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Lien original : The Funambulist, par Leila Al Shami

Publié dans The Funambulist #34 le 2 mars 2021.

Par Leila Al-Shami 

Traduction : Lucas Amilcar


“Nous avons fait mieux que les ouvriers de la commune de Paris : ils ont résisté pendant 70 jours alors que depuis un an et demi nous tenons toujours bon.”

Omar Aziz, 2012.


Le 18 mars 2021, le monde entier commémore le 150e anniversaire de la Commune de Paris. À cette date, des hommes et des femmes ordinaires ont revendiqué le pouvoir de décider par eux-mêmes. Ils.elles ont pris le contrôle de leur ville et ont géré leurs affaires indépendamment de l’État pendant plus de deux mois avant d’être écrasé.e.s durant la Semaine Sanglante par le gouvernement français de Versailles. L’expérience d’auto-organisation autonome et démocratique des communards, comme moyen à la fois de résister à la tyrannie de l’État et de créer une alternative radicale à celle-ci, occupe une place importante dans l’imaginaire collectif et a inspiré des générations de révolutionnaires.

Le 18 mars est la date d’un autre anniversaire, mais sans aucun doute, beaucoup moins célébré dans le monde. À cette date, il y a dix ans, des manifestations massives ont eu lieu dans la ville de Deraa, dans le sud de la Syrie, en réponse à l’arrestation et à la torture d’un groupe d’écoliers qui avaient peint des graffitis antigouvernementaux sur un mur. Les forces de sécurité ont ouvert le feu sur les manifestants, tuant au moins quatre personnes et provoquant la colère des foules. Au cours des jours suivants, les manifestations se sont propagées à travers tout le pays, se transformant en un mouvement révolutionnaire exigeant la fin de la dictature du régime Assad après quatre décennies au pouvoir. Dans les années qui ont suivi, de nombreux.ses manifestant.e.s ont pris les armes pour pousser l’état hors de leurs régions. Malgré la brutalité de la contre-révolution déchaînée contre eux, les Syrien.ne.s se sont alors lancé.e.s dans de remarquables expériences d’auto-organisation autonome. Dès 2012, Omar Aziz, économiste syrien, intellectuel public et dissident anarchiste, comparait la première de ces expériences à la Commune de Paris.

Omar Aziz n’était pas un simple spectateur des événements en cours en Syrie. Vivant et travaillant en exil, il est retourné dans son Damas natal en 2011, à l’âge de 63 ans, pour participer à l’insurrection contre le régime. Il s’est impliqué dans l’organisation révolutionnaire et l’assistance aux familles déplacées de la banlieue de Damas sous les assauts du régime. Aziz fut inspiré par le niveau d’auto-organisation du mouvement. Dans de nombreuses villes et quartiers du pays, très tôt, les révolutionnaires avaient formé des comités de coordination locaux. Il s’agissait de forums organisés horizontalement à travers lesquels se planifiaient les manifestations et se partageaient des informations concernant à la fois les réalisations de la révolution mais aussi de la répression brutale à laquelle le mouvement était confronté. Ces comités encourageaient la désobéissance civile non violente et incluaient des femmes et des hommes de tous groupes sociaux, religieux et ethniques. Les révolutionnaires organisaient aussi la distribution de paniers alimentaires à ceux qui en avaient besoin et ont mis en place des centres médicaux pour soigner les manifestants blessés refusant d’aller à l’hôpital en raison du risque d’arrestation.

