précarité — et nécessaire instabilité —, dans un dehors à l’État. Il s’agit par le contre-civilisationnel d’établir un concept de politique qui prenne prise dans le dehors de l’État, c’est-à-dire une entreprise farouche de désactivation des concepts de la modernité — représentation, nation, contractualité — qui sont autant de moyens de capturer les corps et les subjectivités dans des structures d’organisation et dans un rythme capitalistique uniformisant — disparition des espaces possibles de liberté, règne de la marchandise, champ social Amazoneïsé.
Ce faisant, je cherche à tenir ensemble puissance de destruction et affirmation des strictes conditions de la vie dans ces espaces — ces espaces devenant les lieux de l’ici et maintenant d’une vie affirmative — dans une sorte de vitalisme queer ou d’éthique des devenirs dissidents. Espace de la désorganisation de l’ensemble des dispositifs étatiques et institutionnels qui visent à la conservation de l’abject dans un champ social sérialisé [21] et mortifère. Mais face à la capture inhérente de l’État et donc de ces lieux de l’ici et maintenant, c’est-à-dire la tendance de l’État à introduire de la mort (normalisation et répression) partout où essaie de se déployer la vie, il faut produire une opposition incessante que je propose de concevoir comme guérilla à l’instar de Deleuze et Guattari [22] en tant qu’elle est dés-organisation à la fois des structures institutionnelles et du sujet produit, nommément le suppôt [23], soit le corps organisé et les impulsions triées et hiérarchisées selon l’objectif de conservation de la civilisation occidentale.
Le contre-civilisationnel dit donc : la résistance est la seule voie possible. Elle est ce qui abolit l’idée régulatrice, les affirmations d’un horizon programmatique, les paroles de prêtres. C’est qu’il faut toujours tout recommencer, sans l’advenir idéal certain. Il faut, disons-le, une guérilla permanente, autre nom de la résistance. La résistance-guérilla permet de produire des possibles nouveaux dans ce contre quoi elle se fait : l’enfermement, la domination, la surveillance. C’est bien là ce que le mépris utopiste de Muñoz ne remarque pas en abandonnant la résistance dans le présent : que s’il y a queerness, c’est qu’elle s’entend dans l’ici et maintenant contre ce qui contraint le présent à sa médiocrité — la société de contrôle. Dans l’idéalisme de Muñoz, l’idée régulatrice, permet l’idée d’un passage de l’aliénation au bonheur universel. Bonheur universel ? C’est bien ce que nous promet la civilisation occidentale par la totale surveillance. Le contre-civilisationnel veut préserver une disposition générale à la guérilla.
Cette guérilla assidue est au plus près des formes nouvelles de pouvoir qui s’établissent selon les transformations technologique et économiques qui affectent la réalité historique. De telle sorte que la guérilla de tous les instants est sans modèle et sans idéal, elle garde comme tâche la vie : « Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes » [24]. La politique de l’événement harcèle la civilisation : elle ne se donne pas pour tâche d’actualiser un programme ou de viser un idéal mais de l’éthique du Kairos. L’homosexualité comme destructrice des moi civilisés [25] y prend part activement et en inspire le trait le plus fort et le plus singulier. « J’encule le monde », selon le glorieux cri de Genet.
