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Introduction

En janvier 2009, des activistes à Austin (dans le Texas) ont appris qu’un des leurs, un activiste blanc nommé Brandon Darby, avait infiltré, en tant qu’informateur du FBI, des groupes qui manifestaient contre la Convention Nationale Républicaine (RNC). Darby a plus tard admis avoir porté des dispositifs d’enregistrement durant des réunions préparatoires et durant la convention.

Il a témoigné pour le gouvernement durant le jugement, en février 2009, de deux activistes du Texas qui avaient été arrêtés à la RNC pour production et possession de cocktails molotovs, après que Darby les ait encouragé dans cette activité. Les deux jeunes hommes, David McKay et Bradley Crowder, faisaient alors face à jusqu’à 15 ans de prison. Crowder a accepté une négociation de peine pour servir seulement 3 ans en prison fédérale ; sous pression de la part des procureurs fédéraux, McKay a lui aussi plaidé coupable de possession de « cocktails molotovs non-enregistrés » et a été condamné à 4 ans de prison. Les informations rassemblées par Darby ont également pu contribuer au jugement contre les « RNC 8 », des activistes dans tous le pays accusés de « complot en vue d’émeute et complot en vue d’endommager des biens à des fins terroristes. » Les activistes à Austin furent particulièrement abasourdis par la révélation que Darby avait servi d’informateur car il avait été partie prenante de nombreux projets de gauche et était un leader à Common Ground Relief, une organisation basée à la Nouvelle-Orléans dédiée à subvenir aux besoins de court-terme des membres des communautés déplacées par les désastres naturels dans la région de la Côte du Golfe, et dédiée à la reconstruction de la région et au droit de retour des évacués de Katrina[1].

Je fut surprise mais pas choquée par cette nouvelle. Quand j’étais étudiante à l’université du Texas j’avais appris que la police du campus plaçait de manière routinière des officiers en civil dans des réunions de groupes étudiants radicaux — vous savez, juste pour garder un oeil sur eux. C’était à l’automne 2001. On a vu la création du département de la sécurité intérieure, vu un président cowboy mener une guerre contre la terreur[2], et, au milieu de tout ça, essayé de comprendre ce qu’on pouvait faire pour confronter les transformations de l’État fasciste qui se déroulaient devant nous. À l’époque, cependant, ça semblait ridicule qu’il puisse y avoir des flics dans nos réunions — on était pas les Black Panthers ou les Brown Berets, ou même certains des activistes anti-mondialisation pro-action directe les plus aventureux qui passaient sur le campus (même si on les admirait tous) ; on était juste des jeunes qui ne pensaient pas que la guerre était la meilleure réponse aux attaques du 11 septembre. Mais ce n’était pas ridicule ; le FBI n’ignore pas le travail politique. N’importe quelle organisation, qu’elle soit grande ou petite, peut attirer l’attention de l’État. Peut-être que votre organisation pose une grande menace, ou peut-être qu’elle est petite maintenant mais un jour elle grandira jusqu’à une taille bien trop importante pour être gérée. L’État choisit généralement de tuer un mouvement dans l’oeuf avant qu’il ne grandisse.

Et les informateurs et agents provocateurs sont les gachettes à louer de l’État. Les agences gouvementales choisissent des gens que personne ne va remarquer. Il est souvent impossible de prouver que ce sont des informateurs car ils semblent totalement dévoués à la justice sociale. Ils établissent des relations intimes avec des activistes, deviennent amis et amants, adoptant souvent des rôles de leadership dans des organisations. Une lecture brève de la littérature sur les mouvements et organisations sociales dans les années 60 et 70 nous le montre. Le leadership du American Indian Movement était plein à craquer d’informateurs ; il est suspecté que les informateurs fûrent aussi largement responsables de la chute du Black Panthers Party, et la même chose peut-être observée par rapport au mouvement anti-guerre des années 60 et 70. Sans surprise, ces mouvements renversés par des informateurs et agents provocateurs étaient aussi souvent des terrains où les activistes femmes et queers vivaient une violence genrée intense, comme l’attestent les biographies d’activistes telles qu’Assata Shakur, Elaine Brown, et Roxanne Dunbar-Ortiz.