Selon Aziz, de telles activités étaient un moyen important de résister au régime et avaient réellement défié son autorité. Pourtant elles n’allaient pas encore assez loin. Grâce à leur organisation, les révolutionnaires développaient de nouvelles relations indépendantes de l’État, basées sur la solidarité, la coopération et l’entraide, mais dépendaient toujours de l’État pour la plupart de leurs besoins comme l’emploi, l’alimentation, l’éducation ou la santé. Cette réalité permettant au régime de maintenir sa légitimité et de perpétuer son pouvoir malgré l’opposition généralisée de la population. Dans deux articles publiés en octobre 2011 et en février 2012, alors que la révolution était encore largement pacifique et que la majeure partie du territoire syrien restait sous le contrôle du régime, Aziz a commencé à plaider pour la création de conseils locaux. Il les imaginait comme des forums, ancrés localement à travers lesquels les gens pouvaient collaborer collectivement pour répondre à leurs besoins, acquérir une autonomie totale par rapport à l’Etat mais aussi se libérer des structures de domination individuelle et communautaire. Il croyait que la construction de communes autonomes et auto-gouvernées, liées aux niveaux régional et national par un réseau de coopération et d’entraide, était la voie vers la révolution sociale. Selon Aziz, « plus l’auto-organisation est capable de se répandre plus la révolution aura jeté les bases de la victoire ».

Aziz ne s’intéressait pas à la question de la prise de pouvoir d’État et ne préconisait pas un parti d’avant-garde pour diriger la révolution. Comme les communards, il croyait en la capacité innée des gens à se gouverner eux-mêmes sans avoir besoin d’une autorité coercitive. Selon lui, les nouvelles formations sociales auto-organisées qui émergeaient dans la révolution allaient « permettre aux gens de prendre le contrôle de leur propre vie de manière autonome et de démontrer que cette autonomie est ce dont est faite la liberté ». Aziz envisageait que le rôle des Conseils Locaux serait de soutenir et d’approfondir ce processus d’indépendance vis-à-vis des institutions étatiques. Leur priorité pourrait être de collaborer avec d’autres initiatives populaires pour assurer les besoins fondamentaux tels que l’accès au logement, à l’éducation et à la santé ; collecter des informations sur le sort des détenus et apporter un soutien à leurs familles ; assurer la coordination avec les organisations humanitaires ; défendre les terres contre l’expropriation par l’État ; soutenir et développer les activités économiques et sociales; et enfin se coordonner avec les milices de l’Armée Syrienne Libre récemment formées afin d’assurer la sécurité et la défense de leurs communautés. Pour Aziz, la forme la plus puissante de résistance à l’État était le refus de collaborer avec lui en construisant des alternatives dans le présent qui préfiguraient un avenir émancipateur.

En novembre 2012, comme tant de révolutionnaires syriens, Omar Aziz fut arrêté et décéda en prison peu de temps après. Avant son arrestation, il aida à fonder quatre conseils locaux dans la banlieue ouvrière de Damas. Le premier était à Zabadani, une ville agricole et touristique entourée de montagnes, à une cinquantaine de kilomètres de la capitale. La ville s’est rapidement jointe au soulèvement de mars 2011, organisant régulièrement des manifestations appelant à la liberté et à la libération des détenus. En juin, des jeunes hommes et femmes avaient formé un comité de coordination local pour organiser des manifestations et effectuer un travail médiatique pour communiquer au monde extérieur ce qui se passait dans la ville. Comme les femmes communardes, les femmes de Zabadani ont elles aussi créé leurs propres espaces d’organisations. À la mi-2011, elles fondent le Collectif des femmes révolutionnaires de Zabadani. Elles participent alors en grand nombre à des manifestations et appellent à la désobéissance civile pacifique. Elles jouent un rôle de premier plan dans la grève pour la dignité en décembre 2011, une grève générale nationale qui tentait d’exercer une pression économique sur le régime. En janvier 2012, elles créent Oxygen Magazine, un magazine bimensuel fournissant une analyse de la révolution et promouvant la résistance pacifique. Par la suite, le groupe devint le réseau de femmes Damma qui continue de travailler pour aider les femmes à renforcer leur résilience, à atténuer l’impact de la violence dans les communautés touchées par le conflit, ainsi qu’à fournir une éducation et un soutien psychologique aux enfants.