Partant des expériences terroristes révolutionnaires, c’est-à-dire de cette césure terroriste qui s’est enlisée dans le désespoir [26], et plus particulièrement des Rote Zora, je propose de questionner notre manière d’hériter dans l’ici et maintenant de forces qui nous permettent de réinventer un corps vivant, en résistance à la conservation civilisationnelle. Les Rote Zora peuvent nous servir de point de départ passionnant. Organisation armée de la RFA, ces féministes pratiquèrent le terrorisme [27] pendant vingt ans (1974-1995) et y affirmèrent un sentiment de vie de force : « Le pouvoir est exercé de manière d’autant plus sûre qu’il est discret ». Affirmant la nécessité d’une autonomie organisationnelle du mouvement féministe au sein du mouvement de gauche des Cellules révolutionnaires (Revolutionäre Zellen), les Rote Zora entreprirent de créer des espaces de liberté échappant aux structures patriarcales, notamment par la clandestinité et l’attaque desdites structures — fussent-elles de la quotidienneté (mari ayant commis un féminicide) ou des institutions massives (Cour Suprême). Les Rote Zora ont mis en pratique la haine de la civilisation en refusant toute position de victime et de vulnérabilité :
On dresse les femmes à s’installer dans leur impuissance et à réparer les ravages psychiques causés par ce système. La compassion des femmes à l’égard des opprimés est fortement développée ; ce qui n’est pas développé, c’est la haine des oppresseurs, des ennemis. La haine a trait à la destruction et la destruction fait peur aux femmes. En rester à la description de cet état de choses ne signifie rien d’autre qu’accepter l’état d’impuissance, accepter le rôle de femme que propose cette société. La thèse des « femmes pacifiques » légitime le fait de persister dans la position de victime. [28]
Elles ne cherchaient pas à affirmer une exclusivité des luttes selon les identités (chacune et chacun sa parcelle) mais affirmaient que le traitement des sans papiers, des peuples colonisés, des homosexuels. Ainsi que des attaques répétées à l’encontre de grandes industries (Siemens, Nixdorf par exemple) qui produisaient de nouvelles technologies venant renforcer la surveillance et le contrôle étatique des subjectivités mais aussi de l’exploitation toujours plus intensive et mortifère des travailleuses et travailleurs du Sud (division internationale du travail). Elles ont affirmé la nécessité de détruire l’espace contre-civilisationnel : « Le mouvement des femmes est en lien avec la totalité des structures patriarcales, leur technologie, leur organisation du travail, leur relation à la nature, et à cause de cela c’est un phénomène qui ne disparaîtra pas en supprimant quelques excroissances cancéreuses, mais plutôt dans le long processus de la révolution sociale… » [29]
Il s’agit donc de penser des formes de lutte qui ne sont pas prises au piège dans la conceptualisation du droit moderne mais au contraire cherchent à échapper à l’appareil de capture étatique mais aussi à sa répression. Production alors d’un corps qui n’est plus vulnérable mais une menace, un corps-arme ou cœur-bombe. Dans notre souci d’hériter dans le présent de ces organisations contre-civilisationnelles tout en dépassant la césure du terrorisme rouge, nous appellerons ce corps-force : corps rotezorien. Pour reprendre les mots de Krahl au sujet de la guérilla urbaine : « Le guérillero urbain est l’organisateur d’irrégularité comme destruction immanente du système des institutions répressives. » [30]
La thèse de l’anti-socialité du queer appelle à accepter pleinement l’association de la négativité avec le queer, non point pour édifier — le fondement comme raison moderne — un ordre social apaisé, le bonheur afin atteint, mais pour détruire les structures de la modernité et les formes de discipline, de contrôle et de surveillance. A l’opposé du geste de Muñoz et de sa pastorale queer, qui inscrit le refus de l’advenir queer comme irresponsable, « blanc-bourgeois », en somme immoral, il s’agit pour cette thèse d’insister sur l’impossibilité inhérente à l’homosexualité d’enfermer la force pulsionnelle de la négativité dans une forme qui serait stable et positive. Ce postulat doit servir de point de départ pour nous démarquer de Muñoz et de l’utopisme : cette force de la négativité doit venir trouver son expression dans une guérilla assidue qui, ne cherchant pas à promettre un Bien suprême comme l’idéalisme Muñozien, suggère dans la droite lignée d’Edelman, « le mieux ». Disons encore que les politiques monstrueuses de la guérilla défigure la normativation et n’ont que très peu à voir avec un bien qui pourrait être généralisé — tout au contraire, il s’agit de vider les valeurs civilisationnelles de toute substance. C’est la catastrophe qui produit de nouveaux concepts et de nouvelles relations entre le groupes — embryon de socialité nouvelle — ; le contre-civilisationnel revendique d’être l’Apocalypse face à la catastrophe du présent civilisationnel. C’est en faisant de son corps une arme que le groupe politique révolutionnaire accueille la vie, dans la joie de haïr le monde actuel de l’aliénation et de tout faire, tout entreprendre, de se jeter de toutes ses forces pour le détruire.
