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Lien original : L’Amorce
Joseph Andras, écrivain ayant refusé le prix Goncourt de premier roman en 2016, se place à nouveau du côté des faibles et des révolté·es avec Ainsi nous leur faisons la guerre, triptyque d’histoires vraies entremêlées de critiques du suprémacisme humain. De quoi réveiller le sentiment de révolte.
« On dira même que ce petit chien, il est la lutte des classes à lui tout seul. » (p. 37)
« Mille abattoirs, un monde au cœur même du monde. Tenu secret. Manœuvrant dans le silence. Ce monde fait tourner le monde mais il n’existe pas. » (p. 88)
Joseph Andras aime plonger dans l’histoire : pas seulement l’histoire des forts et des vainqueurs, mais aussi celle des opprimés et des révolutionnaires, qui consacrent leur vie à lutter contre le colonialisme, les inégalités [1] et, dans l’ouvrage qui nous occupe ici, l’injustice faite aux animaux.
Ainsi nous leur faisons la guerre décline trois cas historiques de résistance humaine et non humaine contre l’ordre spéciste du monde, celui-là même qui permet à des hommes de disséquer un petit chien brun vivant, de coudre les paupières d’un nourrisson et de cribler de 70 balles une vache qui a osé s’enfuir du camion la menant à l’abattoir. Écrit à partir d’archives – coupures de presse et photos –, voici donc un court texte, véritable ode aux rebelles.
La première histoire relate la célèbre Brown Dog affair qui agita le Royaume-Uni au début du 20e siècle. En ces temps, la raison scientifique s’encombre peu d’éthique : la vivisection sur animaux non anesthésiés, quoiqu’interdite, est tolérée, pourvu qu’on n’en parle pas trop. On est le 2 février 1903, un petit chien brun de six kilos sera donc ouvert vif devant des étudiants en médecine venus observer si la pression salivaire dépend de la pression artérielle. Parmi l’auditoire, deux femmes, Lizzy Lind-af-Hageby et Leisa K. Schartau, des Suédoises qui ont déjà à leur actif des années de lutte contre la misère sociale, documentent l’événement. Elles en font un livre. Le scandale éclate et le monde est choqué : de telles horreurs se déroulent habituellement à l’abri des regards, dans les amphithéâtres feutrés. Le physiologiste qui a mené à bien l’expérience s’insurge, et porte plainte en diffamation. Il remporte son procès. Mais l’affaire ne s’arrête pas là, et finit par mobiliser des socialistes, des syndicalistes, des suffragettes ainsi que des écrivains tels que George Bernard Shaw. C’est donc en 1905, dans le district londonien de Battersea – un repère d’ouvriers, d’anticolonialistes et d’autonomistes irlandais –, qu’une statue du chien brun est érigée, symbole des « dérives de la science » (p. 27). Et c’est en 1907 que six étudiants en médecine, enfants de l’establishment, décident de la détruire. Un nouveau procès a lieu, suivi d’émeutes : la statue devient le symbole de ces féministes « hystériques » qui se battent pour voter et qui, en défendant ce chien, ne menacent pas moins que le genre humain et la nation britannique. « Le progrès social, la cause des femmes, le refus de manger la chair morte et celui d’armer les nations au front, tout cela marche d’un même pas » (p. 37) dira Lizzy Lind-af-Hageby dans un discours pendant les émeutes.
Les deux autres histoires racontées par Andras sont elles aussi véridiques et non moins politiques. Il y a celle de Val et Josh, deux activistes américains du Front de libération des animaux qui, en 1985, apprenant le triste sort des macaques rouges de l’Université de Californie à Riverside, décident d’y mener une opération de sauvetage. Parmi ces macaques, soumis à des expériences de privation sensorielle, se trouve Britches, un bébé de quelques semaines, à qui l’on a cousu les yeux et placé un sonar strident sur la tête. Il s’agit de faire progresser la recherche, en particulier pour les aveugles. Mais pour Val et Josh, « la Terre ne peut continuer de tourner avec un enfant aveuglé dans une cage » (p. 33). L’opération réussie, 700 000 $ de dégâts matériels occasionnés et des centaines de vies sauvées plus tard, on enlèvera le fil des paupières de Britches qui finira paisiblement sa vie.
Il y a enfin l’histoire de cette vache et de son veau qui, en 2018, dans la ville française de Charleville-Mézières, ont sauté d’un camion les conduisant à leur destin : « une évasion, voilà le mot » (p. 77). Le veau est repris, mais sa mère se refuse à toute capture. Elle manifeste une indocilité que même les plus grands philosophes ne peuvent comprendre, eux qui arguent que les bêtes n’ont « nulle conscience d’elles-mêmes » (Kant, p. 80) et que leur voix est « vide de sens » (Hegel, p. 80). Pourquoi ces deux-là ont-ils sauté, personne ne se pose véritablement la question, nous dit Andras, et leur fuite est un non-événement, un simple accident de parcours. Qu’ils puissent vouloir être libres n’est pas chose concevable.
À l’aide d’une langue sans fard, poétique, aux accents de litanie, Andras raconte l’histoire de la cause animale à travers l’éternelle quête de liberté qui anime les êtres sentients. C’est en outre à une réflexion philosophique sur la domination humaine que nous convie l’auteur. Ainsi nous leur faisons la guerre montre comment l’humanisme, sous couvert d’idéologie progressiste, consiste historiquement à exclure du monde politique et éthique – celui des « Hommes » – des catégories entières d’individus : animaux, bien sûr, mais aussi pauvres, autochtones, Juifs, Noirs et femmes. Le livre donne également à voir le combat d’humains et de non-humains contre des institutions qui, souvent, foulent aux pieds le désir fondamental des individus à persévérer dans leur être [2]. On parle ici de la police qui a abattu la vache, de l’abattoir qui aurait dû être sa destination finale, de l’université qui abrite des milliers d’animaux dans des cages, de la science, enfin, au nom de laquelle on justifie ces cages. Ce dont le livre rend compte, finalement, et qui le rend à la fois infiniment triste et profondément optimiste, c’est la « banalité du bien » [3] dont font preuve les mutins, déserteurs, saboteurs et pacifistes, ceux et celles qui se battent sans relâche, et parfois sans espoir, pour un monde meilleur. Andras leur dédie ces récits.
Notes et références