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Plus d’une décennie de partages collectifs a fait que je n’imagine plus vivre seul ou à deux, que je ne saurais plus comment faire sans les boums au petit déjeuner et les brossages de dents collectifs, les ami-e-s qui sautent d’un poids lourd parti de Barcelone et frappent à l’improviste, les journées où chacun-e bosse un peu dans son coin et celles où l’on se rassemble à quinze pour trier la friperie, boucler un journal, préparer une action ou creuser une canalisation. Je ressens que je ne peux juste plus me réadapter à certaines clés de voûte de la « normalité ». Je cultive ce plaisir, un peu comme le fait d’avoir ce sentiment de flip et d’écoeurement qui m’envahit quand j’entre dans un hypermarché. Je crois que squatter apprend à s’adapter à beaucoup de situations invraisemblables mais parvient aussi à induire en nous des formes d’hostilité un peu irrémédiables, et c’est tant mieux.
J’ai appris un temps malléable et des journées hétéroclites de peinture, de sciure, de terre, de réunions, d’écriture, de gasoil, de communications câblées, de débats enflammés au détour d’un repas, d’actions en ville et de balades nocturnes. Je sais qu’entre la réalité de ma maison et ce que plein de gens imaginent trouver derrière les murs avec leurs télés-clichés-matelas-crasse-défonce, il y a un gouffre… Je sais que l’on refuse d’être rentables à leur cauchemar économique, mais que ça n’empêche pas les supposés « feignants » et « parasites » d’avoir des journées qui débordent d’activités, sauf qu’elles ne s’évaluent pas en terme de pertes et profits sonnants et trébuchants, et que l’on ne comptabilise pas 35 heures, parce qu’il y en a bien plus dans la semaine et que l’on essaie de vivre chacune d’elles avec passion et sans patron.
Squatter m’a montré que le monde était rempli de poubelles débordantes de beignets à la framboise, de tomates et de pitchs au chocolat. J’ai appris à ouvrir les yeux sur les rues et à trouver des chantiers, des usines, des décharges pleines de matériaux. J’ai appris à percevoir les bâtisses vides dispersées un peu partout dans la ville et à fantasmer des vies à l’intérieur.
Squatter m’a appris à désirer des salles bricolées et pleines de guirlandes où pouvaient se croiser des shows comiques absurdes, des boums, des soirées de récit d’auto-stop, des nuits dont vous êtes le héros, des karaokés do it yourself, du cinéma expérimental, du théâtre de propagande et des films de Cassavetes, des festivals de marionnettes, du turbo folk et des concerts de rock’n’roll, que l’importance est dans la rencontre et l’interaction entre les personnes sur scène et nous. J’ai aimé me retrouver à planter des tomates avec des musicien-ne-s argentin-e-s, rester dans le salon à boire des alcools lointains après avoir fermé la salle et faire des adieux émus à des inconnu-e-s de la veille lorsque leur van repart pour la prochaine date.
J’ai appris les chantiers collectifs où l’on peut continuer la nuit à se lire des romans de poudre et de feu en posant un enduit de chaux sur des murs de paille dans un hangar en béton ou travailler des heures comme des fourmis sous les spotlights pour dégager au marteau piqueur des poutres de leur coque de parpaings, et puis s’endormir à quinze dans le salon sous une couette devant une comédie musicale ou se poser sur les marches de la maison à siroter du chocolat chaud pour soigner nos courbatures, et contempler le flot sonore des gens qui se rendent au travail dans leurs petites voitures.
J’ai appris qu’il n’y avait pas grand chose de plus beau que finir par élire un lieu inconnu et y entrer pour de bon après en avoir visité maints autres, de casser l’étrangeté des murs froids, de faire siens des objets jaunis et des vieux papiers peints à fleurs, d’avoir des amitiés issues de nuits blanches et de risques partagés, de bricolages improbables et de victoires face à la police. Cette joie de l’irruption collective s’est transmise à des bureaux, chantiers, magasins, autoroutes, écoles en fonctionnement dont il devenait possible de suspendre abruptement le cours habituel et les nuisances pour les transformer un temps en espaces vivables.
J’ai trouvé une poésie renversante à transformer les histoires et topologies d’espaces rouillés et sortis du temps, à voir des lampadaires d’anciens abattoirs éclairer la cuisine végétalienne d’une convergence anticapitaliste, de vieilles maisons bourgeoises abriter des féministes radicales, une ancienne usine de bikinis accueillir une rave party, contempler le lac Léman du toit d’un bâtiment banquaire de douze étages où les gens dansent en contrebas dans des coffres forts ou conspirer à des agitations urbaines dans un château autour d’une table sculptée et de tableaux de chasse à courre.
