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Lien original : Os Cangaceiros n°3

Rarement un mouvement social de l’ampleur de celui qui agite l’Afrique du Sud depuis 1980 a projeté son ombre devant lui long­temps avant de se réaliser. Puisque la résignation ne pouvait plus durer, car tel était le sens général et immédiat de la révolte noire de 1976-77, rien ne pouvait continuer durablement et l’explosion devenait inéluctable.
L’idée même de la résignation – résignation « maintenue » par la force des armes -, parce qu’elle signifiait à l’inverse la reconnaissance de l’autorité des Blancs, était partout battue en brè­che. Les conditions générales faites aux pauvres, ici des Noirs, étaient apparues publiquement et mas­sivement insupportables et dès lors étaient partout combattues ouvertement. Mûri longuement dans l’amertume, un tel mouvement était en quelque sorte fatal, malgré les réformes statutaires engagées par l’État – en vérité, elles ne firent qu’en préci­piter l’échéance. A présent, c’est cette fatalité devenue effective qui hante quotidiennement l’Afrique du Sud. A l’effervescence sociale des années 70, marquée par les vagues de grèves sauvages de 1973-74 et le soulèvement de 1976, a succédé dans les années 80 une situation de guerre ouverte sporadique mais incessante. La révolte, en se propa­geant d’un bout à l’autre du pays, est désormais une banalité pratique dans laquelle se reconnaît l’immense majorité des pauvres.
Dans les rues jonchées de débris calcinés de leurs ghettos, les jeunes rebelles mènent la danse. Les boycotts succèdent aux grèves, les incendies aux pil­lages, les affrontements aux règlements de comp­tes, les émeutes aux funérailles des victimes de la répression… La révolte est le mal qui ronge inlas­sablement l’édifice social blanc. A la brutalité du pouvoir répond la furie destructrice des jeunes rebelles.
L’État n’a pas réussi à écraser la vague de fond de l’indiscipline sociale malgré le poids des forces policières et militaires qu’il y a engagées. Si, en se limitant dans un premier temps au plus urgent, il a préservé l’essentiel de l’ordre social, le niveau de la révolte ne faiblit pas et entrave tout retour dura­ble au calme – calme qui a toujours été précaire. Une situation de conflits généralisés qui désespère le curé Tutu, et bien d’autres, menace les maigres forces de la conciliation sur lesquelles reposent les espoirs d’un « règlement politique du problème sud-africain ». Que ce soit l’UDF, l’AZAPO, l’ANC ou Buthelezi, ces forces, qui se livrent une concur­rence acharnée, sont impuissantes à capter durablement le mouvement de la révolte au profit de leurs ambitions politiques, car celui-ci s’est déjà placé au- delà de la réconciliation. Quant la répression par­vient à imposer le « calme » ou le réformisme à réta­blir l’ »ordre », la rébellion reprend ailleurs au prix d’un désordre aggravé et d’une amertume redou­blée. Tous les secteurs de la société et toutes les zones du territoire sont touchés. Des couches sociales béné­ficiant de « privilèges », relativement à la hiérarchie instaurée par l’apartheid, se lancent dans la bataille et viennent grossir les rangs de la révolte. En zone rurale, les Réserves [1] et leurs polices doivent faire face aux mêmes « fléaux » qui agitent sans cesse les zones urbaines. De plus en plus, le cœur des villes blanches découvre à ses dépens la réalité destruc­trice de l’émeute. La neutralité n’est plus de mise. Ceux qui font preuve de modération ou s’autori­sent d’un mandat fictif pour parler au nom des pau­vres ne sont pas à l’abri non plus. Les Noirs sud-africains savent bien ce que valent tous ces con­ciliateurs et médiateurs : le prix d’un peu d’essence et d’un vieux pneu !
Dans ce déchaînement de violence qui n’épargne personne, la séparation s’accroît entre ceux pour qui rien ne mérite d’être préservé et tous ceux qui entendent sauvegarder quelque chose – qu’y a-t- il à sauvegarder dans ce monde sinon son principe : l’argent, l’esprit marchand. Ainsi s’opère pratique­ment la division des forces en présence et de leurs véritables buts. Le fondement de l’unité des Noirs
est le débat qu’ils organisent entre eux, de grève en grève, d’émeute en émeute, de soulèvement en soulèvement.
