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Lien original : par Hugo Dorgere, via lundimatin


Les lectrices et lecteurs de lundimatin commencent à connaître Hugo Dorgere, notre envoyé spécial et spontané depuis ce lieux mystérieux où l’on fabrique nos enfants : l’éducation nationale. Après, « Je veux plus aller à l’école », « Monsieur, enlevez-moi mon zéro ! » et « En haut, ils ont des contraintes aussi ! », un nouvel épisode en immersion et en apnée. L’auteur s’y interroge : la souffrance au travail du corps professoral est-elle seulement liée au manque de moyens de l’institution ?

Dans le camp du travail, il y a une vieille litanie qui persiste : l’école irait très mal. Les syndicats enseignants en sont persuadés : la patiente est au stade terminale, il devient urgent d’intervenir. Encore faut-il s’accorder sur la nature de l’opération.

  • Il lui faut une cure de jouvence keynésienne ! tempêtent les syndicalistes.
  • Certainement pas ! rétorque le docteur Blanquer, flanqué de son assistant Ndiaye, vous allez la rendre obèse ! Nous voulons au contraire qu’elle soit flexible !

Les deux protagonistes sont arc-boutés sur leurs positions. Ils ne changeront pas d’avis. Leur fâcherie se redéploye dans tous les bahuts de l’Education Nationale où il y a présence syndicale ou mobilisation. Dans le mien, par exemple. Un lycée de banlieue assez typique, situé dans un des quartiers populaires les plus connus de la métropole de Lyon : Vaulx-en-Velin. Les gens de bien ne s’y rendent que sous la contrainte du salariat ou pour apaiser leurs mauvaises consciences. Ils s’étonnent de croiser dans la rue des gens normaux, vaquant à leurs occupations s’ils ont la chance d’en avoir une. En dépit des efforts des pouvoirs publics pour faire émerger une classe de possédants, la commune reste l’une des plus pauvres du Rhône. Les habitants, en grande partie des descendants d’immigrés, envoient leurs enfants au collège, au lycée, en croisant les doigts pour qu’ils récoltent des diplômes. Les croyances en l’ascenseur social sont encore vivaces. Cette situation crée une forme d’endettement vis-à-vis de l’Etat, vécue différemment selon les familles. La plupart choisissent d’accepter la cure d’obéissance que l’on va administrer à leurs gosses. D’autres, plus rares, renâclent, se cabrent, protestent. Le rapport à la dette se répercute dans les classes et va colorer les relations vis-à-vis du dispositif scolaire. Ce dernier s’incarne de la façon suivante : un humain plus âgé, souvent une femme en vérité, détenteur d’un certificat étatique, qui lui donne le droit de mettre au travail, pendant plusieurs heures, des êtres humains plus jeunes. Le prof est un manager qui se cache derrière sa mission civilisatrice, au nom de laquelle il plie les corps sans jamais les toucher. Même s’il y a un consensus assourdissant sur cette méthode de gouvernance, on finit toujours par rencontrer des résistances. C’est inévitable.

