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Lien original : Oiseau-tempête n°3

Zapatisme et néolibéralisme [1]

Néolibéralisme versus capitalisme, question de terminologie

Durant la rencontre, j’ai entendu beaucoup d’idées intéressantes à propos d’économies et de ré­sistances alternatives aussi bien que d’expériences de résistances à la globalisation économique et à la transformation de la vie en valeur marchande. Ce­pendant, j’ai perçu également beaucoup de confu­sion à propos de questions fondamentales comme : qui précisément représente « l’humanité » ? Sommes-nous supposés être simplement contre le néolibéralisme ou contre le capitalisme lui-même ? Finalement, je suis reparti soucieux que l’emploi de l’expression néolibéralisme, en tant que raccourci idéologique pour désigner le système contre lequel nous luttons, puisse se révéler à la fois imprécis et potentiellement dangereux. A la réflexion, peut-être la meilleure contribution que je peux apporter au « nouvel espace de discussion » ouvert par les zapa­tistes serait de tenter de franchir la barrière des géné­rations et d’essayer d’expliquer mes craintes.
D’abord, je trouve que l’emploi du terme néoli­béralisme à la place de capitalisme manque de pré­cision. Au sens strict du terme, l’expression néolibé­ralisme se réfère à une théorie économique ou à une politique basée sur cette théorie. Par exemple, les théories du libre échange de l’école des économistes de Chicago et la politique de privatisation de That­cher et de ses disciples à l’étranger sont toutes les deux correctement désignées par le terme néolibé­ral. Le mot de capitalisme, quant à lui, désigne tout un système économique et politique. Le système ca­pitaliste de salariat, de production marchande, d’ex­ploitation et d’aliénation, date au moins de cinq siècles et s’est basé depuis le début sur l’exploitation globale (1492). Ce système capitaliste a adopté di­verses théories et formes politiques en différentes époques et lieux. Elles allèrent du mercantilisme, de la liberté du commerce, du protectionnisme, de l’impérialisme des trusts et des monopoles, du capitalis­me social au capitalisme d’Etat (avec des variantes aussi diverses que le capitalisme des trusts féodaux japonais, le « communisme » stalinien, le fascisme nazi) et maintenant le néolibéralisme… Tout ceci sans modifier l’essence même du capitalisme, c’est-à-dire l’auto-expansion du capital par l’extraction du temps de travail non payé.
Deuxièmement, je pense que substituer l’expres­sion néolibéralisme au terme capitalisme induit en erreur du fait qu’il semble impliquer que nous de­vrions tenter de forcer les pouvoirs en place à adop­ter une autre théorie (la néokeynésienne ?) ou une autre politique économique (le capitalisme de l’Etat-providence ?) dans l’espoir que, grâce à ces politiques économiques, l’oppression de l’humanité et la destruction de la nature seraient supprimées ou au moins diminuées de façon significative. Si cette tentative était couronnée de succès, cela serait cer­tainement un vrai raccourci, éliminant par là même la nécessité de songer à la perspective effrayante de vivre l’effondrement du système capitaliste mondial et son extirpation par les forces d’une nouvelle hu­manité, avec les soulèvements et les souffrances que cette perspective sous-entend.

Illusions dangereuses sur les requins végétariens

Mais je crains que cet espoir ne soit une illusion. Il tend aussi à concentrer les énergies sur la lutte contre les manifestations du capitalisme (dégrais­sages, délocalisations, concentrations, restructura­tions, dogmatisme libre échangiste, globalisation) [2] tout en oubliant de s’attaquer à la nature même du système du salariat et de la marchandise (la société marchande) où le profit dérive du vol par le capital du travail et des terres non payées.
De plus, dans la mesure où le néolibéralisme est synonyme de libre échange global et de mondialisa­tion, être contre le néolibéralisme tend à suggérer que l’humanité se trouverait mieux dans le cadre d’une forme quelconque de capitalisme national. Une telle vision constitue une invitation aux acti­vistes locaux de chaque Etat à rejoindre les rangs des protectionnistes parmi les classes possédantes « patriotiques » qui sont aussi opposées au libre échange et à la pénétration par le capital internatio­nal. Par cette logique, ces exploiteurs locaux – qu’ils soient propriétaires terriens, chefs d’entreprise, diri­geants d’entreprises d’Etat – doivent être considérés comme étant du côté de l’humanité, à force d’être « contre le néolibéralisme ».
A part le fait d’ignorer le conflit fondamental entre riches et pauvres, cette version protectionniste de l’alliance patriotique de l’opposition au néolibé­ralisme conduit logiquement à la guerre internatio­nale. Puisque chaque économie capitaliste nationale entre en compétition avec toutes les autres, les riches dans chaque pays mobiliseront inévitablement les pauvres comme chair à canon dans des guerres fra­tricides contre d’autres nations capitalistes. Par exemple, durant les années 30 les nationaux-socialistes d’ Hitler utilisèrent ce type de propagande pour dresser le peuple (Volk) allemand contre le capitalis­me juif international et l’Empire britannique, tandis que les militaristes japonais imposaient l’unité na­tionale contre la pénétration en Asie du capital blanc européen. De telles illusions sont dangereuses. L’ar­gent n’a pas de race, ni couleur, ni nationalité. Le ca­pitalisme était déjà global depuis ses débuts le long des routes commerciales internationales de la fin du Moyen Age, et la Bourse ne s’est jamais distinguée par son patriotisme.
De plus, le capitalisme n’est pas réformable. Se battre pour amener le capitalisme à changer de natu­re est à peu près aussi réaliste que d’essayer de convertir un requin en végétarien – et à peu près aus­si risqué. De par sa nature, le capitalisme n’est pas plus en mesure d’abandonner l’impitoyable exploi­tation des être humains qu’il est de la nature du requin de renoncer au sang et à la chair. Tout comme le requin végétarien mourrait de faim, l’entreprise ou la nation capitaliste qui s’abstiendrait de payer à ses travailleurs le minimum et de soutirer le maximum de labeur serait éliminée par la concurrence de requins plus féroces sur le marché mondial. Je me rends compte combien il est épouvantable d’accepter le fait que la seule voie de sortie pour l’humanité soit de déraciner totalement le système capitaliste. Prendre le raccourci d’être contre le néolibéralisme est plus aisé, plus à la mode. Mais est-ce correct d’in­viter les gens à nous rejoindre et à plonger dans la mer des luttes sociales sans afficher l’avertissement : « Danger ! Eaux infestées par les requins ! » C’est l’avertissement que le gouvernement réformiste so­cialisant d’Arbenz a oublié de délivrer au peuple guatémaltèque en 1954. Arbenz le désarma, la CIA entra en action et des décennies de terreur de droite en résultèrent. L’équipe d’Allende emprunta le mê­me raccourci au Chili de 1970 à 1973 avec les mêmes résultats désastreux. Apprendront-ils jamais ?