Le queer entend ainsi établir un état permanent d’exception au sein de la civilisation en produisant des espaces de résistance qui sont les seuls espaces d’expérimentation de la liberté. A la différence de l’utopisme, il tient pour certain que la civilisation est mortelle et qu’il faut l’abattre : il y trouve là, dans ce projet de haine, la source d’une joie politique qui consiste à déployer toutes ses forces contre la Civilisation. Il est résistance face au présent et sans promesse d’un advenir rayonnant. Guy le disait, déjà :
« Le mouvement homosexuel se rapporte à l’inengendré-inengendrant du désir orphelin en ce qu’il ignore la succession des générations comme étapes vers le mieux-vivre. Il ne sait pas ce que signifie le sacrifice pour les générations à venir, pilier de l’édification socialiste. (…) Dans le groupe-sujet se dépasse l’opposition entre collectif et individuel, le groupe est plus fort que la mort parce que les institutions lui paraissent mortelles. Le groupe sujet homosexuel, circulaire et plane, annulaire et sans signifiant sait que la civilisation est mortelle, elle seule. » [31]
Polyeucte.
[1] Paru en 2009 sous le titre Cruising Utopia : the Then and There of Queer Futurity et traduit aux Éditions Brook en 2021 Cruiser l’utopie : l’après et ailleurs de l’advenir queer.
[2] Voir l’hommage à Leo Bersani : https://www.trounoir.org/?Leo-Bersani-1931-2022-Hommage-a-un-traitre
[3] Voir le texte « La structure du queer » : http://www.trounoir.org/?LA-STRUCTURE-DU-QUEER
[4] Lee Edelman, Merde au futur, Paris, EPEL, 2016, p. 10.
[5] L’expression est de Sam Bourcier, Homo Inc.orporated, Cambourakis, 2017.
[6] Cruising Utopia, op. cit., p. 35.
[7] Pour la traîtrise homosexuelle, je renvoie au texte du précédent numéro :
https://www.trounoir.org/?Leo-Bersani-1931-2022-Hommage-a-un-traitre
[8] Voir le texte de Daniel Bensaïd sur le messianisme actif qui ne s’épuise pas dans l’attente de l’advenir (messianisme spéculatif) mais s’exprime tout entier dans la résistance (activisme messianique) et un certain art politique de la conjoncture. Daniel Bensaïd, « Temps de la résistance, temps de l’utopie », in Actuel Marx, décembre 1999.
[9] « L’utopie n’est pas un bon concept, parce que, même quand elle s’oppose à
l’histoire, elle s’y réfère encore et s’y inscrit comme un idéal ou comme une
motivation, mais le devenir est le concept même. Il naît dans l’histoire et y
retombe ; mais n’en est pas. » (Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 106.
[10] Voilà que nos doctes utopistes nous répondent que le contre-civilisationnel est un « truc de gays blancs bourgeois », à la suite de Muñoz. Je répondrai ceci : « Dites aux peuples des pays du Sud, à ceux qui ont été colonisés, détruits par la civilisation occidentale, qui ont été modernisés, dont les traditions furent détruites au nom de notre progrès, dites-leur que s’opposer à la civilisation occidentale, c’est un truc de blanc. » Il s’agit là de la négation de toute la praxis des colonisés. L’utopisme de Muñoz, par son obsession de la communauté unitaire à former, produit une sorte d’idéalisme SOS Racisme qui fait de l’intégration à la société occidentale l’aboutissement de tous les êtres.
