Zine :
Lien original : Oiseau-tempête n°13

On a beaucoup glosé ces derniers temps sur la question des révoltes urbaines, mais peu entendu ceux qui ont directement participé à cet embrasement. Nous avons profité de notre amitié avec un des interpellés de novembre dernier pour recueillir un autre point de vue. Hormis le fait d’être un simple entretien, cet échange est avant tout un dialogue brut entre potes partageant une même révolte. Il n’a pas comme volonté d’être objectif. Notre ami a voulu se surnommer « Acab » par mesure de sécurité. Acab a 17 ans.

I. AVANT LES FAITS

Boby et les Cosaques.Comment as-tu pris les évènements de Clichy ?
Acab. – Moi et mes potes, on a vu que ça brûlait dans les autres villes et on s’est dit qu’il fallait que ça brûle partout, qu’il fallait que ça change.
– Vous vous êtes lancés par solidarité ?
Acab. – Ouais.
– Mais pourquoi cette bavure a-t-elle déclenché une réaction ? Des bavures il y en a souvent…
Acab.- Ce que j’ai trouvé chelou, c’est que les médias (ou les flics) disent qu’il n’y avait pas eu de course-poursuite. Mais il y en a un, le troisième qui s’en est sorti, avant d’aller à l’hôpital il était en cours de régulation. Et quand il est sorti de l’hosto, il était régularisé et il se souvenait plus de rien. En fait, ça couvre une bavure.
– Tu l’as su quand, ça ? Avant ou après être passé à l’action ?
Acab. -Juste après.
– La bavure n’a pas été ressentie comme étant une de trop ?
Acab. – Non, c’est pas une bavure de trop, je vois pas ça comme une goutte en trop, il y a eu une goutte tout court.
– Ça aurait pu prendre à n’importe quel moment en fait ?
Acab. – Ouais.
– T’as suivi l’actualité pendant les événements ?
Acab. – Dès que ça a commencé à brûler, moi et mes potes on a commencé à regarder et acheter des journaux tous les jours.
– Il n’y a pas eu d’autres formes de contacts ?
Acab. – Non.
– Toi et tes potes vous vous êtes directement sentis concernés ?
Acab. – Quand ça a pris à Clichy, nous on n’y pensait pas parce qu’il n’y avait rien qui se passait sur Nantes et après dès qu’on a su que ça brûlait partout on s’est dit qu’à Nantes ça brûlerait forcément. Du coup, on serait pas tous seuls. Après il y a eu un rencard de fixé pour en parler, on devait être une trentaine. Mais en fait, chacun a fait ça dans son coin. Ils ne sont pas venus pour se lancer tous ensemble. Mais suite à notre interpellation, il y a eu des potes qui sont passés à l’action pour nous soutenir.
-Toi et tes potes vous aviez déjà pensé faire ça avant ?
Acab. – Ouais, tous les jours, c’était le rêve.
– Ce n’était pas pour copier les gars de Paris ?
Acab. – Non, non. Pendant la Fête de la musique, on était déjà passé à l’action.
– Vous vous êtes pas sentis rassurés de voir qu’il y avait des gars qui passaient à l’action ?
Acab. – Ouais, ça te donne vraiment l’impression que ça va changer les choses.
– Vous vous étiez dit que vous aviez des choses à faire ici sur Nantes ?
Acab. -Tout le monde ne pensait pas ça. Il y en avait qui voulaient juste représenter Nantes sur la carte des villes en feu. Tout le monde en revanche était d’accord sur les keufs, qu’ils n’arrêtaient pas de faire chier. Mais il y en avait qui ne croyaient pas que nos actes auraient un impact sur les politiciens. Je connaissais un type, son père connaissait un keuf et le keuf disait que ça faisait un an qu’ils se préparaient à ça et ils s’attendaient à ce que ça se passe au mois de septembre.
– Peut-être qu’ils étaient bien placés pour sentir la tension et finalement tout le monde pensait que ça arriverait un jour ?
