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Les travailleurs·ses des déchets sont l’une des catégories les plus mobilisées actuellement contre la grande régression que cherchent à imposer Macron et son gouvernement. Comme le montre Jeanne Guien dans cet article, le déchet est devenu ce faisant à la fois un symbole mais aussi une arme et une technique de lutte, retrouvant au passage des usages beaucoup plus anciens composant un art de la barricade.

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Dans le cadre du mouvement social contre la réforme des retraites, les secteurs de la collecte et du traitement des déchets sont particulièrement mobilisés. Dans les métiers du nettoyage ou de l’assainissement, où « on est plus souvent invités à des enterrements qu’à des pots de départ »[1],  la menace qui pèse sur les salarié.es est bel et bien de  « crever au boulot »[2] : travailler jusqu’à 59 ans (pour le public) et 64 ans (pour le privé)[3].

Depuis le mois de janvier, et avec une accélération au mois de mars, les grèves, les blocages et occupations des incinérateurs et des garages ont permis l’accumulation de milliers de tonnes de déchets dans plusieurs villes. En région parisienne, au bout de deux semaines de fermeture de ces sites, les déchets collectés ne trouvaient pas d’exutoire, sinon très loin, ralentissant et désorganisant toute l’industrie[4]. Après la réouverture de ces sites à la fin du mois de mars, la grève continue à s’étendre dans le pays (Marseille, Toulouse, Saint-Etienne…).

Particulièrement soutenue et visible, elle a mis à disposition des militant.es et des manifestant.es des tonnes de déchets, qui ont aussitôt été utilisés comme « techniques de lutte » [5]. Obstacle, projectile, combustible, support de barricade ou d’insulte… Les déchets sont, plus que jamais, utilisés comme arme physique autant que symbolique. Retour sur ces usages et leur histoire.

Déverser, éparpiller, jeter

L’accumulation spectaculaire des déchets dans les villes (Paris, Nantes, Le Havre, Marseille, Toulouse, Saint Etienne…) est la première arme dont disposent les travailleur.ses du déchet. S’abstenir de nettoyer les rues, c’est affirmer son pouvoir de laisser toute une communauté se faire ensevelir par ses propres ordures. Les travailleur.ses du déchet ont un « moyen de pression »[6] reconnu comme tel : au bout de quelques jours, la grève devient évidente et gênante.

L’accumulation peut devenir ensevelissement, lorsque les déchets sont déversés ou projetés sur des cibles stratégiques. Ainsi, des éboueur.es déchargèrent le contenu de leur camion-benne devant la mairie de Marseille pour protester contre la privatisation de leurs métiers en 1986. Cette technique est également fréquente dans le secteur agricole : des agriculteur.rices déversèrent du fumier devant des supermarchés pour réclamer une rémunération plus juste en 2021. Actuellement, circulent sur les réseaux sociaux plusieurs vidéos de manifestant.es jetant des sacs-poubelles remplis sur des CRS ou des gendarmes mobiles[7] ; parfois, des containers entiers.

Si les déchets semblent avoir toujours servi de projectiles lors des affrontements avec la police, c’est en général de façon opportuniste, substituable à un pavé ou un objet quelconque. Cependant, dans le contexte actuel, les poubelles ne sont pas choisies au hasard, mais sont le symbole des revendications portées par les travailleur.ses des déchets contre la réforme des retraites. Elles sont donc jetées telles quelles, ce qui est d’autant plus tentant qu’elles sont très nombreuses dans les rues. Une célèbre image de manifestant jetant un pavé a été transformée pour l’occasion : le pavé a été remplacé par une poubelle (fig.1).

Figure 1

Sortir et répandre des déchets quand on n’est pas éboueur.se est aussi présenté comme une manière de les « soutenir » : rendre  visible la grève et perturber le travail de collecte qui persisterait ou reprendrait. Les déversements de déchets ont été systématiques dans les manifestations autorisées ou sauvages à Paris. « Soutiens la grève / Renverse les poubelles sur la chaussée », dit ainsi un autocollant distribué pendant ce mois de mars 2023 (fig. 2). L’usage de serflex pour attacher les containers les uns aux autres, ou à des éléments de mobilier urbain, a également été préconisé, et rendu visible par la publication d’un tutoriel via le compte Twitter de l’association Alternatiba, qui a renommé cette technique « opération Christophe Maé » (interprète de la chanson « On s’attache »).

Figure 2

Popularisée dès 2019, lors du précédent mouvement contre la réforme des retraites, où le secteur du déchet fut également très mobilisé, cette technique de lutte permet de rendre la collecte difficile voire impossible : deux containers liés entre eux ne peuvent pas être accrochés au peigne du camion-benne.