Au pays des maîtres et de l’ordre, le désordre règne en maître. Les townships et, de plus en plus, les Réserves deviennent ingouvernables, autant pour l’État et ses collaborateurs que pour le racket politico-religieux : il n’y a aucune perspective d’accalmie.

La grève générale en 1971 de la quasi-totalité des ouvriers noirs de Katatura, un faubourg de Windhoek, capitale de la Namibie, constitua un précédent. L’ampleur de la grève entrava l’habituelle répression gouvernementale : le patronat était contraint de réembaucher la plu­part des grévistes licenciés. Elle fera exemple. Dès 1972, des grèves sauvages éclatent à Durban et au Cap parmi les dockers, et à Pretoria et Johannes­burg dans les transports. La répression est brutale et expéditive : arrestations et déportations de tous les grévistes de Johannesburg. Cependant, l’agita­tion sociale se répand. En 1973, à Durban, tous les ouvriers noirs d’une boîte de matériel de construc­tion se mettent en grève pour le doublement puis le triplement des salaires. La grève s’étend à l’indus­trie textile puis aux employés municipaux. A la mi- février, 30 000 travailleurs noirs, avec une partici­pation notable d’indiens, sont en grève dans la région de Durban et le mouvement se répand dans le Natal. La force principale de ces grèves réside dans le fait d’être totalement autonomes vis-à-vis des syndicats « officiels » et des mouvements politiques. Aucun meneur n’est mis en avant afin d’éviter la répression qui est impuissante à défaire l’unité des grévistes. Cette particularité se fait sentir dans cha­que conflit local. Toutes les décisions relatives à la détermination des revendications, à la poursuite ou à l’arrêt de la grève, à l’examen des propositions patronales sont traitées par l’ensemble des grévis­tes. Ces grèves rompent avec celles des années 50 qui étaient le plus souvent épaulées ou organisées par divers rackets. En plus de leur caractère spon­tané, elles mettent en avant des revendications sala­riales exorbitantes (du moins pour le patronat) qui, lorsqu’elles sont satisfaites, ne calment en rien l’agi­tation ouvrière, et ce malgré la répression, les manoeuvres, les intimidations, le lock-out.
En dépit d’une nouvelle législation du travail plus « souple », en 1974 tous les secteurs touchés par la grève de 1973 le sont à nouveau et le mouvement déferle dans le Reef, le Rand et à East London dans la province du Cap. Le pouvoir tente d’enrayer les grèves par la répression, les déportations et en rem­plaçant les grévistes arrêtés par des prisonniers (comme cela se fait dans l’agriculture, depuis cette mesure tend à s’appliquer à l’industrie). De son côté, le patronat, préférant traiter avec désorganisations constituées plutôt qu’avec une assemblée informelle de travailleurs, met en place des comi­tés de liaison d’entreprises. Composés pour moitié de membres nommés par la direction, ces organes de médiation favorisent un mouvement de syndi­calisation dans l’industrie. Tout au plus permettront-ils aux ouvriers noirs de s’abriter der­rière des syndicats « autonomes pour mener à bien leurs grèves.
L’agitation sociale va déborder la sphère du tra­vail et culminer dans l’insurrection de 1976-77. Le 16 juin 1976, le soulèvement de Soweto ouvre les hostilités. En quelques jours, des émeutes sponta­nées éclatent dans les principales régions du pays. En l’espace de quatre mois, près de 200 ghettos blacks (Noirs, Métis et parfois Indiens) se soulèvent et le flot de la révolte atteint les Réserves. Les colla­borateurs, les dirigeants appointés par le gouver­nement et les flics noirs, s’ils n’ont pas perdu leur maison ou leur vie, sont contraints de fuir les towns­hips. Les grèves générales de Johannesburg et du Cap se déroulent sur fond de sabotages, de pilla­ges et d’incendies. Les lycéens et les écoliers, qui étaient à l’initiative de la révolte, sont rejoints dans l’émeute par les tsotsis et les travailleurs en grève. L’effervescence se poursuit jusqu’en juin 1977.