Peut-être que ce n’est pas que les informateurs sont difficiles à repérer mais plutôt que nous avons collectivement ignoré les signes qui les démarquent. Pour sauver nos mouvements, nous devons reconnaître et observer la connexion entre la violence genrée, le privilège masculin et les stratégies que les informateurs (et les gens qui agissent comme eux) utilisent pour déstabiliser les mouvements radicaux. Encore et encore des hommes hétérosexuels dans les mouvements radicaux ont pu se permettre d’établir leur privilège et de soumettre les autres. Malgré qu’on prétende parfois le contraire, le fait est que les organisations et mouvements sociaux radicaux aux États-Unis ont refusé d’aborder sérieusement la violence genrée[3] en tant que menace à la survie de nos luttes. Nous avons traité la misogynie, l’homophobie et l’hétérosexisme comme des moindres maux — des problèmes secondaires — qui se règleraient tout seuls ou bien qui s’effaceraient une fois que les « vrais » problèmes — le racisme, la police, les inégalités de classe, les guerres d’agression — seraient résolues. Il y a de sérieuses conséquences à choisir l’ignorance. La misogynie et l’homophobie sont centrales dans la reproduction de la violence dans les communautés activistes radicales. Un sexiste tend à cacher un homophobe. Et parfois même à cacher un futur informateur (ou bien quelqu’un qui déstabilisera un mouvement comme le font les indics).

La fabrication d’un informateur : Brandon Darby et Common Ground

Sur la radio Democracy Now! Malik Rahim, ancien Black Panther et co-fondateur de Common Ground à La Nouvelle-Orléans, a parlé d’à quel point il était dévasté par la révélation que Darby était un informateur du FBI. Plusieurs fois il a déclaré que son coeur avait été brisé. Il lamentait surtout toutes les « jeunes femmes » qui avaient quitté Common Ground à cause du style organisationnel dominateur et aggressif de Darby. Et lorsque ces « jeunes femmes » s’étaient plaintes ? Eh bien, leurs préoccupations étaient sans doute tombées dans l’oreille de camarades sensibles mais finalement peu réactifs — tout était peut-être vrai, et après coup tous le monde admettait à quel point Darby était perturbateur, très prône à suggérer des projets mal-conçus d’action directe qui mettaient en danger toutes les personnes avec qui il travaillait. Il y avait même des allégations que Darby avait agressé sexuellement des organisatrices femmes à Common Ground et qu’il était généralement condescendant envers les femmes travaillant dans l’organisation[4]. Darby créait du conflit dans toutes les organisations où il travaillait, pourtant les gens hésitaient à le tenir pour responsable à cause de son histoire et de sa réputation en tant qu’organisateur et son « dévouement » à « la lutte ». Des gens continuaient à le défendre jusqu’à ce qu’il révèle son status d’indic du FBI. Même Rahim, pour toute sa honte et sa colère, avait choisi de laisser Darby aux commandes de Common Ground malgré le fait qu’à chaque fois qu’il y avait du conflit, cela semblait impliquer Darby.

Peut-être que si les organisateurs faisaient de la responsabilisation[5] collective autour de la violence genrée une part essentielle de nos pratiques nous pourrions neutraliser les gens dont les activités convergent avec celles de l’État dans le fait d’entraver nos luttes. Je ne parle pas de chasses aux sorcières ; je parle de s’organiser d’une telle manière que l’on puisse écraser dans l’oeuf un potentiel Brandon Darby avant qu’il ait l’occasion de faire du mal à plus de gens. Les informateurs sont difficiles à repérer, mais je pense que là où il y a de la fumée il y du feu, et quelqu’un qui crée le chaos peu importe où il va est soit un informateur, soit une bombe à retardement irresponsable, incontrôlable qui peut être, involontairement, tout aussi efficace à entraver du travail d’organisation pour la justice sociale qu’un informateur. À la fin les deux servent les fins de l’État et doivent être tenus pour responsables.