Tragédie historique de l’antifascisme

Si je semble exagérer l’importance du thème, c’est parce que j’ai vécu assez longtemps pour être le témoin du destin tragique de deux générations de gauchistes dont les luttes échouèrent de façon désas­treuse parce qu’ils reculèrent devant l’anticapitalis­me et trouvèrent plus facile et plus à la mode de prendre des raccourcis idéologiques et de se définir comme « contre » quelque chose de plus immédiat et de plus tangible. Je me réfère aux antifascistes de la génération de mes parents et aux anti-impéria­listes de la mienne.
Les antifascistes ne réussirent pas à stopper le fascisme en Espagne ou ailleurs en Europe en 1936-1939. Ils refusèrent à s’opposer au fascisme en tant que forme extrême du capitalisme en crise. A la pla­ce, ils prirent un raccourci : le Front populaire contre le fascisme. Cette alliance procapitaliste composée de communistes staliniens, de sociaux-démocrates, de partis capitalistes libéraux-démocrates, de syndi­cats et d’organisations culturelles était large, puis­sante et impressionnante. Mais, après que les magni­fiques chants populaires aient été chantés, les ralliements effectués, les communistes signèrent un pacte avec Hitler (ayant préalablement supprimé la révolution anticapitaliste des ouvriers et des paysans espagnols) [3] pendant que les socialistes européens et les libéraux-démocrates (Léon Blum, etc.) ven­daient la République bourgeoise espagnole et cé­daient devant Hitler à Munich. Il a fallu 20 millions de morts pendant la Seconde Guerre mondiale pour arrêter Hitler en 1945 et maintenant le fascisme se relève. Quel merveilleux raccourci !

Le sort paradoxal de l’anti-impérialisme

De même, les anti-impérialistes des années 60 ne réussirent pas à stopper l’impérialisme. Car, au lieu de s’y opposer en tant qu’aspect du système capitaliste, ils empruntèrent tous les raccourcis imagi­nables qui allèrent du soutien aux candidats capitalistes en faveur de la paix (tels que le sénateur nord‑américain McCarthy) à battre le tambour pour les dictateurs des régimes du capitalisme d’Etat tels que Ho Chi Minh, Enver Hoxa, Mao Tse-tung, Kim Il Sung, le colonel Qua­daffi (tous anti-impéria­listes bona fide). Du temps des campagnes mouvementées, des marches et des brigades rouges, personne n’avait le temps d’écouter ceux qui, minoritaires parmi nous, avaient compris que « l’impérialisme » n’était pas un complot des chefs de gouvernement mais l’essence même du capi­talisme (et ce depuis 1492), ceux qui virent que le soi-disant « communis­me » n’était rien d’autre que le capitalisme d’Etat totalitaire et bureaucra­tique, et que « la libéra­tion nationale » pouvait signifier se battre et mourir pour remplacer un op­presseur étranger par un oppresseur national.
Trente ans après, les « longues marches » anti-impérialistes de ma génération ont atteint leurs destinations et nos mouvements souterrains ont refait surface devant un spectacle édifiant. Nous regardons les leaders anti-impérialistes du Vietnam « libéré », de la Chine « communiste » inviter sans la moindre honte les capitalistes étrangers à venir exploiter leurs travailleurs. Et les exploiter à des tarifs dé­fiant toute concurrence que les conditions de tra­vail mises en place par ces Etats « révolutionnaires » à parti unique avaient ren­du possible (usines-bagnes, etc.). Cette nou­velle alliance contre les travailleurs a été résumée par le très sérieux com­mentaire de l’éditorialiste du « New York Times » à propos de l’annexion de Hong Kong : « Longue vie à l’héritage de Mao et à Merrill Lynch. » [4] Bien sûr, il était plus aisé d’expliquer l’anti-impérialisme que l’anti-capitalisme. Quel merveilleux raccourci ! La question aujourd’hui est la suivante : est-ce que l’emploi de l’expression néolibéralisme comme substitut à l’expression anticapitaliste peut mener à un nouveau dangereux raccourci ?

Richard Greeman