Libérée en janvier 2012 par les milices locales de l’Armée Syrienne Libre, des barricades furent érigées et Zabadani fut placée sous le contrôle de ses habitant.e.s. Un conseil local fut créer pour combler le vide laissé par le départ du régime. Les résidents sunnites et chrétien.ne.s de la ville se réunirent pour élire les 28 membres du conseil parmi des personnes respectées au sein de la communauté et pour choisir un président. Il s’agissait de la première expérience démocratique de la Syrie depuis des décennies. Le conseil établit un certain nombre de départements pour administrer la vie civile quotidienne, y compris pour les soins de santé et l’aide humanitaire, ainsi qu’un comité politique impliqué dans les négociations avec le régime ou encore un tribunal pour résoudre les conflits locaux. Enfin, un comité militaire supervisait les bataillons de l’Armée Syrienne Libre pour assurer la sécurité. Alors que les représentants du conseil étaient tous des hommes, le Collectif des femmes révolutionnaires de Zabadani a joué un rôle important en soutenant les activités du conseil. Comme les communards de Paris, les habitant.e.s de Zabadani, qui rêvaient d’une société libre et juste, ont réussi à auto-organiser de manière créative leur communauté indépendamment du contrôle centralisé de l’État.

Autonomie locale et démocratie populaire furent perçues par le régime comme ses plus grandes menaces. Tout comme le gouvernement versaillais qui, refusant de combattre les Prussiens, tourna ses armes contre les communards, le régime syrien dirigea toutes ses forces contre le peuple de Zabadani. La ville fut soumise à un siège imposé par le régime, son allié le Hezbollah et soutenu par l’Iran. Les bombardements quotidiens entrainèrent une détérioration dramatique des conditions humanitaires. À l’intérieur de la ville, les révolutionnaires furent également confrontés aux défis que présenta la présence de bataillons islamistes extrémistes. Ils gagnèrent en importance au fil du temps jusqu’à finalement arracher le contrôle de la commune au conseil local en 2014. Après les échecs de nombreux cessez-le-feu, le régime repris le contrôle de Zabadani en avril 2017, découlant sur l’évacuation de force de nombre de ses habitant.e.s par le régime.

 

L’expérience de Zabadani est remarquable, mais pas unique. Au cours de la révolution syrienne, des territoires ont été libérées à tel point qu’en 2013, le régime avait perdu le contrôle d’environ les quatre cinquièmes du territoire national. En l’absence d’État, c’est l’auto-organisation populaire qui permis aux communautés de fonctionner et de résister au régime. Parfois pendant des années. Des centaines de conseils locaux ont été créés dans les zones autonomes nouvellement créées, aidant écoles et hôpitaux à continuer de fonctionner et fournissant des services publics essentiels tels que l’approvisionnement en eau et en électricité ou la collecte des ordures. Dans certaines régions, ils cultivaient et distribuaient aussi de la nourriture. Les populations ont également travaillé ensemble à la création d’organisations humanitaires, de centres de surveillance des droits de l’homme et d’associations de médias indépendants. Des centres pour femmes ont été fondés pour encourager les femmes à être actives politiquement et économiquement et pour défier les mœurs patriarcales. Un exemple est le centre Mazaya à Kafranbel, Idlib, qui a enseigné des compétences professionnelles aux femmes, a tenu des discussions sur les questions des droits des femmes et a contesté les menaces posées par les groupes islamistes extrémistes. Des syndicats ont été créés pour les étudiants, les journalistes et les agents de santé. Dans la ville septentrionale de Manbij, les révolutionnaires ont créé le premier syndicat libre de Syrie, qui fit campagne pour de meilleurs salaires. Les activités culturelles ont prospéré, y compris les collectifs de films indépendants, les galeries d’art et les troupes de théâtre. Dans la ville libérée de Daraya, près de Damas, les révolutionnaires ont construit une bibliothèque souterraine à partir de livres récupérés dans les maisons détruites.