Une brève réflexion historique sur la violence genrée dans les mouvements radicaux

Repenser aux organisations et mouvements sociaux radicaux des années 60 et 70 procure un contexte historique important à cette discussion. Les souvenirs et perspectives de femmes activement impliquées dans ces luttes révèlent l’omniprésence d’une tolérance (et dans certains cas une défense) de la violence genrée. Angela Davis, Assata Shakur, et Elaine Brown, chacune à des points différents de leurs expériences d’organisation dans le Black Panther Party (BPP), ont cité le sexisme et l’exploitation des femmes (et de leur force de travail d’organisatrices) à l’intérieur du BPP comme une des principales raisons pour lesquelles elles ont quitté le groupe (pour Brown et Shakur) ou même refusé de le rejoindre formellement (pour Davis). Bien qu’il était souvent attendu des femmes qu’elles fassent de grands sacrifices personnels pour soutenir le mouvement, quand les femmes se trouvaient victimisées par des camarades hommes, il n’y avait pas de soutien pour elles ou de canaux à travers lesquels chercher un recours. Qu’il s’agisse des organisateurs du BPP qui ignoraient sciemment le fait qu’Eldridge Cleaver battait sa femme, de l’activiste notoire Kathleen Cleaver, des hommes qui forçaient les femmes à coucher avec eux, ou juste des hommes qui traitaient les femmes organisatrices comme des objets sexuels subordonnés, le BPP et des organisations similaires tendaient à ne pas prendre au sérieux l’effet corrosif de la violence genrée sur la lutte d’émancipation. De bien des manières, l’autobiographie d’Elaine Brown, A Taste of Power: A Black Woman’s Story, est allée le plus loin dans ses révélations des réalités sombres de la misogynie dans le mouvement et des différentes manières dont le privilège masculin et la violence genrée dans ces organisations ont été reproduits et renforcés par les hommes et les femmes. Son expérience en tant que seule femme à mener le BPP ne l’a pas protégée de la misogynie brutale de l’organisation. Elle se rappelle avoir été agressée par différents camarades hommes (dont Huey Newton) ainsi que d’avoir été battue et terrorisée par Eldridge Cleaver qui menaça de « l’enterrer en Algérie » durant une délégation en Chine. Sa biographie démontre plus explicitement que celle de Davis ou Shakur comment la posture masculiniste du BPP (et par extension de beaucoup des organisations radicales de l’époque) créa une culture de violence et de misogynie qui s’avéra être la perte de l’organisation.

Ces récits démystifient l’héritage de la violence genrée de ces organisations que beaucoup d’entre nous admirent. Ils démontrent comment la misogynie était normalisée dans ces espaces, balayée du revers de la main comme « personnelle » ou moins importante que des luttes sérieuses comme celles contre le racisme ou les inégalités de classe. La violence genrée a historiquement été profondément ancrée dans les pratiques politiques de la gauche et constituait une des plus grandes menaces à la survie de ces organisations (bien que largement inavouée). Cependant si on prête attention au travail de Davis, Shakur, Brown, et d’autres, on peut éviter les erreurs du passé et créer des communautés politiques différentes.

Les politiques raciales de la violence genrée

La race complique encore plus les manières avec laquelle la violence genrée se déploie dans nos communautés. Dans « Looking for Common Ground: Relief Work in Post-Katrina New Orleans as an American Parable of Race and Gender Violence », Rachel Luft explore des événements dérangeants : le schéma d’agression sexuelle de volontaires femmes blanches par des volontaires hommes blancs durant le travail de reconstruction du Upper Ninth Ward en 2006. Elle pointe du doigt comment Common Ground échoua à noter les aggressions des hommes blancs sur leurs co-organisatrices et déplaça la faute sur la communauté noire environnante, en prévenant les femmes blanches activistes qu’elles devaient faire attention parce que la Nouvelle-Orléans était un endroit dangereux. Finalement il était plus facile de criminaliser les hommes noirs du quartier plutôt que de reconnaître que les femmes et personnes trans blanches étaient plus à risque d’être agressées par les hommes blancs avec qui elles travaillaient. Dans un cas, un volontaire homme blanc fût remis à la police après avoir agressé sexuellement au moins trois femmes en une seule semaine. Le privilège dont les hommes blancs bénéficiaient dans Common Ground, une organisation explicitement dévouée à la justice raciale, signifiait qu’ils pouvaient être violents envers les femmes et activistes queers, se comporter d’une manière destructrice qui entravait le travail de l’organisation, tout en sachant que le mouvement ne les tiendrait pas pour responsables de la même manière qu’il le faisait à l’encontre des hommes noirs dans les communautés où l’organisation travaillait.