En 1978-79, une nouvelle vague d’agitation se développe dans la sphère du travail. Les nombreu­ses grèves qui éclatent dans les zones urbaines sont ponctuées de boycotts très efficaces (en 1979. par exemple, les ouvriers licenciés d’une boîte de pro­duits alimentaires sont réintégrés à la suite d’une grève de sept mois accompagnée d’un boycott natio­nal). Sous la pression des milieux d’affaires, l’État octroie une reconnaissance officielle aux syndicats noirs. Mais cette mesure, comme les accords sala­riaux signés par le patronat en 1979, sont incapa­bles d’enrayer les nombreuses grèves qui se répandent à travers le pays. De fait, l’insatisfaction ressentie plus généralement par les Noirs n’est plus limitée à un secteur de la société. La sphère du tra­vail, les écoles, les rues et les townships sont deve­nues des zones d’affrontement avec l’État.

A l’aube de la décennie 80, l’Afrique du Sud est frappée par un embrasement social généralisé qui n’a fait que s’intensifier depuis. Comme à Soweto en 1976, c’est une grève des écoliers et lycéens métis de la région du Cap qui met le feu aux poudres. A la fin du mois de mai 1980, une manifestation organisée par les gré­vistes au cœur du Cap dégénère en bataille de rues. Des émeutes éclatent dans les townships environ­nant puis, en l’espace de deux mois, se propagent aux ghettos noirs et métis du Transvaal et du Natal. L’État recourt à une répression sanglante, mais les émeutes persistent pour fusionner avec l’agitation ouvrière dans un tumulte social qui touche l’ensem­ble du territoire.
C’est dans la province du Cap, où se sont ouver­tes les hostilités, que la guerre fait rage de façon exemplaire. A Port Elizabeth, les lycéens en grève, réunis en assemblée, lapident à mort un adulte noir qui avait eu la témérité de s’adresser à eux pour les convaincre d’annuler leur boycott. Un flic blanc est mortellement poignardé dans le township de Elsies River, près du Cap. Le 16 juin, jour anniversaire du soulèvement de Soweto, la grève des travailleurs de la région du Cap se traduit par une recrudes­cence des émeutes. Le 18, les townships de Cap Flats sont en état de guerre ; des commerces, des écoles, des usines sont pillés et transformés en torches ; des routes, dont l’une relie le Cap à l’aéroport, sont barricadées. Au même moment, une grève sauvage éclate dans les principaux centres de l’industrie automobile, à Port Elizabceth et Uitcnhage. Déclen­chée à l’usine Volkswagen, elle se répand dans une douzaine d’autres établissements en débordant la structure syndicale officielle, qui appelle sans suc­cès à la reprise. Malgré l’armée et la police, les lacrymos, les chiens, les balles en plastique et la chevrotine le mouvement dure trois semaines jusqu’à ce que les exigences des grévistes soient satis­faites. Avec l’incendie d’un immeuble de Bellville, une banlieue blanche du Cap. un cap décisif est franchi : les Noirs portent l’attaque en terrain ennemi.
L’État libre d’Orange, traditionnellement peu agité, est touché à son tour par les émeutes. A Bloemfontein, un flic noir est brûlé vif. Dans le township de Onverwatch, une foule de 600 Noirs poignarde un flic et dévaste le commissariat. Ils achèvent la soirée en pillant des magasins et en incendiant des voilures. Après l’explosion de mai- juillet , le mouvement de révolte se prolonge jusqu’à la fin de l’année par une vague ininterrompue de grèves. Elles touchent tous les secteurs de l’activité industrielle (transports, employés municipaux, chi­mie, conscrvcric, textile, automobile…). En 1982, l’industrie automobile de Port Elizabeth est paraly­sée par 15 000 grévistes. Une révolte générale (13 000 grévistes) éclate dans les mines d’or du Transvaal. Le mouvement est réprimé au fusil mitrailleur… Des licenciements massifs répondent à la grève du zèle des travailleurs des ports et de< chemins de fer, secteurs d’État protégés où la grève est interdite. Malgré un dispositif policier et mili­taire important, un arsenal juridique qui octroie toute latitude de manoeuvre à l’État, et une bruta­lité répressive sans limite, les affrontements se géné­ralisent au rythme des émeutes et des grèves dont la progression incessante mine l’édifice social blanc.