Au lycée Robert Doisneau, les incidents se sont multipliés cette année. Bien entendu, nous sommes très loin de la déferlante orange mécanique fantasmée par l’extrême droite. Mais cela a été suffisant pour éprouver mes collègues. Il y a eu cet élève, Dimitri, qui était à deux doigts de mettre une beigne à sa prof d’anglais. Il y a eu ce garçon qui a fait exploser des pétards en cours de physique pour se faire virer. Il n’en fallait pas moins à mes STI2D pour les imiter en cours de français. Il y a eu une petite bande nommée « la criminalité » qui ouvrait les portes des classes, jetait des œufs sur les camarades et le prof, puis se carapatait. Tous ces garnements sont passés illico devant le conseil de discipline, une juridiction miniature qui statue sur les déviations scolaires les plus graves. Les contrevenants y sont invités à se repentir de leurs fautes, avant d’être exclus de l’établissement. Ce faisant, nous remettons ces pauvres âmes entre les mains de Dieu ou plutôt, du rectorat. Quoi qu’il en soit, ces actes spectaculaires ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. Les petites transgressions du quotidien pèsent lourdement sur le mental des collègues. Bavardages, insolence, refus d’autorité, confrontation violente, il est vrai que la domestication des jeunes humains pour le compte de l’Etat bourgeois n’est pas de tout repos. Je ne sais pas comment mes collègues font avec leurs classes car entre profs, on ne s’observe que très peu. On redoute le jugement de l’autre, d’être celui ou celle qui se fait bordéliser sans s’en rendre compte. En tout cas, cette année scolaire aura été particulièrement épineuse. Placée sous le signe du retour à la normale, elle sonnait le glas de ces périodes de confinement et de couvre-feu, des parenthèses d’emprisonnement placées par le gouvernement, qui, parfois, nous ont offert quelques moments de répit. Il faut rappeler qu’alors nous enseignions à des effectifs réduits, en demi-jauge et parfois à distance, quand les élèves se prêtaient au jeu. Revenir pour un temps aussi long se fondre dans le collectif scolaire ne pouvait qu’alimenter le feu qui couve. Confronté à la mutinerie adolescente, un groupe de collègues a décidé de produire une enquête sur la souffrance au travail du corps enseignant. Les conclusions sont assez édifiantes et fournissent aussi un état des lieux des croyances professorales.

Dans la première partie intitulée « heurs et malheurs de l’enseignement à Robert Doisneau », les rédacteurs soulignent que les enseignants éprouvent une satisfaction à transmettre des savoirs aux élèves et à observer leurs progrès. Néanmoins, cela est contrebalancé par une gestion de classe de plus en plus difficile et un désarroi existentiel face aux évaluations qui se multiplient. Ce climat délétère a conduit au moins 30% de l’équipe éducative à consulter un médecin pour se faire arrêter suite à un trop grand épuisement. Ensuite l’analyse se porte sur les sources de ce mal-être au travail. Cela commence par le mépris du haut, qui traite ses employés comme des données comptables et prend des décisions à la va-vite, sans trop se soucier de la façon dont elles seront appliquées par le bas. L’épisode exemplaire de cette désinvolture institutionnelle aura été la gestion calamiteuse du Covid-19 par Blanquer, avec des protocoles sanitaires volontairement vagues, élaborés selon la légende entre deux rails de coke. Mais c’est la réforme du bac qui vient véritablement changer la donne en confiant l’intégralité de l’examen au lycée d’origine des élèves. Le nouveau format est une source de tension continuelle entre profs et élèves dans la mesure où à partir de la première, chaque note compte pour le bac. Il donne lieu à un marchandage quasi-permanent qui peut vite tourner à l’aigre, une mauvaise note pouvant faire pencher la balance vers une future voie de garage. En terminale, les négociations se finissent à la remontée des notes sur Parcoursup, le troisième trimestre ne compte que pour les rares élèves qui sont en difficulté pour l’obtention du bac. Pour finir, le manque de disposition scolaire des lycéens est pointé du doigt. Nos élèves auraient une vision de l’école en profond décalage avec la nôtre et manqueraient d’autonomie. Sans doute nous faudrait-il plus de temps et de moyens pour les rendre performants dans la course aux diplômes. Mais est-ce réellement souhaitable ? Je suis loin d’être convaincu même s’il vaut mieux ressortir du système avec un diplôme qu’avec son seul talent. Bref, dans ce patient listing des souffrances enseignantes apparaît en filigrane une institution défaillante qui est incapable de prendre soin de la communauté éducative.

L’enquête est transmise au rectorat. J’imagine qu’ils ont cogité là-haut. Peut-être ont-ils pensé au suicide de Christine Renon, une directrice d’école étouffée par la multiplication des tâches administratives. Hors de question qu’un malheur arrive sans qu’ils aient donné l’impression de faire quelque chose, pour se couvrir. Une journée de travail est donc prévue et nous voilà forcés d’interagir avec les formes de vie rectorales. Ils sont d’accord avec toutes nos propositions, à condition de trouver des solutions en interne. Leurs interventions pourraient se résumer à ce mot d’ordre : soyez résilients. Ils emploient une langue débordante de pensée positive qui a pour effet de vampiriser nos faibles dispositions belliqueuses. Pour l’avoir ressenti, je dirais que c’est un sort de léthargie managériale. Pendant l’assemblée générale qui s’ensuit, un de mes collègues finit par perdre patience :

On est pas contre s’investir davantage dans le lycée, grogne-t-il, mais on a déjà beaucoup de boulot. Il nous faut des moyens supplémentaires pour faire tout ce que vous recommandez.