Acab.-Je pense qu’à Nantes les keufs ont dû sentir la tension, même l’année dernière ils nous ont fait un contrôle place des Lauriers et les flics sont repartis à pied, il n’y avait plus de voiture de la BAC. Il y a beaucoup d’histoires comme ça. Par exemple, pendant la Fête de la musique. (en juin 2005.)
– Et cette histoire de la Fête de musique, vous en parliez entre vous…
Acab.– … que c’était prévu ?
– Non, je voulais savoir si vous en parliez souvent entre vous ?
Acab. – Ouais c’était l’émeute quoi ! Tu te dis, pour une fois que c’est les keufs qui ont flippé.
– D’ailleurs les médias n’en ont pas parlé de cette histoire de Fête de la musique, parce qu’en plus ce n’était pas la première fois que ça arrivait ?
Acab. – Ouais, mais là, c’était pire que les autres fois, là t’avais tous les quartiers de Nantes.
– Les gars s’étaient donné rendez-vous ?
Acab. – C’était la Fête de la musique, tout le monde était en ville. Il y avait une histoire entre deux quartiers. Ils s’étaient embrouillés, les flics étaient venus, apparemment il y avait une meuf, elle a voulu aller chercher son copain et elle s’est pris un coup de matraque dans la gueule. C’est de là que tout est parti.
– Donc ils se mettaient sur la gueule…
Acab. – (…) Ouais, ils devaient être une vingtaine à se mettre sur la gueule…
– … et les flics sont arrivés pour les séparer et tout est parti.
Acab. – Non, ils ne venaient pas pour séparer, mais pour embarquer du monde.
– Et là, il y a plein de gens extérieurs à l’embrouille qui se sentent concernés par l’affrontement, tu vois, moi c’est ça que j’avais ressenti, les gens ils se lancent parce qu’ils ont l’impression que la Fête de la musique, elle est à eux, que c’est un espace qui peut sembler déserté par les flics…
Acab. – Ouais, c’est l’occasion de piquer des keufs, quoi. Si tu ne veux pas faire ça tout seul dans ton coin à 2-3.
– C’est un peu comme l’histoire du nouvel an…
Acab. – Comme à Paris, tu parles ?
– Ouais ou à Strasbourg, ils sont très forts… Et ça ne se fait pas à Nantes ?
Acab.– (rires) On verra…
– Parce que j’ai lu que les flics disaient que la Saint-Sylvestre, ça allait être chaud…
Acab. – Ouais, c’est clair, il faut pas trop que les CRS ils viennent se montrer. Parce que tu vois à la Fête de la musique, il y avait plein de monde dans tous les sens et les CRS ils sont arrivés à fond en camion. Et puis tu voyais des types ils avaient tellement la haine de s’être mangé des lacrymos, il y en avait un il avait la jambe en sang, il ramasse une canette, il voulait encore plus les shooter.
– Et puis, qu’il y ait du monde comme ça, peut être que ça donne une sécurité, parce que du coup les CRS ils peuvent pas faire ce qu’ils veulent ; parce qu’il y a des familles. Donc en fait c’est pas mal comme lieu pour créer une émeute, la Fête de la musique, pour taper sur du flic, j’ai l’impression.
Acab. – Genre tu vois, j’ai des potes à moi ils ont vu une grenade lacrymo arriver dans un landau… Parce qu’en fait, c’est parti à Commerce, après c’est allé à Hôtel-Dieu, et puis une voiture de contrôleurs à Commerce s’est retrouvée sur le toit, et c’était mortel ! Les contrôleurs passaient, et tu disais « Ho ! C’est des keufs ! » et eux, ils flippaient.
– Et après c’était à Hôtel-Dieu et les flics ils ont reculé jusqu’à la gare. Les flics vous ont fait sortir du centre pour éviter un embrasement ?
Acab. – Ouais, j’ai vu dans les médias, ils flippaient que le centre-ville soit éclaté.