Les formes qu’a revêtues l’exploitation des Noirs, et qui dans l’ensemble n’ont que peu changé, sont celles de l’épuisement rapide d’une main-d’œuvre vite renouvelée, de la faim, de la misère, du fouet. Elles rencontrent partout un mouvement de révolte de plus en plus profond qui met en péril la bonne marche des affaires. En maintenant les Noirs à des postes peu ou pas du tout qualifiés et, plus géné­ralement en faisant de la précarité une caractéristique centrale de leurs conditions d’existence, la réglementation raciale maintient dans des limites très étroites le marche intérieur et menace le bon fonctionnement de l’ordre social. Elle tend en effet à priver l’activité industrielle d’une main-d’œuvre stable et interdit tout développement de la quali­fication des travailleurs noirs, dans le même temps où elle multiplie les conflits sociaux. Certains sec­teurs « éclairés » du patronat industriel et minier, principaux bénéficiaires du système, s’en sont avi­ses pour préconiser sa rationalisation. Cela signifie nécessairement un aménagement de l’exploitation et de l’ensemble des mesures qui lui sont liées, mais à des conditions particulières : la rationalisation du système doit s’effectuer sans briser le consensus racial autour duquel s’organise la société blanche. C’est ainsi que l’État, sous la pression de la révolte, a envisagé, dès la fin de 1982, des réformes statu­taires octroyant un droit de vote aux Métis et aux Indiens ; mais ici, comme pour tout aménagement du système, la réforme est le prolongement et la continuation par d’autres moyens de la répression. Dans un pays où la ségrégation sociale, toujours réa­lisée de façon relative dans les démocraties occiden­tales, domine absolument, et où, donc, l’essentiel de l’édifice racial blanc doit rester en l’état, la répression est le complément indispensable de la réforme.
Le projet de Parlements indiens et métis est res­senti, dès sa présentation officielle en 1983, comme une manœuvre de division, et plus généralement comme une tentative de casser l’unité des pauvres à un moment où cette unité se forge dans les émeu­tes, les grèves, les pillages, les affrontements. En janvier 1984, une première vague de grèves déferle dans tout le pays (mines, distribution, automobile et chimie), suivie en juin-juillet d’une seconde, ponctuée d’affrontements meurtriers dans les mines, d’une grève généralisée des lycéens, du boy­cott des transports et d’émeutes à Alexandra, Tembisa, Daveyton, etc. La farce électorale se déroule sur fond d’insurrection et est un échec total (16% de participation chez les Métis dont moins de 1 % sont inscrits sur les listes électorales). Non seulement la réforme constitutionnelle a suscité de nouvelles émeutes, mais elle marque les limites de l’option réformiste. Quoi que l’État entreprenne, il reste confronté à la rage des Noirs révoltés. C’est pour­quoi il a recours de plus en plus systématiquement à une stratégie sociale qui consiste à diviser le mouvement de la révolte de l’intérieur, en s’appuyant sur des oppositions réelles.

Parmi l’immense majorité des Noirs existent les éléments d’une bourgeoisie dont les pers­pectives entrent en concurrence avec l’expres­sion la plus radicale du mouvement de la révolte. Pour cette couche sociale exclue du pouvoir, il s’agit seulement de supprimer les dispositions raciales qui font obstacles à ses ambitions particulières ; pour la masse des Noirs exclus de tout, c’est de la des­truction de l’édifice social blanc qu’il s’agit. Depuis Soweto, l’État a entrepris de tirer davantage parti de ces oppositions, sans rien lâcher d’essentiel sur le fond. Il a ainsi octroyé aux townships une admi­nistration municipale « autonome » afin de s’asso­cier les « privilégiés » noirs pour des tâches de police. De fait, la plupart des conseillers municipaux noirs sont des commerçants, ne sont pas menacés de déportation dans les Réserves et possèdent une mai­son dont le loyer est gratuit. Ces privilèges sont le prix de leur loyauté au régime. Avec ces adminis­trations municipales noires, l’État entend disposer, en s’appuyant sur une couche sociale qu’il a déta­chée du reste de la population, d’un moyen sup­plémentaire pour appliquer sa politique de contrôle et de confinement des Noirs dans les Réserves.