J’ai appris combien l’espace était précieux et à m’émerveiller de pouvoir faire dans ma maison des parties de cache-cache géant, une patinoire en hiver ou des soirées frite et cinéma en plein air, et d’avoir un cagibi assez grand pour y abriter un vieux bateau, des carcasses de voitures, des tonnes d’inventions ratées et de quoi construire et meubler quelques maisons. Je m’émerveille un peu moins de ce que le rangement d’un espace, où s’agglomèrent tant d’objets, de projets et de personnes, soit à ce point un défi quotidien.
Squatter m’a appris à voir la rue et les maisons comme des terrains de jeu et de construction, que l’on pouvait bâtir une mezzanine au-dessus de la route et y reconstituer minutieusement le radeau de la méduse en tableau vivant, péter le bitume pour planter des arbres et construire un square, suspendre une table de banquet avec des poulies à 5 mètres du sol, transpercer sa maison de bas en haut par un mât avec une vigie de bateau pirate à la cime, mettre « le bon, la brute et le truand » sur un ghettoblaster et passer l’après-midi à faire des batailles de fraises et de mangues pourries, construire un four à pain en terre pour des pizza-parties et créer un village ouvert sur un quartier au milieu d’une technopole polluée, souder des chaussures à talon en acier, inventer un système de poêle à bois à double foyer avec un échaffaudage et des bidons de fuel, fabriquer un moteur qui fonctionne à l’eau ou une machine à laver à pédales, tourner un film de zombies et attaquer les banques environnantes au ketchup ou se préparer à l’arrivée de la police en costume de Maya l’abeille avec un poste qui crache « je voudrais mourir sur scène » de Dalida.
Squatter m’a prouvé que l’on pouvait être mégalo, prendre méthodiquement à 100 un institut de géographie haut perché un matin de 1er mai, puis dominer la mairie et la préfecture pendant deux jours, se faire expulser sans autre forme de procès et quand même être ivre de l’avoir vécu. Parfois on peut aussi rentrer, sans vrais repérages ni grands plans d’ensemble, dans une usine visible de tout le quartier, pleines de portes et de fenêtres et bien trop poreuse pour être proprement barricadée, et quand même parvenir à rester.
J’ai découvert qu’en quelques années, j’avais accumulé un paquet d’expériences utiles, des fabrications de journaux et de radio pirates, de l’escalade et de la soudure, des coups de bêche et de clé à molette, de la self défense et des dossiers juridiques, de la comptabilité et du théâtre de rue, des soins à base de plante et des premiers secours en manifs, de la bouffe pour cent et des enquêtes incognito, des camps d’actions et des analyses stratégiques, des caravanes itinérantes ou l’organisation de rencontres européennes à 2000 km de chez moi… J’ai appris à participer à faire surgir des fantasmes collectifs dans la réalité, à étudier les lois de l’argent et de l’État, puis à les transgresser ou à les contourner. J’ai pris confiance dans le fait que RMI ou pas, travail salarié ou pas, je n’aurai plus peur d’être « à la rue », « précaire » et autres épouvantails de la loose sociale. Je sais que l’on a construit des réseaux qui s’entretiennent et qu’il y aura toujours quelque part des plans pour faire un peu de thune au besoin, et des refuges et ami-e-s pour démarrer de nouvelles vies. Je sais aussi que quand on n’a plus peur de ça, c’est déjà beaucoup plus dur pour eux de vous faire plier ou de vous remettre dans le droit chemin.
Squatter m’a appris à vivre dans des espaces où nous sommes alternativement 4, 20 ou 50 à partager un quotidien et que cela soit variable d’une semaine à l’autre, à avoir 100 personnes de 20 pays qui dansent sur des tubes disco après trois jours de réunion marathon, et se retrouver à 6 le lendemain, encore abasourdi-e-s, dans la même maison.