– Donc c’est pour ça qu’ils ont déplacé l’émeute un peu en périphérie, c’est stratégique.
Acab. – Et puis il y avait aussi des vieilles provocations des bakeu [1], genre il y a un type il était en train d’essayer de péter une cabine téléphonique, et moi je lui dis : « On les a niqués, les keufs » et lui, il répond : « C’est peut-être vous qui allez vous faire niquer. » Et puis tu sais c’était un Rebeu, et il était jeune et tout, j’étais surpris. Et on continue à parler et je sais plus ce qu’il a fait comme réflexion et après, direct on a calculé que c’était un bakeu. Après on s’est cassé.
– Il était en civil et il essayait de voir…
Acab. – Ouais, et après on a eu des nouvelles comme quoi un bakeu reubeu s’est fait éclater. Et nous, on voyait des bakeux daron [2] et d’un seul coup on voyait 50 types courir après, c’était assez marrant. Bah ouais les CRS ils se mettaient 200 mètres devant et eux (la BAC) ils se mettaient en plein dans le troupeau… ils prennent des risques… Et avec nous il y avait aussi des babos [3] et tout. Mais à la fin, les seuls qui restaient c’étaient des fous.
– C’est-à-dire, des fous ?
Acab.-Ils coursaient les camions de CRS, ils jetaient n’importe quoi dans les camions, ça rentrait à l’intérieur…
– Ça regroupait en fait plein de gens de partout, pas que des gars des cités ?
Acab.- Je pense que les babos et tout qui étaient là,soit ils venaient de quartiers, soit ils avaient subi des trucs…
– Ils se sentaient concernés par cet affrontement avec les…
Acab. – Ou alors ils étaient trop bourrés…
– …On caillasse pas des flics pour rien… il y a toujours une bonne raison…
Acab. – Ouais…
– Et toujours à la Fête de la musique, est-ce que vous en avez beaucoup reparlé après entre vous, notamment avec les gens avec qui tu t’es retrouvé pendant les émeutes de novembre, par exemple du fait que vous vous soyez retrouvés avec plein de gens différents tout ça ?
Acab. – Nous, quand on a fait notre truc au mois de novembre, on croyait qu’il allait y avoir des affrontements et on voulait rejoindre une émeute et en fait il y a rien eu.
-Ah en fait il n’y a pas eu d’émeute à Nantes ?
Acab. – Non, enfin pas au mois de novembre.
– Et après ce qui s’est passé, du coup qu’il n’y a pas eu d’émeute, ça a été des petits groupes d’action qui se sont créés, et toi t’en as fait partie ?
Acab. – Ouais. En sortant de gard’av j’ai vu un truc dans « 20 Minutes » : ils disaient que dans un quartier X il y a un type qui s’est fait arrêter parce qu’il avait un pistolet à air comprimé et après il y a tout le quartier qui s’est mis autour de la voiture et ils ont commencé à voler les tonfa [4] et tout ça, et après il y a eu les CRS. Et le type, qui en fait n’avait qu’un pistolet à air comprimé, juste parce que des gens sont venus l’aider, il a pris quatre mois fermes, alors qu’il n’y a eu aucun keuf de blessé… rien.
– Du coup ça a exaspéré encore plus les gens…
Acab. – Et puis les réflexions qu’ils font aussi… Avant de rentrer dans cette garde à vue, j’avais moins la haine que maintenant. C’est après, comment ils me parlaient, c’était encore pire. Ça ne me calmait pas.
– Donc à Nantes, même s’il n’y a pas eu d’émeutes, on a pu retrouver l’unité entre jeunes qu’il y a eu à la Fête de la musique, puisque tu disais que pendant que vous étiez en garde à vue d’autres gens faisaient des actions en votre honneur ?
Acab. – Ouais, c’était les mêmes qu’à la Fête de la musique.

II Les faits

– Et comment ça se passait dans les groupes d’action, vous étiez combien dans votre groupe ?