Le 1er juillet 1984, le gouvernement décide d’appliquer une nouvelle tactique pour réduire le nombre de Noirs urbanisés et les contraindre à se fixer dans les seules Réserves : aux multiples dépor­tations forcées de populations entières s’ajoutent brutalement une pluie d’augmentations dans les ghettos noirs (TVA, loyers, électricité, eau, trans­ports, etc.) qui revient, à terme, à une déportation déguisée. Très vite, les conseillers municipaux sont perçus comme des collabos au service des Blancs et la révolte déjà endémique dans les townships explose. Dès la première semaine de juillet, les Métis du ghetto de Mitchell’sPlain, près du Cap, se sou­lèvent contre une hausse des loyers et de la TVA, et s’affrontent aux flics. Le 15, 1 000 émeutiers se battent à Parys. Le 23, un raid policier à Soweto aboutit à des centaines d’arrestations pour loyers impayés. Le 23 août, une manifestation est orga­nisée à Soweto contre les collabos ; les émeutes suc­cèdent aux émeutes. En septembre et octobre, à Tembisa, Lenasia (ghetto indien), Crossroads, Soweto, Sebokeng (voir texte en annexe), Evaton, etc., la révolte s’accompagne d’une recrudescence de sauvagerie. Les conseillers municipaux sont la cible des émeutiers, s’ils ne périssent pas brûlés vifs ou s’ils ne sont pas hachés menu par une foule déchaînée, leurs commerces, leurs domiciles et par­fois leurs proches sont la proie des flammes ; ils sont contraints de renoncer aux augmentations, de démissionner ou de s’arracher des townships. Le 21 septembre, Tembisa est le quatrième conseil du Vaal à renoncer aux augmentations prévues ; même décision le 30 à Saulsville et Attenndgeville après de furieux affrontements ; et à la mi-décembre, des dizaines de conseillers ont démissionnné, sans compter ceux qui sont morts. I.a politique munici­pale du pouvoir est un échec. Il a dû reculer et en plus les émeutes s’intensifient et se prolongent par des grèves. Le 5 et 6 novembre, un million de Noirs sont en grève générale au Transvaal. Les entrepri­ses sont vides à 90 %. A Tembisa, Daveyton, KatIelong et au Cap, des émeutes éclatent à nouveau alors que 400 000 écoliers boycottent les cours. L’État est contraint de procéder à de véritables occu­pations militaires pour tenter d’enrayer la progres­sion du tumulte social. 7 000 soldats ratissent Sebokeng avec la police, puis Sharprville et Boipatong. 1984 marque, malgré la tactique de division et une brutalité débridée du pouvoir blanc, une convergence accrue de toutes les luttes. Ce sont les mêmes populations qui se battent dans les rues des townships en tant que résidents, qui s’affrontent aux milices paramilitaires dans les entreprises, qui s’opposent à la déportation en tant que squatters, qui boycottent les cours en tant qu’écoliers, qui se livrent aux pillages, aux règlements de compte en tant qu’émeutiers, en tant que Noirs révoltés.
Aujourd’hui, l’exploitation du travail des Noirs constitue l’aboutissement d’un processus qui a con­sisté à les.réduire à l’état de nécessiteux en les pri­vant définitivement des moyens pratiques de leurs anciennes organisations sociales. Maintenant que leur mode d’existence traditionnel est complète­ment décompose’, l’existence dans les Réserves n’a plus de sens et leur est devenue insupportable. Ainsi, en nombre toujours croissant les Noirs quit­tent les Réserves par tous les moyens. Mais tout est fait pour les empêcher de devenir des résidents à part entières des réserves urbaines que sont les townships. Alors que les exigences du marché du travail ne peuvent renoncer à leur totale disponi­bilité, l’État organise leur exclusion planifiée tout en maintenant leur dépendance à la sphère du tra­vail en zone blanche.