Squatter m’a fait vivre dans des groupes complètement hétéroclites avec des personnes qui se couchaient à 6 heures du mat’ quand d’autres se levaient, certaines qui passaient leurs journées à gribouiller des tags autour d’une table et d’autres à rédiger des tracts, certaines qui passaient leur temps à écumer les rues et en ramener des objets en tout genre pendant que d’autres passaient leur temps un balai à la main et à remplir les poubelles, certaines qui voulaient squatter pour toujours pendant que d’autres étaient là pour deux mois, certaines qui ne juraient que par le potager pendant que d’autres vivaient insomniaques dans des lignes de code informatique, certaines qui se cachaient à l’autre bout de la maison dès que le mot réunion était lancé pendant que d’autres voulaient qu’elles durent des heures, certaines qui prenaient les rues au moindre mouvement social pendant que d’autres pestaient de se retrouver alors seules au petit déjeuner, certaines qui voulaient parler de relations interpersonnelles et déconstruire les rapports de pouvoir quand d’autres étaient muettes dès qu’il ne s’agissait plus de parler de bricolage, certaines qui passaient des heures à démonter des claviers d’ordinateurs et à en repeindre les touches une par une en rose pendant que d’autres abattaient des murs, certaines qui ne cuisinaient que de la purée pendant que d’autres ne pouvaient occuper la cuisine sans se lancer dans des déluges culinaires et servir les meilleurs falafels de la terre à 3 heures du matin alors que les trois quarts des gens ont lâché l’affaire et sont partis se coucher. J’ai vécu combien cette diversité était stimulante mais aussi comme ça faisait du bien parfois d’arriver à se constituer dans un groupe où les affinités politiques, les choix de vie, les partages de responsabilités trouvent des formes de cohérence et de stabilité.
J’ai vu des gens que les squats ont sauvé un temps de leur quotidien appart-prozac, de boulots de merde ou d’études à mourir d’ennui, de centres de rétention ou de taules, de relations de merde ou de traumatismes d’enfance. J’ai constaté aussi combien il était parfois déboussolant de vivre en conflit avec la société qui nous a formaté et de refuser ses normes, de choisir son temps et ses activités. J’ai constaté que celles et ceux qui s’y essayaient ne se retrouvaient pas là par hasard, que ça ne marche pas toujours et qu’il y a trop d’ami-e-s et de compagnons de luttes perdu-e-s dans des déprimes, des redescentes solitaires vers la normalité, ou éteint-e-s par la drogue. Je crois aussi qu’il y a toujours un risque à se fabriquer des bulles parce que c’est dur ensuite de retomber dans le monde, quand on a connu un peu plus de solidarité, de fièvre ou de douceur.
J’ai appris à quel point vivre en collectif prenait du temps, pour échanger avec ses co-squatteur-euse-s et ne pas juste se croiser aux repas, pour soutenir ceux et celles qui vont mal et accueillir les ami-e-s de passage. Je sais qu’un lieu ouvert c’est des moments planifiés mais aussi du temps pour ceux et celles qui frappent à la porte sans prévenir pour visiter, peindre les murs, amener des carcasses de vélo, des bidons d’huile de friture ou des piles de tracts, pour vous demander un entretien pour leur thèse de socio, de l’aide pour un pote sans-papiers ou un lieu en procès, pour prendre un thé ou proposer de venir tourner un clip de hip-hop, et puis pour répondre au téléphone qui n’arrête pas de sonner et de vous poser des questions invraisemblables ou de vous envoyer courir à l’autre bout de la maison. Souvent j’en ai envie mais quelque fois ça me submerge et ça déborde trop sur le reste alors je m’enferme pour travailler aux heures où tout le monde dort, et quelquefois je prends du temps pour m’arracher à tout ça et partir tendre le pouce sur l’autoroute.
J’ai constaté à quel point on ne nous avait pas appris à être autonome, à nous organiser sans chefs, à ne pas compter sur des mères et copines pour tenir une maison, à ne pas avoir des manards et d’autres qui pensent et écrivent pour eux. J’ai vu que tout ça prenait du temps, des errances et des expérimentations formelles, des coups de gueule et des coups de pied dans le tas, des tableaux de tâches et des réunions sans fin… et souvent, c’est la merde. Souvent il y a des gens qui se font écraser quand même, des prises de tête et des rapports de pouvoir, parfois d’autant plus qu’on a décidé d’y être attentif, de les décortiquer et de les expulser de nos vies. Et régulièrement, petit à petit, on arrive quand même à briser certains fatalismes sociaux, à vivre à travers d’autres réflexes, d’autres formes d’organisation et c’est beau.