Bien sûr le privilège masculin n’est pas uniforme — les hommes blancs et hommes racisés sont des participants et bénéficiaires inégaux du patriarcat bien que ces deux groupes puissent reproduire la violence genrée, et le font. Cette disparité dans la distribution des bénéfices du patriarcat n’échappe pas aux organisatrices femmes et queers lorsque l’on confronte les hommes racisés qui produisent de la violence genrée dans nos communautés. Nous nous inquiétons souvent de reproduire des formes particulières de violence raciste qui cible les hommes racisés de manière disproportionnée. Nous nous refusons bien entendu à appeller la police, à impliquer l’État de quelques manières que ce soit, ou à placer les hommes racisés à la merci d’un système historiquement raciste d'(in)justice sociale ; pourtant nos communautés (politiques et autres) ne vont souvent pas saisir l’occasion de demander justice pour nous. On se sent peu à l’aise à parler à des thérapeutes qui vont réaffirmer des stéréotypes sur à quel point nos communautés sont exceptionellement violentes. La gauche offre souvent encore moins de soutien. Notre victimisation est infortunée, problématique, mais finalement moins importante pour « la lutte » que les hommes, de toutes les races, qui reproduisent la violence genrée dans nos communautés.

Expériences de la misogynie à gauche : une réflexion personnelle

J’ai rencontré, dans le premier groupe communautaire où j’ai été active, un niveau de misogynie que je n’aurai jamais imaginé possible dans ce qui était supposément une organisation radicale pour personnes racisées. J’entretenais des rapports sexuels/romantiques avec un activiste chicano du groupe plus vieux que moi. J’avais 19 ans, une jeune activiste noire sans expérience ; il avait 30 ans. Il m’avait demandé de garder notre relation secrète, et j’avais accepté à contre-coeur. Plus tard, après qu’il ait mis fin à la relation, alors que j’étais bouleversée et déprimée, j’ai découvert qu’il avait couché avec au moins deux autres femmes pendant qu’on était ensemble. Une d’elles était une amie à moi, une autre jeune femme avec qui je militais. Ignorante de la nature de notre relation qu’il ne lui avait pas révélé, elle avait couché avec lui jusqu’à ce qu’il disparaisse, refusant de répondre à ses appels ou d’expliquer la fin brutale de leur relation. Elle et moi, après avoir partagé nos expériences, commençâmes à partager nos histoires avec d’autres femmes qui connaissaient et avaient travaillé avec cet homme.

On entendit parler des femmes qui avaient quitté un groupe étudiant chicana/o et qui n’étaient jamais revenues après que ses mensonges et secrets aient été révélés pendant que le groupe participait à une action Zapatiste à Mexico City. De l’organisatrice queer, radicale et blanche qui avait quitté Austin pour fuir ses abus. D’une autre femme blanche, une travailleuse sociale qui pensait qu’ils pourraient un jour se marier, jusqu’à ce qu’elle arrive à son appartement un soir et me trouve là. Et puis il y a eu celles qui sont venues après. Je m’étais toujours demandé si elles savaient qui il était réellement. Les femmes avec qui il était sorti étaient des femmes radicales incroyables, cool, magnifiques qu’il avait utilisé comme bouclier pour l’aider à pénétrer des espaces qu’il savait fermé aux misogynes. En vrai, si cette femme cool qui a travaillé au Chiapas, parle espagnol, et travaille avec des migrants sans papiers sort avec lui, ça doit vouloir dire qu’il est cool aussi, pas vrai ? Faux.