En plus des Noirs urbanisés de longue date, l’État doit faire face à l’afflux massif des squatters qui créent des townships de seconde zone à la périphé­rie des agglomérations blanches. Les conditions d’existence, qui sont déjà précaires pour l’ensem­ble des Noirs, le sont encore plus dans ces bidon­villes, mais y sont plus « enviables » (si l’on peut établir une hiérarchie dans ce domaine) que celles des Réserves qu’ils fuient. Dans ces zones se con­centre une population mouvante, incontrôlable et donc menaçante. A Durban, par exemple, le nom­bre estimé des squatters est de l 440 000, soit le double de la population officielle. Pareille situa­tion existe à Crossroads, KTC, Nyanga, Ducandans la province du Cap, à Kathlehong, Bekkersdal dans le Rand, etc. Crossroads est le symbole depuis 1978 de la résistance victorieuse à la politique de dépor­tation du régime. En 1984, le gouvernement s’est juré de le raser. Les raids policiers, la destruction des cabanes, les arrestations et les assassinats se heur­tent à une vive opposition et engendrent des émeu­tes sanglantes. Dans les premiers mois de 1985, la violence haineuse des squatters s’ajoute à celle qui fait rage dans « la bataille des townships ». En juil­let, la déclaration de l’état d’urgence après onze mois d’émeutes ininterrompues entérine l‘occupa­tion militaire des zones de combat. Mais la révolte ne faiblit pas. Cependant, les squatters révoltés se heurtent de plus en plus à des milices noires déci­dées à faire régner l’ordre. Ce sont les « Pères », les « Vigilants », les « Mbhogothos » ; la plupart de ces miliciens sont des proches ou des membres des auto­rités noirs locales ou des bureaucraties tribales des Réserves. Comme dans les townships, ils sont propriétaires de magasins et ont besoin de licences déli­vrées par les autorités blanches pour faire tourner leur business. Dans l’ensemble, ces groupes sont liés aux intérêts des couches sociales qui détiennent le commerce et le pouvoir dans les Réserves. Ils entendent faire régner dans les camps de squatters la même discipline qu’ils ont de plus en plus de mal à maintenir dans les Réserves. C’est le cas au Kwandedele ; dans le Natal, il s’agit le plus sou­vent de membres du mouvement zulu Inkhata. L’opposition entre ces forces et les rebelles est irré­versible : en plus des facteurs de divisions ethni­ques et un fossé de générations, c’est une séparation socialc qui les oppose. Entre le 18 mai et le 11 juin 1986, trois camps de squatters, Port Céments Works, Nyanga Bush et KTC, proches de Cross­roads, sont entièrement dévastés par les Vigilants du chef tribal Ngxobongwana, appuyés, encoura­gés et payés par la police. Ce scénario est le même partout où les squatters opposent une résistance farouche à leur déportation. Il entraîne une surpo­pulation dans Crossroads et les bidonvilles satelli­tes qui fait monter la tension, avive les dissensions au sein de la population et renforce la haine com­mune des Blancs et de leurs collaborateurs. Depuis, les affrontements, parfois armés, font rage. Mal­gré la destruction des abris de fortune, les massa­cres et les atrocités des Vigilants, qui dépassent en brutalité celles de la police et de l’armée (ce qui n’est pas rien), la plupart des squatters continuent de s’opposer à leur déportation à Khayelitsha, « une plantation de trous de chiottes entourée de barbe­lés » distante de 40 kilomètres du Cap.
L’État a évidemment favorisé l’émergence de ces milices. Il ne les a pas créées de toutes pièces, il s’est contenté d’organiser la division sur la base de riva­lités tribales qu’il a lui-même suscitées et dévelop­pées. En effet, depuis les années soixante, le gouvernement a mis en oeuvre une stratégie ethni­que qui vise à placer le plus grand nombre de Noirs sous la coupe des bureaucraties tribales dictatoria­les. Pour plier les populations noires à la nécessité de l’argent, l’État avait dû briser leurs anciennes organisations tribales ; il a dû les retribaliser artifi­ciellement pour diviser à l’extrême la force collec­tive qu’elles représentent. C’est ainsi qu’il s’est ingénié à « déplacer » les Noirs selon cette exigence pour les opposer [2]. De même que, dans les camps de squatters, les autorités promettent les mêmes parcelles à différents groupes, l’État a procédé à des déportations d’ethnies différentes sur les mêmes Réserves ou en dépossédant un groupe ethnique d’une terre cultivable au profit d’une autre (il faut savoir que l’ensemble des Réserves se trouve sur des terres arides, qu’on y meurt de faim et que la seule ressource est le travail migrant). C’est à la lumière de ces données qu’il faut comprendre les affrontements meurtriers qui opposent de plus en plus souvent des groupes d’ethnie différente ; dans la plupart des cas, il s’agit de régler des conflits que l’État a lui-même suscités. Le 8 décembre 1V86, des affrontements sanglants éclatent dans la mine d’or de Vaal Reefs entre mineurs noirs, le bilan est de 20 morts et 70 blessés, tous noirs. Quinze jours auparavant, 13 mineurs noirs avaient été tués dans la même mine au cours d’affrontements qui avaient pour origine le boycott des débits de boisson gérés par la direction des mines. C’est ainsi que les dis­sensions qui portent au départ sur un conflit sala­rial peuvent se prolonger et dégénérer en conflits ethniques que le patronat, dans les compounds, ou l’État. dans les townships, se chargent d’entretenir.