Une inspectrice lui répond. C’est une fin de non-recevoir qui a probablement été pratiquée dans tous les établissements de la région.

Nous venons pour vous aider mais ce que vous demandez dépend du national. Nous faisons de notre mieux avec une enveloppe budgétaire contrainte.

La partie de ping-pong peut continuer mais les enjeux ne sont pas très élevés. Faire plus avec moins contre plus de moyens. Le même match se rejoue, les perdants sont toujours les mêmes. Parfois, je me demande si on n’est pas content de perdre. De nourrir une colère qui ne va nulle part. Notre impuissance a quelque chose de volontaire, nous interpellons une hiérarchie que nous savons sourde à nos demandes. C’est un rituel aux incantations inefficaces. Déborder du cadre, c’est renoncer à l’exercice de style syndical, qui fait beaucoup de bruit à vouloir cogérer l’institution. Ce n’est pas sans risque, la bourgeoisie s’alarme vite et frappe fort. Les deux collègues qui ont aspergé Blanquer de chantilly peuvent en témoigner. Mais dans cette période d’incertitude économique, être fonctionnaire, c’est encore quelque chose. Tu es payé tous les mois et on t’appelle monsieur ou madame. Tu peux emprunter et devenir propriétaire. Si tu produits assez de notes et que tes cours sont corrects, on te fout la paix. Tu serres les dents et tu attends la retraite, parce que toi, contrairement aux contractuels, tu as ton statut. C’est pas Byzance mais c’est mieux que le SMIC. Tu vivotes en regardant dans le rétroviseur, à rêvasser sur l’âge d’or envolé de l’Education Nationale. C’était le temps des élèves respectueux, du bac à l’ancienne et des bulletins de salaires décents. Le syndicalisme s’est aligné sur ce conservatisme rampant. Il ne rêve que de restauration de politiques déchues, comme par exemple, l’éducation prioritaire, dont les lycées sont évincés. Elle permettait aux pouvoirs publics de brandir un alibi quand on leur mettait le nez sur la détresse sociale dans les banlieues et c’était aussi plus confort pour les profs : meilleurs payes, effectifs réduits et emploi du temps plus souple. Domestiquer les franges les plus réfractaires du prolétariat sans coup de matraques, c’est un art qui rémunérait. Salaires/Moyens/Respect, proclame la page nationale des Stylos Rouges, un groupe d’enseignants qui rêvait d’imiter les Gilets Jaunes. A peu de chose près, on dirait la devise d’un syndicat de flics. Eux aussi voudraient plus de moyens. Faut-il leur en donner pour autant ? Je crois qu’ici, une certaine austérité s’impose. Des milliards ont été englouti dans une guerre sans fin contre l’insécurité. De la même manière, un budget faramineux a été dépensé pour faire advenir ce French Dream de l’éducation, selon lequel un passage réussi à l’école pourrait vous émanciper de votre famille de smicards. Beaucoup d’appelés, peu d’élus. Mais que l’on ne se méprenne pas sur mes intentions. Je ne suis pas contre l’augmentation des salaires ou la titularisation des précaires. Soyons flibustiers, prenons tout ce que nous pouvons prendre à l’ennemi, sans états d’âme. Mais rendons-nous à l’évidence. Un salaire de cadre et des effectifs allégés ne feront pas disparaître le malaise enseignant. Il a des causes plus profondes. Contraindre une trentaine de corps adolescents à l’immobilité pendant des heures, ça demande de la pugnacité. Il faut avoir un esprit militaire, celui d’un officier qui sait récompenser ses meilleures troupes et repérer les mutins. C’est un bras de fer quotidien qui lamine le cœur et déplace les esprits vers le camp de l’inégalité.