[11] Soulignons que Muñoz entretient une grande confusion entre les notions de pratique, de praxis et de pragmatisme. Ainsi on peut lire : « Je n’ai pas l’intention de donner une image de l’utopie qui soit prescriptive [ndlr : c’est pourtant le cas]. Je voudrais plutôt connoter une idéalité — un désir pour quelque chose ou pour une manière de faire qui n’est pas là, mais qui est malgré tout désirable, quelque chose qui en vaille la peine. Ce désir ne mène pas à une politique pratique ni même à une critique pratique, parce que le pragmatisme n’a jamais fait que nous décevoir. C’est le pragmatisme politique qui nous a mené.es jusqu’à ce moment historique où le droit de servir dans l’armée et de participer à l’institution suspecte du mariage est devenu la préoccupation majeure du mouvement gay. » (p. 214) La critique du présent par le queer radical semble se confondre dans le « pragmatisme gay » des conservateurs LGBT. Son rejet du présent l’amène à confondre les acteurs de l’aliénation et ceux qui sont acteurs de la désaliénation, ceux qui tiennent le bâton et ceux qui répondent aux coups.
[12] Il est d’autant plus étonnant que Muñoz consacre plusieurs pages à la critique du rationalisme alors qu’il ne réalise pas qu’il rejoue l’illusion moderne de la Raison juridico-politique.
[13] José Esteban Muñoz, Cruiser l’utopie, Paris, Editions Brook, 2021, p. 177.
[14] Ce passage affolant de nihilisme : « Dans ce livre, j’avance que nous avons besoin d’idéalisme (…). L’idéalisme queer est peut-être bien le seul moyen d’amener un nouveau mode de radicalisme, à même de libérer la politique queer de l’emprise mortelle qu’elle exerce aujourd’hui. » (p. 293)
[15] Theodor W. Adorno et Ernst Bloch, « Il manque quelque chose …Sur les contradictions propres au désir d’utopie », Europe, n° 949, mai 2008, p. 54.
[16] En refusant la négativité comme puissance de destruction, l’utopisme queer maintient comme loi implicite la reproduction et l’impératif que cette dernière s’effectue parfaitement : car les termes de l’actuel doivent être perfectionnés par l’utopisme, c’est-à-dire les termes de la modernité et de l’hétérosexualité. Le queer est-il le plus haut degré au–delà de l’hétérosexualité, comme une perfection enfin atteinte à ce qui était établi dans le manque (l’hétérosexualité) ? Non : le queer est sa destruction.
[17] Pour la recherche d’une éthique vitaliste queer à partir de le contre-civilisationnel, je renvoie au texte « Homosexualité et civilisation : perspectives vitalistes à partir de l’anus » bien que le présent texte s’inscrive déjà dans un dépassement des perspectives qui y furent lancées. http://trounoir.org/?Homosexualite-et-civilisation-perspectives-vitalistes-a-partir-de-l-anus
[18] En fonctionnalisant l’avant-garde, il s’agit d’éviter le piège léniniste de l’avant-gardisme au profit d’une approche plus fluide : l’avant-garde comme fonction est circulante, elle passe d’un groupe à un autre à chaque fois qu’une trahison du serment a eu lieu et qu’un nouveau groupe produit une praxis responsable qui la peut accueillir. La fonction avant-garde est en ce sens précaire et toujours à rejouer dans le champ praxique. Muñoz affirme une fonction d’avant-garde à partir du futur qui interviendrait dans le présent : or la fonction d’avant-garde est production d’une subjectivité de groupe dissidente qui génère une nouvelle praxis. L’avant-garde n’est pas une anticipation du futur sur le présent, mais un infléchissement actif dans la situation présente qui doit rompre avec la sérialité des collectifs. En somme : imprimer un mouvement qui va ricocher.
[19] C’est la conservation élevée au rang de loi première qui fixe et solidifie le présent dans le nihilisme.
[20] Les traducteurs de Lee Edelman ont préféré traduire queerness par queerité tandis que ceux de Jose Esteban Muñoz ont conservé le terme anglais. Dans la lignée de Trou Noir et du traité de guérilla qu’est Terror Anal de Paul B. Preciado, j’emploierai ici le terme de dissidence (et ses variantes), notion plus apte à rendre l’idée de menace queer au sein de la civilisation mais aussi qui ne cherche pas à fondre les sujets indigènes revendiquant la barbarie dans quelque queerité. Il s’agit d’éviter à tout prix la totalisation effectuée par la queerness et la production d’une sphère close ; la dissidence est élaboration constante selon une logique de la situation.