J’ai appris qu’il était possible de vivre des relations plurielles, avec des groupes ou des individus, sous des formes et régularités différentes, dans plusieurs villes et lieux, et d’essayer de ne pas trop classer ces amitiés-amours-rencontres dans des cases formatées. J’aime la diversité des intensités possibles avec mes co-habitant-e-s d’ici ou mes ami-e-s d’ailleurs et ressentir comme chaque personne devient belle quand on partage des aventures et des adversités.
J’ai dû me rendre compte que nos espaces « protégés » n’étaient pas à l’abri de diverses formes d’abus et de viol, et que le fait de ne pas fermer les yeux comme souvent ailleurs, de tenter de réagir sans juges ni policiers était une des choses les plus complexes et douloureuses que l’on puisse affronter collectivement. Et si on ne tente pas de le faire, tout le reste n’a plus beaucoup de sens.
J’ai compris par à-coups à quel point cette vie, même anormale, demeurait plus facile pour moi parce que j’étais un garçon blanc, en bonne santé, héritier d’une histoire militante et suffisamment peu bousillé par l’existence pour avoir à peu près confiance dans sa tête et dans son corps.
J’ai vu que l’on avait tôt fait de s’enfermer dans son ghetto avec ses potes, ses costumes, de regarder les « gens normaux » avec des sourires entendus, de ne plus sortir de son « zoo alternatif », de ses sigles « vegans », « black blocs », « crusts », « anargeeks » et de récréer une culture à certains égards aussi conservatrice que n’importe quelle autre malgré les couches de vernis contestataire. Squatter, c’est trop souvent croire faire la révolution entre soi en attendant une quelconque retraite à la campagne. J’ai heureusement aussi découvert en squattant que le monde était encore plein de prolos radicaux, de mamies autonomes, de vieux militants autodidactes, de quinquagénaires enragées et de voisins curieux qui regorgeaient de savoirs, d’expériences et avec qui il était possible de réparer ses vieux camions, de renforcer des piquets de grève, d’échanger des graines de courges ou des recettes de lutte, d’apprendre à coudre ou à abattre des arbres, plein de gens prêts à donner des poêles à charbon, un tracteur, un labo photo, un témoignage au tribunal ou des doubles des clés de la maison qu’ils viennent de quitter.
Squatter m’a montré qu’il y avait toujours des camarades pour vous héberger si vous étiez en rade dans une ville inconnue et qu’il y a cent lieux où partir apprendre et proposer son aide. J’ai appris qu’il y avait toujours les matériaux et savoir-faire dont vous avez désespérément besoin sur un des autres îlots d’un archipel de collectifs et de maisons urbaines ou campagnardes, et que tout ça peut transiter jusqu’à chez vous par le prochain convoi. J’aime que les maisons où je vis soient des plates-formes de départ aux quatre pôles vers les péages les plus proches.
Squatter a changé ma vie en tant qu’outil de résistance politique. Cela m’a confirmé que, pour lutter, il faut aussi créer des environnements propices à expérimenter d’autres modes de vie et les faire ressurgir partout ailleurs, que pour passer à l’offensive, il faut disposer de bases où se retrouver, se préparer et se ressourcer. Squatter m’a montré que l’on pouvait faire converger utilement en un même lieu des luttes pour les transports gratuits ou contre les frontières, pour soutenir des travailleurs en grève ou contre la construction d’une prison, contre l’aseptisation des quartiers ou pour des médias indépendants, contre les technologies de contrôle ou pour une informatique subversive, que l’on pouvait soutenir des révoltes au Nigeria et oeuvrer localement à la destruction du capitalisme ou du patriarcat. Squatter m’a montré que s’acharner sur certaines de ces luttes pouvait transformer la ville et faire plier les autorités, les faire sortir de leurs gonds et baver de rage, et m’a offert plein de temps à y consacrer.
Squatter m’a donné foi dans la force des regroupements, sans qu’il soit nécessaire d’attendre un mouvement de masse. J’ai vu que l’on pouvait débarquer à trente avec nos brosses à dents à la Lyonnaise des eaux pour obtenir un contrat, fermer une préfecture en l’attaquant avec des épées en carton, hurler devant le commissariat pour sortir des potes de garde à vue, balancer des gravats ou du compost dans les bureaux du maire et finalement obtenir gain de cause parce que l’on n’est plus seul, que l’on est prêt à revenir et que l’on s’est appris les un-e-s les autres à leur tenir tête.