Mais sa misogynie ne s’arrêtait pas là, elle se reflétait également dans son style organisationnel. Durant les réunions il parlait toujours le plus fort et le plus longtemps, en utilisant du jargon académique qui rendait toute discussion douloureusement plus complexe que nécessaire. Le vocabulaire académique intimidait les gens moins éduqués que lui parce qu’il semblait s’y connaitre mieux en politique radicale que qui que ce soit d’autre. Il parlait de manière condescendante aux autres hommes du groupe, surtout ceux qu’il percevait comme moins intelligents que lui, c’est à dire tout le monde. Ensuite il changeait de ton, s’excusait d’avoir dominé l’espace, et admettait son besoin de checker son privilège masculin. Ironiquement, lorsque les gens essayaient de le confronter à ses merdes, il feignait l’ignorance — comment ça son comportement était masculiniste et sexiste ? Il se plaignait d’être infantilisé, refusant de voir comment il infantilisait les gens en permanence. Le fait qu’il était un homme racisé qui pouvait parler du racisme et des luttes pour la justice raciale masquait ses comportements abusifs dans les organisations radicales et dans ses relations personnelles. Comme une de ses anciennes partenaires me l’avait expliqué, « son analyse radicale de la race permet aux gens (surtout les hommes mais parfois les femmes aussi) de lui pardonner d’être dominant et abusif dans ses relations. Les femmes devaient éviter de critiquer son comportement, si elles ne voulaient pas que le mouvement perde un homme racisé. » Une des raisons pour lesquelles il est si difficile de tenir pour responsable les hommes racisés dans la reproduction de la violence genrée est que les femmes racisées et les activistes blancs continuent de penser que les hommes racisés ont un pire lot que qui que ce soit d’autre. Comment responsabiliser quelqu’un lorsqu’on le voit comme la cible numéro un de l’État ?

Malheureusement il n’était pas le seul homme comme ça que j’ai rencontré dans des espaces radicaux — juste un des plus futés. En passant en revue des vieux e-mails, j’ai été choquée par le nombre d’e-mails par des hommes avec qui j’ai travaillé qui étaient abusifs dans leur ton et leur contenu, avec quelle facilité ils écrasaient les autres pour des erreurs mineures. Je suis encore plus surprise par mes réponses dociles et diplomates — comme une survivante d’abus — lorsque j’essayais d’apaiser des compañeros qui ne voyaient pas où était le mal à crier sur leurs partenaires, amis et sur d’autres organisateurs. Il y avait des hommes comme ça dans les différentes organisations avec lesquelles j’ai travaillé. Celui qui traitait sa petite amie de chienne devant un groupe de jeunes racisés durant un encuentro estival qu’on organisait. Celui qui harcela sexuellement un couple queer de chicana durant un voyage à México, essayant de les pousser à faire un plan à trois. Les gars qui disaient qu’ils s’occuperaient d’une tâche, ne le faisaient pas, rejetaient les demandes d’explication de la part de leurs compañeras, laissant ces femmes prendre la tâche en main, et une fois qu’elle était finie, qui s’attribuaient tout le mérite du travail des autres. L’étudiant diplomé qui frappait sa partenaire — et tout le monde savait ce qu’il faisait, mais lorsqu’on demandait à qui que ce soit, les gens avaient juste l’air honteux et embarassés et marmonnaient, « c’est compliqué. » Ceux qui humiliaient en permanence les personnes queers, même celles avec qui ils travaillent. Surtout ceux qui pensaient que ce serait un acte révolutionnaire de « tuer tous ces pédés, ces négros discrets, qui sont en train de détruire nos gosses, détruire nos maisons, détruire notre monde et détruire nos vies ! » Celui qui te forçait à te taire en réunion ou te disait que tu ne pouvais pas être féministe vu que t’étais trop jolie. Ou bien celui qui pensait que l’homosexualité était une maladie venue d’Europe.

Ouais, ce gars-là.

La plupart de ces mecs n’étaient probablement pas des indics. Ce qui est dommage parce que ça veut dire qu’ils n’étaient pas payés pour tout le travail destructeur qu’ils faisaient. On pourrait penser à ces misogynes comme à des agents involontaires de l’État. Peu importe que ce soient des informateurs ou non, le travail qu’ils font soutient la campagne de terreur que l’État mène actuellement envers les mouvements sociaux et les gens qui les animent. Quand des organisateurs queers sont humiliés et leurs luttes politiques mises de côté, cela fait partie du projet étatique de violence envers les radicaux. Quand des gens infectent volontairement des femmes avec des IST, que des femmes sont abusées physiquement, ignorées dans des réunions, repoussées et forcées hors des espaces radicaux d’organisation pendant que nos alliés défendent des misogynes notoires, ces gens participent aux efforts de l’État de nous détruire.