Acab. – Nous, on était trois, tous ceux que j’ai vus en garde à vue ils se sont tous faits quasiment arrêter par trois.
– Comment ça se passait dans l’organisation, pour le choix des cibles ?
Acab. – Pour nous l’idée de shooter les keufs… Enfin je veux dire pour nous l’idée de brûler la voiture de notre voisin, ça ne nous intéressait pas. On ne va pas aller brûler la voiture d’un prolo, même si ça lui évite un accident sur la route… (Rires) …nous en fait dans nos têtes c’était l’État, les keufs ou les mairies. Après il y en a qui sont un peu crackés : brûler la boulangerie d’un artisan alors qu’à cinq mètres t’as une mairie annexe.
– T’expliques ça comment, toi, en fait, ce cas-là et les voitures ?
Acab. – Genre brûler une boulangerie plus qu’une mairie annexe, c’est le cas de facilité. Ou ils ont pas dû faire gaffe, parce que la mairie elle était a vraiment cinq mètres, et sous le même hall, c’était autant discret. En même temps, c’est vrai que le pain n’était pas très bon. (Rires.)
– Et tu ne penses pas qu’il y a ce truc d’énervement collectif qui se traduirait par tout brûler sans distinction et peut-être que ça peut expliquer que des fois tu en peux tellement plus qu’autant que tout brûle, peut être que c’est une rage qui a son sens aussi ?
Acab. – Ouais, peut-être, c’est peut-être arrivé pour des personnes mais nous, dans notre tête c’était ciblé.
– Pour vous il y avait bien cette conscience que derrière il y avait l’État ?
Acab.– Ouais.
– Et ça cette histoire des symboles, l’État tout ça, vous en parlez entre vous, dans le quartier ?
Acab.– Dans nos têtes on ne voyait pas l’intérêt de brûler les voitures de nos voisins alors qu’après ils allaient nous mettre ça sur le dos. Tandis que genre on fait ciblé, après les personnes elles ne peuvent pas dire qu’on fait n’importe quoi, ils peuvent le penser…
– On se demande de notre côté s’il n’y avait pas aussi eu des histoires de vengeances plus personnelles ?
Acab. – Je pense que s’il y en a qui ont voulu faire ça par vengeance, c’était soit contre des commères, soit contre des balances ou des fachos.
– En fait, comme dans toutes les périodes de troubles, révolutionnaires ou quoi, il y a toujours des règlements de comptes, c’est aussi à une des choses que tu penses, ça peut être aussi l’occasion. C’est le moment de faire justice différemment.
(Rires.)
Acab. – …Vaut mieux brûler la voiture que la personne…
(Rires.)
– Maintenant qu’on a vu la cible, venons-en à l’action en elle-même.
(Hésitation d’Acab…)
Acab. – Nous, ce qu’on voulait, c’est cramer les keufs ou leurs voitures. Tout ce qu’on pouvait. Donc, rien de tel que des bons vieux cocktails Molotov.
– Pourquoi l’utilisation des molotovs plus que des armes à feu ?
Acab. – Nous on a pas ça, et puis ceux qu’ont ça ils sont plus dans le délire bizness.
– En fait, ce n’est pas la même population ?
Acab.- Ouais, c’est pour ça qu’il y avait une tranche d’âge plus ou moins. Les plus grands ils font la thune et ils ne veulent pas se salir les mains et les petits ils brûlent tout.
– Il n’y a pas eu de conflit avec les « grands » à ce moment-là ?
Acab.- Ils s’en foutaient.
– Et on a beaucoup entendu dire qu’il y avait des dealers ou des islamistes qui « travaillaient » pour pacifier les cités, toi tu as vu quelque chose ?
Acab.-Dans le quartier Y on m’a dit qu’il y avait des gens des mosquées qui bougeaient, mais nous sur la route, on a vu plein de Rebeus, ils nous demandaient tous ce qu’on allait faire et ils nous disaient tous qu’il fallait aller brûler le commissariat.