Squatter m’a prouvé que quand l’époque s’accélère, que les usines, les facs et les rues sont bloquées, nous disposions d’une capacité à nous jeter à coeur ouvert dans la bataille avec des véhicules et des gamelles, des masques et des mots, des matelas et des pieds de biche, des chaînes et des sonos, et les forces nécessaires pour transmettre des pratiques d’action et d’organisation éprouvées dans le quotidien.
Squatter m’a montré que la paix est un luxe réservé à certaines personnes qui bénéficient d’une position sociale accommodante, choisissent de se taire et de fermer les yeux. Je sais que dans notre cas, se refuser au silence peut nécessiter d’apprendre à se faire des portes blindées, à dormir d’une oreille, et à courir avec des extincteurs ou des barres de fer. Je sais que cela nécessite de trier ce que l’on raconte au téléphone, de se préparer aux risques de perquisitions chez soi et de s’habituer à ruser la police, les voisins psychopathes et les crétins à croix gammée qui tirent sur votre maison ou vous sautent dessus au coin d’une rue… Squatter m’a offert quelques moments cauchemardesques, de tensions extrêmes, de paniques et de sang sur le palier. Je sais par ailleurs que la création de zones autonomes ouvertes, sans vigiles ni caméras, autorise des alliances improbables et l’expression d’ « anormalités » autrement réprimées, permet de s’organiser pour éviter un tas de discriminations et de violences, mais n’empêche pas de devoir être prêt à virer les relou-e-s des soirées quand ils-elles sont trop relou-e-s ou que tu as vraiment trop envie d’aller te coucher. Squatter m’a appris à accueillir et soutenir des inconnu-e-s, mais aussi à ne pas ouvrir à d’autres parce que ce n’est pas un « hôtel alternatif » et qu’il y a des situations où ce n’est pas possible. Cela m’a valu de me faire traiter suivant les goûts de « fasciste », de « paranoïaque », de « petit bourgeois » ou de « sectaire », quelquefois par des personnes réellement à la rue ou graves à l’arrache, mais bien souvent aussi par de généreux-ses citoyen-ne-s qui vivent dans des apparts confortables et sont bien content-e-s de ne pas avoir à se confronter à la merde des autres, à part dans les livres et les débats de bistrots. Squatter m’a appris qu’on n’a beau faire, on n’est pas à Disneyland, et que l’on vit dans un univers hostile à nos pratiques, où nos enclaves « autonomes » se font vite pourrir de l’intérieur et attaquer de l’extérieur si on ne les défend pas.
J’ai appris qu’on peut voir sa maison bêtement partir en fumée en quelques dizaines de minutes après avoir combattu quatre ans pour la garder, fondre en larmes, relativiser l’importance de tout ça, passer l’été aux aguets et en action au milieu des décombres et puis reconstruire quand même sur les cendres parce qu’on a décidé de rester même si on peut tout perdre.
Squatter m’a appris diverses manières d’attendre ou de provoquer. Je me suis réveillé encore saoul après un nuit de concert et deux heures de sommeil avec un CRS et des insultes au pied de mon lit et toute notre façade fracassée, et je me suis juré d’essayer de ne plus jamais revivre ça. Je me suis rendu à un petit déjeuner avec une soixantaine d’autres personnes dans la rue un matin glacé de janvier à 6 heures. Puis on a mis des voitures et des meubles en travers de la rue et aussi du feu et de la musique, au beau milieu des gens qui partaient au boulot ou qui amenaient leurs gosses à la halte garderie. Nous avions été invité-e-s ce matin-là parce que les habitant-e-s du lieu voulaient choisir leur moment, leur terrain et ne pas dépendre de la date choisie par la police. Et quand les camions anti-émeutes ont fini par se décider à sortir groupés du commissariat, tous les grands axes de la ville se sont trouvés subitement bloqués par des câbles et des barricades enflammées, et la police par du goudron et des plumes. J’ai dormi des nuits en été dans une maison vide, seul sous une remise pleine de gravats sous le toit avec un baudrier, à suer en attendant la police qui a évidemment préféré attendre que l’on se lasse et venir quelques semaines plus tard. J’ai dormi dans un hangar à coté d’un bidon de 200 litres rempli de béton armé dans lequel j’étais censé cadenasser mon bras si ils arrivaient, mais ils ne sont jamais venus et nous avons gagné. Et puis un jour je me suis réveillé par une matinée pluvieuse d’août, après avoir dormi un mois et demi sur les toits, répété des scènes d’expulsions, fait de cette attente une fête offensive et créative continue, et pensé qu’ils ne viendraient peut-être plus et que l’on allait continuer à vivre comme dans un rêve. On savourait des croissants et de nouveaux projets d’installation aérienne et… ils sont arrivés… à l’heure de l’apéro, cent policiers courant dans tous les sens et bouclant le quartier, mais cette fois nous avions tenu l’attente et tou-te-s les habitant-e-s de cette rue squattée étaient posté-e-s sur les toits, prêt-e-s à les recevoir.