L’État a déjà compris un fait que la gauche a du mal à accepter : les misogynes font de super indics. Avant d’être recrutés, ou même peu importe s’ils sont ou non recrutés par l’État pour perturber un mouvement ou déstabiliser une organisation, ils ont des chances d’être déjà chevronnés à la pratique de comportements perturbateurs. Ils n’ont presque pas besoin d’entrainement et peuvent se mettre au travail immédiatement. Qu’y a-t-il de plus paralysant pour notre travail que quand des femmes et/ou personnes queers quittent nos mouvements parce qu’on leur a menti, on les a humiliés, abusés physiquement/verbalement/émotionellement/sexuellement, de manière répétée ? Ou quand on doit remettre à plus tard des conversations sur « la lutte » parce qu’il faut dédier une réunion de groupe à parler des derniers abus d’un membre du groupe ? Ou quand cette personne répand des mensonges, créant de la confusion et de la friction entre les groupes radicaux ? Rien ne ralentit la construction de mouvement aussi bien qu’un misogyne.

Ce que le FBI comprend c’est que tant qu’il y a des gens dans les espaces activistes qui sont décidés à prendre le pouvoir et pour qui avoir du pouvoir veut dire dominer, nos mouvements ne réaliseront jamais leur potentiel de recréation du monde. Si nos énergies sont absorbées par le fait d’essayer de se remettre des problèmes créés par les indics (et les personnes qui agissent comme eux), on ne sera jamais capable de se focaliser sur le vrai travail, celui qui consiste à se libérer et à réussir à construire les communautés saines et positives dans lesquelles on veut vivre. Pour paraphraser bell hooks, où il y a la volonté de dominer il ne peut pas y avoir de justice, parce qu’on finira inévitablement par reproduire les mêmes genres d’injustice qu’on affirme vouloir combattre. Il est temps pour nos mouvements de changer radicalement.

Perspectives futures : créer une justice de genre dans nos mouvements

Les mouvements radicaux ne peuvent pas se permettre d’encaisser la destruction que la violence genrée produit. Si nous sous-estimons les implications politiques des comportements patriarcaux dans nos communautés, la lutte ne va pas survivre.

Ces derniers temps je me suis tournée vers le travail de féministes/personnes queers racisées pour essayer de réfléchir à comment faire face à ces comportements dans nos mouvements. J’ai lu les autobiographies de femmes qui ont vécu à travers le chaos de mouvements sociaux incapacités par le machisme. Je revisite le travail de bell hooks, Roxanne Dunbar-Ortiz, Toni Cade Bambara, Alice Walker, Audre Lorde, Gioconda Belli, Margaret Randall, Elaine Brown, Pearl Cleage, Ntozake Shange, et Gloria Anzaldúa pour voir comment d’autres femmes ont fait face à la violence genrée dans ces espaces et pour décortiquer les réponses faciles qu’on donne pour expliquer la reproduction de la violence dans nos communautés. Des nouveaux travaux par des féministes radicales racisées ont aussi été très utiles, surtout la brochure « Revolution Starts at Home: Confronting Partner Abuse in Activist Communities, » éditée par Ching-In Chen, Dulani, et Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha.

Mais il y a beaucoup de ressources pour faire face à ce dilemne au-delà des livres. Le simple fait de discuter et de partager nos vérités est un des outils les plus puissants que nous ayons. J’ai parlé à mes ainées, des femmes racisées plus vieilles qui ont lutté et ont vécu des choses auxquelles je dois faire face, et j’ai échangé des histoires de survie avec d’autres femmes. Durant l’été 2008 j’ai commencé une série d’ateliers sur le fait de mettre fin à la misogynie et de construire des formes collectives de responsabilisation avec Cristina Tzintzún, une organisatrice basée à Austin, autrice de l’essai « Killing Misogyny: A Personal Story of Love, Violence, and Strategies for Survival. » On a aussi commencé la pratique encore plus libératrice de partager nos expériences publiquement et d’appeler nos communautés à faire face à ce que nous et beaucoup d’autres avons vécu.