– Mais c’était qui, des darons ?
Acab.- Ils devaient avoir entre 20 et 25 ans.
– Ouais, donc encore des jeunes. Mais donc tu as pas vu des mecs des mosquées, des darons, dire qu’il fallait se calmer ou qu’il fallait y aller ?
Acab. – Non.
– Et alors c’est quoi cette histoire des grands frères ? II y en a alors à Nantes ? Tu sais, il paraît même qu’il y en a qui sont payés par la mairie pour faire des trucs genre socio-éducatifs ?
Acab.- Moi, j’ai rien vu. Je suis sûr que c’est à Paris, il y en a trois par quartier et ils médiatisent là-dessus.
– Mais ce qu’ils font aussi, c’est que pour faire contrôleur ou flic municipal, ils embauchent des mecs des cités, non ?
Acab. – Ouais, ils font ça, ils embauchent beaucoup de Rebeus chez les contrôleurs.
– Et chez les flics ?
Acab. – Moi, je n’ai pas vu, mais on m’a dit que dans le quartier il y avait une patrouille de la Bac qui circulait avec trois Marocains dedans.
– Je voulais revenir sur un truc, l’utilisation de certaines armes a montré la séparation qu’il y a entre générations. Comment t’expliques qu’il n’y a pas eu de gens plus âgés que vous qui se sont lancés dans les émeutes ?
Acab. – Je n’en ai pas parlé avec les grands, je pense qu’eux ils n’y croyaient pas. Eux, ils étaient là : « Faites votre truc » et voilà.
– T’as eu des discussions comme ça ?
Acab.- Non, c’est ce que je pense.
– Donc il n’y avait pas de présence religieuse, mais il n’y avait pas non plus de discussions politiques entre vous ?
Acab.– Comment ça, des discussions politiques ?
– Par exemple, des gens avec des discours : « Il faut y aller, il faut faire la révolution. »
Acab.- Si chez les jeunes, les plus petits.
– Ça parlait de révolutions, de révoltes ?
Acab. – Ouais, ils se disaient qu’il faut que ça change, on se disait qu’il ne faut pas fermer sa gueule chaque fois qu’il se passe un truc. Et puis il y avait surtout une sorte de vengeance envers les flics.
– Tu sais, il y a eu sur les émeutes des débats chez les révolutionnaires et les gens plus politisés, comme quoi, en 68, les personnes qui étaient dans la rue, au moins elles avaient des projets, des utopies, elles voulaient renverser le système pour mettre autre chose. Toi, par exemple, il y a des choses qui se disaient, genre, on passe à autre chose… ?
Acab. – Ouais dans ma tête. Les autres, c’était faire changer les choses par rapport à la politique actuelle et… genre voilà. Tu travailles à 16 ans tu te fais payer comme de la merde, on te considère comme de la merde, tu te fais contrôler par les keufs, t’es une merde. Les jeunes, ils en ont ras le bol, genre tout le monde dit : « Il y a des jeux faits pour vous, pourquoi vous les cassez ? » Bah, parce qu’on nous a pas demandé pour les faire et ça nous plaît pas. Tout le temps ils disent : « On a fait ça pour vous » nanana… Faut pas se demander pourquoi il y a tant de monde dans les cages d’escaliers.
– Toi, t’étais déjà politisé avant ces événements-là, et par exemple est ce que ça aurait pu sensibiliser d’autres personnes autour de toi que tu aies plus conscience de la capacité d’un mouvement à pouvoir changer les choses ?
Acab.- Moi je pense que ça a été un rapport de force, un coup de pression, envers les flics, envers les politiciens et tout ça, même je suis sûr que Chirac depuis qu’il a été réélu c’est la chose qui l’a fait le plus flipper.
(Rires.)