Squatter m’a donné confiance dans les capacités de nos réseaux à s’entraider à une échelle large : quand des gens débarquent de partout parce que votre maison va mal, manifestent ensemble contre les magouilles d’un bailleur social lors d’une intersquat francophone ou se coordonnent dans diverses villes pour s’attaquer en même temps à votre propriétaire, quand on se retrouve sur des actions et luttes communes hors des squats et que ça marche parce que l’on partage aussi régulièrement des espaces, des voyages, des fêtes, des livres et des amours. Je ressens que même si on passe un jour par la case prison, il y aura des ami-e-s qui feront du bruit, soutiendront, ne lâcheront pas la pression, prépareront la sortie et qu’il ne sera pas si simple pour eux de nous isoler, même en cage.
Squatter m’a montré qu’ils peuvent bien vous traiter de « jeunes rêveurs » et d’ « utopistes », que « ça va quand on est jeune ! », que « c’est le sens de l’histoire » et que « l’on finit pas se raisonner »… Au bout d’un moment, quand ils n’ont réussi ni à vous faire partir ni à briser vos convictions, ils font moins les malins… Je sais depuis le départ qu’une bonne partie des « révolutionnaires » des années post-68 ont fini rangé-e-s ou au pouvoir et j’ai pourtant choisi de miser sur la possibilité de construire des formes de rébellions et de co-existences qui nous permettent de durer, d’être moins naïfs, plus cohérents et plus retors que celles et ceux qui se sont arrêté-e-s avant nous.
Je sais que la persistance des squats, même de ceux qui durent, est toujours fragile et relève d’un rapport de force continu. Je pense que squatter est un moyen, pas une fin et qu’il est précieux que se construisent d’autres bases en parallèle, à l’intérieur des villes ou ancrées dans les montagnes. J’ai pourtant appris que des batailles de longue haleine pouvaient être menées, parce que des acharné-e-s occupent des consulats un peu partout dans le monde, emplissent une ville de batailles de rue après que des troupes anti-terroristes soient venues les tirer de chez eux en hélico, annoncent qu’ils vont prendre une maison et secouent la police à 5 000 jusqu’à franchir la zone rouge, se font arrêter par centaines et recommencent chaque semaine pendant un an, parviennent étape par étape à ce qu’un mouvement social majeur se crée autour d’un immeuble autogéré, à insurger un bonne partie de la jeunesse et à se faire héberger dans les appartements des mamies du quartier quand la police les traque. J’ai l’impression que l’on a réussi à retrouver des forces et des pratiques de solidarité. J’ai vu en quelques mois que des toulousain-e-s pouvaient reprendre une maison le soir après s’en être fait expulser au petit matin, que des parisien-ne-s pouvaient faire renoncer la police venue les déloger ou que des dijonnais-es pouvaient fêter leurs dix ans d’existence après avoir empêché une nouvelle fois la revente du terrain qu’ils-elles occupent. Pourtant, tout cela n’empêche évidemment pas que nos espaces, et les luttes qu’ils portent, soient des cibles privilégiées pour les pouvoirs en place dans les années à venir.
Irrémédiablement, je ne parviens pas à m’y accoutumer. Je continue à être envahi d’une rage folle, d’un sentiment d’absurde et de révolte à chaque fois que la police, les proprios et les projets immobiliers foireux viennent nous arracher les rares zones de liberté que l’on arrive à construire dans ce monde. J’ai en mémoire tous ces moments tellement beaux que la pensée d’espaces et de collectivités perdus me prend au coeur et que j’essaie juste de ne pas être trop nostalgique parce que ça doit seulement être recréé ailleurs et autrement.
Un électron d’une intersquat (1995-2008 et plus)
When they kick out your front door
How you gonna come ?
With your hands on your head
Or on the trigger of your gunYou can crush us
You can bruise us
But you’ll have to answer to
Oh, Guns of Brixton