Mais un mouvement incessant de main-d’oeuvre réunit les campagnes, les mines et les villes. Les Noirs affluent vers les mines et les agglomérations blanches où ils tentent de se fixer. Les dispositions de l’apartheid en déponent une partie vers les Réser­ves qu’ils quittent à nouveau. Cette circulation entre les régions rurales traditionnelles et les centres urbains industriels font partager à la masse des Noirs l’expérience des conditions modernes d’exploita­tion et. au contact de la marchandise et de l’argent, les différences de mentalité s’atténuent. Cepen­dant, la ville reste le lieu privilégié où le Black s’affronte d’emblée à la puissance de l’État.

Les Blancs désormais minoritaires partout, même dans les villes, voient ce qu’ils consi­dèrent comme leur pays, leur monde, envahi par une masse indifférenciée de Noirs, de sauva­ges. Murés dans leur calvinisme, leur sens de la hié­rarchie, leur peur, il leur est intolérable de voir, malgré la misère, la faim, le fouet, la prison, les déportations auxquels ils les soumettent, se main­tenir chez les Noirs une irréductible aptitude à la lutte, une tentative sans cesse renouvelée pour défaire ce qui les asservit. Les Blancs voient donc se dresser contre leur monde une communauté révoltée. Pourtant, la population black n’est pas homogène. En plus des divisions que la ségréga­tion se charge d’entretenir entre Noirs, Métis et Indiens [3], les Noirs font d’autant plus durement l’expérience de la guerre de tous contre tous que les conditions d’existence qui leur sont faites sont impitoyables. Ce qui fonde l’unité effective de cette « communauté » réside dans le contenu offensif de l’existence quotidienne des Noirs. C’est d’ailleurs ce qui définit le Noir : l’extrême sauvagerie avec laquelle il cesse pratiquement d’être un « non- Blanc » et agit en conséquence. Ainsi s’affirme une communauté d’individus révoltés, dont la force et la cohésion reposent autant sur les conditions socia­les d’existence, déterminées racialement, que sur la haine employée à les supprimer.
En Afrique du Sud, les pauvres se sont lancés à l’assaut de l’État. Ce qui est au cœur de leur offen­sive n’est autre que leur totale émancipation. Le soulèvement de Noirs vise à s’affranchir d’un monde. Ce ne sont pas des aspects périphériques de ce monde, qui en Afrique du Sud sont mis en œuvre plus visiblement que partout ailleurs, mais son principe qui est mis en cause. Les vérités uni­verselles qu’il développe pratiquement font qu’un tel mouvement se communique directement sans passer par des médiations politiques. C’est ce qui fait que les individus s’y reconnaissent immédiatement, de Soweto à Tottenham [4], de Crossroads à Port-au-Prince. Il est public, il est l’œuvre du public et appartient au public. Il permet toute reconnaissance. La publicité de la misère ne se dis­tingue pas de l’idée de sa suppression. Le monde s’efforce de lui opposer le spectacle de la misère. C’est ainsi qu’il faut comprendre tout, ou presque, ce qui a été dit, écrit ou montré sur l’Afrique du Sud.
Les Noirs sud-africains sont dangereusement exemplaires en ceci : ils s’attaquent à un monde dont ils se vengent avec sauvagerie. Leur haine envers les Blancs recoupe la guerre que mènent les pauvres contre un monde qui montre partout la richesse inaccessible. L’Afrique du Sud concentre tout un monde dans un seul pays, et tout s’y joue dans les formes les plus visibles. Finalement, c’est la société mondiale qui est en proie au péril sud-africain. Les Noirs révoltés sont la vérité de la société sud-africaine, et sa vérité est sa négation.

Pierre CERTAN