– C’est sûrement pas faux. C’est clair au moins depuis les attentats islamiques. Et tu crois pas que Sarko et sa bande ils ont dû flipper, moi ça me fait penser aux émeutes de Watts dans les années soixante, aux États-Unis, ils ont envoyé l’armée et ils ont tiré dans le tas et il y a eu je crois environ 30-40 morts et je pense que Sarko et sa bande se sont dit que s’il y a une balle qui part de chez eux, ça va être l’escalade, et toi qu’est ce que tu en penses ?
Acab. – Moi je pense que s’il y avait eu plus de morts et tout, là, je pense que les grands ils auraient bougé, ils auraient pété les plombs, ils auraient sorti les fusils à pompes.
– En fait, ils (Sarko…) ont bien géré le truc…
Acab.- Mais ce qu’a dit Sarko, ça reste. Même j’en parlais avec un prof, il disait que le Kärcher il fallait le filer aux racailles pour nettoyer l’État…
(Rires.)
– Ça ne serait pas un prof d’extrême gauche, non ?
Acab.- Non, PS…
– Un mec du PS qui dit ça ? Des gens perdus… En fait toi tu penses que c’était quand même des réactions politiques même s’il n’y avait pas forcément de discours. Toi t’as vraiment senti cette volonté de changer, de peser dans le jeu politique même à un petit niveau, c’était quoi selon toi le ciment qui a uni les jeunes de toute la France derrière ces jeunes de Clichy morts et que du coup plein de jeunes se sont unis en définitive ?
Acab. – Ça revient toujours au même, les keufs quoi.
– Tu vois moi aussi j’ai la haine des keufs mais pour autant j’ai rien fait.
(Rires.)
Acab. – Tu dis ça, mais il y a des traces de voitures brûlées en bas de chez toi…
(Rires.)
– Mais cette unité-là elle s’est faite presque logiquement, ce qui veut dire qu’il y a une conscience qu’ils sont tous dans la merde et que finalement on est tous dans la même merde.
Acab.- Ouais, c’est ça. Mais c’est resté dans les quartiers, il n’y pas eu de rassemblement en ville. Moi je pense que le prochain rassemblement il y aura du monde.
Tu veux dire quoi ? Des rassemblements en ville ?
Acab. – Ouais. Pour revenir à votre histoire, dans votre équipe ça s’est mal passé ?
Acab. – En fait on est trois à s’être fait serrer, deux à s’être fait interpeller et un qui a réussi à les esquiver. L’autre qui était avec moi il n’a pas cherché à comprendre les risques et il a tout poukave [5]. Après dans son quartier, ils disaient qu’il avait eu raison de balancer des Français.
-Ah, il y a des choses comme ça qui ont circulé ? Et comment tu l’as su ça ?
Acab.- Par des potes qui connaissent des gens de ce quartier.
– C’est un pote, tu fais des actions, et tout d’un coup il te balance mais comment ça s’est passé ?
Acab. – Quand on s’est fait interpeller, on avait rien sur nous, les keufs savaient pas ce qui s’était passé, ils savaient rien de ce que l’on avait fait. Et moi j’ai sorti une excuse bidon pour que mon pote l’entende. Et il a entendu. Mais lui, il a dit où les preuves étaient cachées et il a aussi donné le nom du troisième qui s’était barré. Il s’est mis dans la merde tout seul.
– T’expliques ça comment ?
Acab.-Je l’ai vu au poste, il n’avait aucune trace de coup ni rien. Je pense, il a flippé. Même moi, les keufs dans la voiture, ils me mettaient la pression, ils nous disaient qu’ils allaient nous mettre des trucs sur la gueule qu’on avait pas fait… et tout ça. Et moi je pensais pas que l’autre allait ouvrir sa gueule, j’en avais rien à foutre, je les ai envoyés chier. Puis après, ils mettaient genre la pression avec les empreintes, les petits trucs habituels.
– Mais alors sur l’action comment ça s’est passé ?