Après 2011, avant que la contre-révolution ne les écrase, dans toute la Syrie des régions ont vécu à l’abri de la tyrannie du régime. Le pouvoir est redescendu à un niveau local et les gens ont travaillé ensemble par l’entraide, souvent dans des circonstances extrêmement difficiles, pour construire une société pluraliste, diversifiée, inclusive et démocratique. L’antithèse même du totalitarisme de l’état Syrien. Ils et elles, n’étaient motivé.e.s par aucune grande idéologie, ni dirigés par une faction ou un parti. Ils.elles étaient poussé.e.s par la nécessité. Leur existence même remettait en cause le mythe propagé par l’État selon lequel sa survie était nécessaire pour assurer la satisfaction des besoins fondamentaux et la stabilité. En construisant des structures sociales égalitaires et en recréant des liens sociaux de solidarité, de coopération et de respect mutuel, les Syriens et Syriennes ont montré qu’ils.elles étaient plus que capables d’organiser leurs communautés en l’absence d’une autorité centralisée et coercitive. Ils.elles n’avaient pas de modèle ou de plan. Chaque communauté s’est organisée selon ses propres besoins, circonstances et valeurs locales spécifiques – l’essence même de l’autodétermination –  fondamentale dans un pays aussi socialement et culturellement diversifié que la Syrie. Ce qu’ils.elles partageaient était un désir d’autonomie par rapport au régime et un engagement envers des formes d’organisation décentralisées et autogérées.

Alors que l’expérience de la commune parisienne est bien connue et célébrée en Occident, nous devons nous demander pourquoi des expériences similaires se produisant en Syrie à notre époque ne le sont pas – pourquoi se sont-elles pas parvenues à attirer les formes de solidarité les plus élémentaires. Alors qu’une grande partie de la théorie radicale a des prétentions à l’universalisme, elle accorde souvent peu d’attention aux contextes ou cultures non-occidentales. Lorsque la gauche radicale occidentale pense à la Syrie, elle pense souvent à l’intervention d’un État étranger, à des groupes islamistes extrémistes et à de nombreuses brigades armées qui se bousculent et se disputent le pouvoir et le territoire. Peu d’attention est accordée aux hommes et aux femmes ordinaires et à leurs actes courageux de défi contre un régime tyrannique et génocidaire. Ces hommes et ces femmes ont formé l’épine dorsale de la résistance civile de la Syrie. Ils ont non seulement résisté au régime, mais ont également construit une alternative viable à celui-ci. Leur combat est devenu multiforme. Ils ont défendu leur autonomie durement acquise vis-à-vis du régime et puis plus tard face à de nombreuses forces étrangères et groupes extrémistes qui considéraient leur existence comme une immense menace. Ils ont été boudés et souvent calomniés par la communauté internationale, y compris par des personnes qui prétendent faire partie de la gauche anti-impérialiste. Leur existence étant devenue un inconvénient pour les grands récits concernant la révolution syrienne et la guerre contre-révolutionnaire. L’impérialisme épistémologique laisse peu de place aux réalités vécues par les Syrien.ne.s.

Comme avec la Commune de Paris, il y a beaucoup à apprendre de l’expérience révolutionnaire en Syrie. En temps d’insurrection ou en temps de crise, de nouvelles formes d’organisation émergent. Elles offrent souvent des alternatives aux systèmes hiérarchiques, coercitifs et d’exploitations pratiqués à la fois par le capitalisme et par l’État. Grâce à une auto-organisation décentralisée, sans avoir besoin de gouvernants ou de patrons, mais par l’association volontaire, la coopération et le partage des ressources, les peuples peuvent transformer les relations sociales et avancer vers un changement radical. Ils nous montrent que des futurs émancipateurs peuvent se construire ici et maintenant, même dans l’ombre de l’État.


Toutes les citations sont tirées de la traduction anglaise des deux articles d’Omar Aziz sur La formation des conseils locaux par Bordered by Silence, à l’exception de la citation introductive qui provient de Twitter, maintenant supprimée.