Cela repose la question du fonctionnement de l’école. Selon la doxa enseignante, il y a quelque chose de pourri au royaume de l’Education Nationale. L’institution ne nous donnerait pas assez de moyens pour accomplir notre mission de service public, la formation de citoyens libres et éclairés, prêts à participer à la vie politique de notre glorieuse nation. Je crois que ces griefs ne sont pas justifiés, ou en tout cas, mal formulés. Notre école fonctionne très bien. Si elle n’enseigne que des savoirs éloignés du vivant, c’est pour entretenir la dépendance au consumérisme et aux réseaux étatiques. Si elle accoutume les enfants au modèle hiérarchique, c’est pour en faire des sujets malléables et des employés dociles. Si elle reconduit le triomphe des soi-disant premiers de cordée, c’est parce qu’elle a été conçue pour ça. Les rejetons de la bourgeoisie ne vont tout de même pas aller ramasser les poubelles ou servir des burgers. A moins d’un accident de parcours qui sera vite rattrapé par un coup de fil à papa ou un héritage du côté de maman. Même quand ils perdent, ils gagnent. La nouvelle réforme du bac a été pensée pour eux. Le lycée à la carte, avec des spécialités qu’il faut bien choisir, favorise les familles qui savent où aller. En outre, le contrôle continu, loin d’être un obstacle, valorise les carrières scolaires les plus brillantes au lieu de tout jouer sur un seul exam. Vous comprenez, le pauvre Baudoin pourrait rater son bac, quelle injustice ! Revenons-en à nos conditions de travail qui se dégradent et à ces injonctions managériales qui se multiplient. J’ai envie de dire : c’est normal. L’école, c’est la créature de la bourgeoisie. Cependant, à l’inverse du monstre de Frankenstein, elle n’a jamais eu de capacité innée à faire le bien. Si la période l’exige, la classe dominante changera sa stratégie de gestion du monde scolaire. Aujourd’hui, l’heure est à la compression des budgets et à l’assèchement des effectifs. C’est parce qu’il n’y pas d’intérêt objectif à investir dans l’Education Nationale. Auparavant, il fallait lutter contre l’Eglise, enterrer le souvenir de la Commune de Paris et enraciner le sentiment national. L’hégémonie de l’Etat bourgeois était encore remise en question. Aujourd’hui, le camp de l’émancipation n’est plus à la manœuvre. Il ne crée plus le temps politique mais le subit. Il ne s’est jamais remis de la chute de l’URSS et se laisse berner par la tiédeur des partis politiques et des organisations syndicales. La politique, la vraie, se déroulera entre égaux, sans ses organisations para-étatiques dont l’unique but est de récupérer les colères pour jouer les médiateurs avec les grands argentiers. Si l’on en revient au questionnaire de mes collègues, il constate une souffrance qui est réelle mais n’en tire pas les bonnes conclusions. Il se borne à constater le fonctionnement normal d’une institution anti-démocratique qui habitue les êtres à recevoir des ordres et à les exécuter. Dans ce contexte, la souffrance est inéluctable, d’un côté comme de l’autre. Encore faut-il reconnaître que nous ne sommes pas faits pour rester assis et écouter un chef nous expliquer des choses. Mais il y a quelque chose de l’ordre du sacerdoce qui se trame dans les affects enseignants et donc une impossibilité à reconnaître l’école pour ce qu’elle est. Pour beaucoup, elle fait partie d’un patrimoine en danger qu’il faut défendre à tout prix, quitte à se sacrifier pour pallier à sa marche inhumaine. M’est avis que ces énergies seraient mieux employées ailleurs. Après il y a une certaine sagesse à commencer par des revendications douces étant donné que la conscience de classe est très faible dans notre corps de métier. Mais en aucun ce trade-unionisme de bons élèves ne permettra sa propagation, tout au plus entretient-il le sentiment d’une grande impuissance, qui se renforce à chaque aumône que nous demandons au rectorat. Et puis, imaginons que nous obtenons ces moyens. Cela ne ferait que rendre la machine plus acceptable alors que les solutions sont à chercher ailleurs, du côté d’une démocratisation de l’enseignement, indépendante du pouvoir étatique.

Hugo Dorgere