[21] Le concept de sérialité, aussi daté que celui de praxis — mais puisque nous prônons une intergénérationnalité dans nos couches autant que dans nos boîtes crâniennes — renvoie à la tentative de Jean-Paul Sartre à partir de 1960 (Critique de la raison dialectique) des noces entre l’existentialisme bourgeois de ses premières œuvres et le marxisme. La sérialité renvoie à ce moment du social où les individus ne forment pas un groupe unifié dans un but révolutionnaire, mais sont au contraire isolés et incapables d’une action de rupture. Les individus sont comme une série — l’exemple d’élection de Sartre est celui de l’arrêt de bus : dans la file d’attente, chacun est indifférent à chacun et n’est qu’un numéro dans cette file d’attente. Cette situation d’exis s’oppose à la praxis du groupe (révolutionnaire).
[22] Voir le plateau « Traité de nomadologie » de G. Deleuze et F. Guattari dans Mille Plateaux (1980). Particulièrement ce passage :
« Mais, conformément à l ’essence, ce ne sont pas les nomades qui ont le secret : un mouvement artistique, scientifique, « idéologique », peut être une machine de guerre potentielle, précisément dans la mesure où il trace un plan de consistance, une ligne de fuite créatrice, un espace lisse de déplacement, en rapport avec un phylum. Ce n ’est pas le nomade qui définit cet ensemble de caractères, c’est cet ensemble qui définit le nomade, en même temps que l’essence de la machine de guerre. Si la guérilla, la guerre de minorité, la guerre populaire et révolutionnaire, sont conformes à l ’essence, c’est parce qu’elles prennent la guerre comme un objet d’autant plus nécessaire qu’il est seulement « supplémentaire » : elles ne peuvent faire la guerre qu’à condition de créer autre chose en même temps, ne serait-ce que de nouveaux rapports sociaux non organiques. » (p. 527. Je souligne)
[23] Voir le texte de François Fourquet publié sur Trou Noir.
[24] Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris, Minuit, 2003, p. 242.
[25] Et le barbare comme producteur des socialités non-civilisées vient rencontrer l’homosexualité pour éviter qu’elle ne soit que pure pulsion de mort et de destruction.
[26] Tout en reprenant le diagnostic de Toni Negri et Félix Guattari : « Cela étant, il faut reconnaître que cette vague terroriste a posé un problème vrai à travers des prémisses et des réponses radicalement fausses : comment lier la résistance contre la réaction à la mise en place d’un nouveau type d’organisation ? » (Les nouveaux espaces de liberté, Paris, Lignes, 2010, p. 91).
[27] On peut souligner en 1974 l’attentat à la bombe devant la Cour suprême de Karlsruhe en réclamant l’abrogation du paragraphe 218 criminalisant l’avortement. De nombreux documents et textes des RZ sont disponibles sur le site : https://encatiminirotezora.wordpress.com/ et dans l’ouvrage En catimini.
[28] Rote Zora, « Chaque cœur est une bombe à retardement », Janvier 1981. URL : https://encatiminirotezora.wordpress.com/chaque-coeur-est-une-bombe-a-retardement/
[29] Rote Zora, « La résistance est possible », Juin 1984. URL : https://encatiminirotezora.wordpress.com/la-resistance-est-possible/
[30] H. J. KRAHL, R. DUTSCHKE, Das Sich Verweigern erfordet Guerilla-Mentalität. Cité par Marco Rampazzo-Bazzan dans « Machine de guerre ou machine à guérilla » (Deleuze et la violence).
Au guérillero, nous choisissons les guerrilerxs.
[31] Guy Hocquenghem, Le désir homosexuel, Paris, Fayard, 2000, p. 176-177.