Acab. – Au début, on voulait faire un truc médiatisé : le tram. Puis du coup on attendait que le reste de ceux qu’on avait appelés débarque, mais en fait y a personne qui est venu. Du coup on a traîné avec des potes du quartier, on a picolé et après on a commencé à s’en prendre au tram. On a appris à faire des cocktails sur le tas, avec ce que l’on avait sous la main, essence, white-spirit …mais c’est pas bon le white.
(Rires.)
– Donc après vous avez attaqué le tram, mais il y avait du monde dedans ?
Acab. – Non, c’était le hors-service.
– Et alors, il a pris feu ?
Acab. – Le toit un peu, mais en fait on a pensé après qu’on aurait dû péter les vitres avant. Comme ça il aurait bien pris, parce que vu que les surfaces sont lisses et tout, ça n’a pas pris. Il y avait un truc que j’ai trouvé marrant, genre sur les rails ça brûlait, et t’avais un autre tram qu’arrivait, il étaient obligé d’attendre que ça s’éteigne.
– Mais vous étiez où ? Cachés derrière des fourrés ?
Acab.- Ouais, on a dû rester pendant au moins deux heures au même endroit, à picoler. En fait, à un moment, on a plus d’essence ni rien, moi j’ai été en chercher avec un pote, puis genre on revient, je commence à cacher l’essence et là il y a un pote qui me dit que les flics viennent d’arriver. Je fais : « Quoi ? », et le pote me dit qu’ils viennent juste de se faire contrôler par la Bac et qu’ils se sont même pas aperçus que le tram il brûlait.
– Et après, qu’est-ce qui s’est passé ?
Acab. – Après on a continué le tram. Il restait de quoi faire un cocktail chacun.
– Et vous avez relancé sur le même tram ?
Acab. – Non, pas sur le même, sur d’autres. On en a fait quatre, cinq.
– Et après ?
Acab.- On a continué à picoler et on a décidé d’aller faire un tour dans le quartier…
(Hésitation d’Acab.)
… en fait, on a vu les gyrophares, les CRS rentraient dans le quartier. Du coup, nous, on a voulu aller sur les places principales. Sur la route, ça sentait la lacrymo et tout ça et après on a marché et on voyait rien. Ensuite on a voulu se taper une voiture de keufs. On a dû faire deux, trois kilomètres avec les cocktails à la main. Sur la route, on attendait d’en voir une. Et il y a rien qui est passé. Après, on a croisé des grands. Ils nous ont dit : « Vous faites quoi ? » et on a dit : « Rien, un barbecue. » Et eux, ils étaient là : « Ouais, il faut brûler le commissariat. » Ça nous a fait halluciner. Et ils faisaient aussi des blagues, genre : « Ouais, on est de la Bac ! » Et nous trois on commence à tendre les bras avec les cocktails. Et eux, ils étaient là : « Ouais on rigole, on rigole… » Après, on a voulu aller dans un coin du quartier qui était chaud, puis surprise ! On a vu les keufs arriver. En fait, on a été surpris, on ne s’attendait pas à les voir là et maintenant, et on avait qu’un briquet pour trois aussi…
– Du coup, vous avez fait quoi des cocktails ?
Acab. – Moi je l’ai pété en courant, parce que les keufs commençaient à nous courser, les potes les ont jetés dans une fosse. Puis après il y a eu une petite course-poursuite. Après on s’est fait interpeller.
– Et ça a été chaud l’interpellation ?
Acab. – Quand ils nous ont arrêtés sur le coup, c’était main sur le capot et après au poste, c’était galère…
– C’est-à-dire ?
Acab. – Des réflexions. Genre, ils me parlaient, et moi je leur dis : « Moi, je parle pas à des fachos » et eux, ils disaient « Ouais, faut pas s’étonner, il y a que des Arabes qui brûlent des voitures de Blancs… » Des truc comme ça. Et genre moi je leur dis : « Mais moi je suis Français, j’ai même pas d’origine ! » Et eux, ils étaient là : « Ouais c’est pareil t’es un Arabe ! ».