Démanteler la misogynie ne peut pas être uniquement le travail des femmes. Nous devons tous participer parce que la survie de nos mouvements en dépend. Tant qu’on aura pas mis en place une éthique politique féministe et queer radicale qui remette en question directement les formes d’organisation hétéropatriarcales centrales dans notre pratique politique, les mouvements radicaux continueront d’être dévastés par les actions de gens comme Brandon Darby (et autres personnes qui ne sont pas des informateurs mais qui se comportent tout comme). Une éthique féministe, radicale, queer de responsabilisation nous pousserait à reconnaître comment la violence genrée est reproduite dans nos communautés, relations et pratiques organisationnelles. Bien qu’il y ait de nombreuses manières de faire cela, je veux proposer trois étapes clés. Premièrement, nous devons soutenir les femmes et personnes queers dans nos mouvements qui ont vécu de la violence interpersonelle et nous devons nous engager dans un processus collectif de guérison. Deuxièmement, nous devons initier un dialogue collectif sur à quoi nous voulons que nos communautés ressemblent et comment les rendre sûres pour tout le monde. Troisièmement, nous devons développer un modèle pour de responsabilisation collective qui traite réellement le personnel comme politique et nous aide à commencer à pratiquer la justice dans nos communautés. Lorsque l’on laisse partir nos organisateurs femmes/queers des espaces activistes et qu’on protège les gens dont la violence a provoqué leur départ, on signale que l’on accorde plus d’importance à ces agents (de facto) de l’État qui perturbent notre travail qu’aux personnes dont la force de travail construit et soutient nos mouvements.

Bien que la violence genrée présente à gauche me mette hors de moi, j’ai espoir. Je crois en notre capacité à changer et à créer plus de justice dans nos mouvements. Nous n’avons pas à faire de chasses aux sorcières pour révéler les misogynes et les indics. Ils se révèlent lorsqu’ils refusent de s’excuser, de prendre leurs responsabilités, lorsqu’ils commencent des conflits et refusent de les résoudre de manière consensuelle, maltraitent leurs compañeras/os. Sans forcément aller les chercher, lorsqu’on est face à leurs comportements destructeurs on doit les tenir pour responsable. Nos stratégies n’ont pas à être punitives ; les gens ont le droit de faire des erreurs. Mais on devrait s’attendre à ce que les gens assument la responsabilité de leurs erreurs et ne les répètent pas.

On a le droit d’être en colère quand les communautés qu’on construit qui sont sensées être des modèles pour un monde plus juste se montrent aussi anti-queer, anti-femme, racistes et violentes que la société environnante. En tant qu’organisateurs radicaux nous devons nous tenir pour responsables les uns les autres et ne pas permettre aux misogynes de prendre tant de pouvoir dans ces espaces. Ne pas leur permettre de devenir les visages, voix et leaders de ces mouvements. Ne pas leur permettre de violer une compañera et d’être ensuite au fucking journal de 20h. Dans le cas de Brandon Darby, même si personne ne se doutait qu’il était indic, son attitude macho et dominante aurait dû être suffisante à ce que son leadership soit remis en question. En ne permettant pas à la misogynie de prendre racine dans nos communautés et mouvements, on ne se protège pas seulement les uns les autres des efforts de l’État de détruire notre travail mais on crée aussi des mouvements plus forts qui ne peuvent pas être détruits de l’intérieur.


1.Note de la traduction : L’Ouragan Katrina de 2005

2.Note du No Trace Project : George W. Bush en Irak.

3.J’utilise le terme de violence genrée pour désigner les manières avec laquelle l’homophobie et la misogynie sont enracinées dans une compréhension hétéronormative de l’identité genrée et des rôles de genre. L’hétérosexisme ne va pas seulement policer les sexualités non-normatives mais également reproduire des identités et rôles genrés normatifs qui renforcent la logique du patriarcat et du privilège masculin.

4.J’ai appris cela de conversations informelles avec des femmes qui avaient travaillé avec Darby à Austin et à la Nouvelle-Orléans, quand elles participaient au Austin Informants Working Group, qui avait été créé par des gens qui avaient travaillé avec Darby et étaient choqués par la révélation de son status d’informateur du FBI.

5.Note de la traduction : Le terme « accountability » a été traduit en « responsabilisation ».