(Rires)
– Il y a eu des coups, non ?
Acab. – Ouais. En fait, j’ouvrais trop ma gueule, je les insultais de tous les noms et après ils m’ont mis en cellule pendant cinq minutes et après j’ai rien compris, ils m’ont remis les menottes, ils m’ont mis dans un Scénic. Puis je me suis retrouvé dans un petit commissariat et j’étais tout seul en garde à vue. Dans toutes les cellules il n’y avait personne d’autres que moi. Et genre, j’avais réussi à garder une clope dans mon caleçon et je la jette sous une couverture et là, j’ai rien compris, un keuf est venu est m’a mis une baffe dans la gueule, j’ai rien compris. Après il est parti et j’ai fait un doigt à la caméra et j’ai pas vu comment ils sont arrivés, j’étais encore sonné de la première baffe et après ils m’ont mis par terre et il était là : « Tu vas arrêter, tu vas arrêter ! » et j’ai senti une santiag, il y en avait un qui me maîtrisait et un autre qui en rajoutait…
– Et il t’a mis un coup de…
Acab. – Non, il m’a mis la santiag sur le front. Après je me suis endormi.
– Combien d’heures de garde à vue ?
Acab. – 38 heures.
– Et donc il y en a un qui a balancé…
Acab. – Ouais. Moi, je niais tout. Mais une flic m’a dit : « Tu veux lire la déposition de ton pote ? » Et en fait, il a tout dit. Et je me suis dit : « Je me suis fait péter, trop tard… »
– En fait, lui, il vous a tout remis sur le dos ?
Acab. – Ouais. II a dit qu’il avait rien fait, qu’il ne savait pas qu’on avait des cocktails, qu’il nous avait juste suivis. Mais il s’est mangé beaucoup plus que nous, il a eu plusieurs mois fermes. Il était majeur et il jouait trop le caïd, il avait déjà des procès où il risquait de la prison et il n’y était pas allé.
– Et toi et ton pote, vous avez pris quoi ?
Acab. – Mon pote, il a été mis en foyer mais moi j’y ai échappé, ils voulaient m’y mettre mais j’ai dit qu’il fallait que j’aide ma mère. En plus, on a eu X heures de TIG, et liberté surveillée jusqu’à nos 18 ans.
– On se demandait si t’avais vu des nanas dans les actions ?
Acab. – Non. Il y a les grands frères et tout…
– Il n’a pas manqué de nanas dans toute cette histoire ?
Acab. – Si, ça aurait été bien, ça aurait sûrement été vu différemment.
– Mais t’as pas eu de retour de nanas, voir ce qu’elles en pensaient ?
Acab. – Il y en a une qui m’a pris la tête parce que j’ai dit « que brûler des entreprises, moi ça me dérangerait pas, que si on brûle ma boîte, j’aurais après le chômage technique et je gagnerai des sous à rien faire ». On s’est engueulés là-dessus et elle m’a dit qu’il y avait d’autres moyens de se faire entendre, nanana…
– Il n’y en pas qui se sont montrées plus solidaires ?
Acab. -Tu sais, les quelques avec qui j’ai parlé, elles font : « Je comprends mais c’est pas la meilleure façon, nanana… »
– Dans les journaux c’était unanime, la révolte des banlieues était « no future » et elle n’avait aucune perspective, mais toi qu’est-ce que tu en penses ?
Acab. – Le but, c’était de changer les choses, mais là c’était juste de montrer à l’État que c’est pas eux qui ont la plus grande gueule et que c’est pas eux qui décident, quoi. C’est aussi de faire entendre les quartiers au gouvernement. Ça les a fait parler au moins, je dis pas qu’ils vont faire des choses…
– À la fois, on ne peut pas parler d’actes de désespoir, le mot est fort mais… ?
Acab. – Non, il y a encore de l’espoir.

PROPOS RECUEILLIS PAR BOBY ET LES COSAQUES

Nantes, le 13 décembre 2005