Démasquer, reprocher, insulter

L’accumulation des déchets est spectaculaire, et ce spectacle laisse libre cours à l’interprétation. Classiquement, l’ordure est perçue comme une « confession » (Victor Hugo[8]), révélation des vices d’une classe politique corrompue, voire de toute la communauté.

Le champ sémantique du déchet, très répandu dans le vocabulaire insultant, est ainsi convoqué pour mettre les puissant.es face à leurs échecs. En 1979, un dessin de Siné pour Libération représentait déjà un tas de patrons, policiers, miliaires et religieux avec en légende : « Grève générale : les ordures s’entassent ! ». Au mois de mars 2023, on a pu lire sur des banderoles et des graffitis : « Les ordures sont à l’Elysée », « Plus de poubelles dans la rue / Moins d’ordures au gouvernement ». Sur le portail du centre d’incinération d’Ivry sur Seine, occupé du 6 au 23 mars, on peut encore lire : « Interdit aux ordures ». Les images de personnalités politiques, de textes de loi ou de 49-3 mis à la poubelle abondent (fig. 1 et 2).

Cet usage très répandu semble pris au sérieux par les destinataires de ces insultes. Le 29 mars, on apprenait qu’une femme allait passer en jugement pour outrage et insulte envers le président de la république, suite à un post Facebook où elle qualifiait Emmanuel Macron d’ordure. Aussitôt, le hashtag #MacronOrdure passait en trending topicen France, d’innombrables usager.es de Twitter s’associant à son délit par toute sorte de prétéritions. Le hashtag #Guerredesordures rassemble actuellement de nombreux tweets contre des personnalités du groupe Renaissance et autres « droitardé.es ».

Les puissant.es ne sont pas les seules cibles. L’accumulation des déchets est également présentée comme une confrontation de la population à sa propre saleté, un retour à l’envoyeur, un « remboursement »[9]. Dans ce contexte, les revendications des grévistes dépassent les questions de retraite et relèvent de leur statut social : « Nous on peut vous bloquer / Avec vos propres déchets / (…) Eboueurs, il va falloir nous respecter », chante ainsi Sagalove dans sa reprise d’Aya Nakamura intitulée « 49.3 Respectez les éboueurs ». Son clip met en scène deux éboueurs renvoyant sa poubelle à une habitante méprisante, à coups de pieds habiles.

Bloquer, barricader, enflammer

Le premier blocage auquel j’ai participé (un lycée en 2006, lors du mouvement contre le CPE) consistait à rassembler les containers à poubelles devant les portes de l’établissement et à s’y installer, assise ou debout. Les poubelles, par leur masse ou leur caractère rebutant, constituent d’efficaces entraves à la circulation.

Cette technique de lutte est elle aussi fort ancienne et relève de l’art de la barricade, qui aurait au moins 500 ans[10]. Elle consiste à se saisir de n’importe quel élément à disposition et à l’assembler pour entraver l’accès à un lieu (qui se retrouve « bloqué ») ou le passage de la police sur une voie publique (qui se retrouve « barricadée »). Elle permet également, si elle est assez haute, de se protéger des agressions de cette dernière et de riposter. Le mot vient de « barriques », c’est-à-dire les tonneaux qui, au 16e siècle, étaient empilés lorsqu’il fallait bloquer les rues[11]. Toute sorte d’autres matériaux ou objets on pu être utilisés depuis, mais pour ce mouvement-ci, on serait tenté de parler de « poubellades ».

En effet, un mouvement social fera d’autant plus usage des poubelles pour bloquer et barricader que ces dernières sont omniprésentes dans la rue et symboliques du mouvement en cours. Ainsi, en 1969 à Spanish Harlem, un quartier de New York dont les habitant.es se plaignaient d’un taux de collecte des ordures ménagères bien plus faible que dans les quartiers riches et blancs de la ville, des barricades de poubelles furent dressées et enflammées au milieu d’un grand axe routier. À son arrivée sur les lieux de cette « offensive des poubelles », la police reçut de nombreuses poubelles-projectiles[12].

De la même façon, lors des manifestations actuelles, les poubelles servent d’autant plus de barricades et de combustible qu’elles ne peuvent plus être « rentrées » dans les cages d’escaliers (puisqu’elles débordent) et qu’elles dénotent la grève des éboueur.ses (et la réforme des retraites que cette grève sanctionne). Les entassements de poubelles enflammées ont été ce mois-ci innombrables. « Grève / Blocages / Poubelles sauvages » peut-on lire sur un autocollant diffusé en région parisienne, montrant un container renversé dont le contenu s’enflamme (fig. 2).

Le fait de brûler des poubelles est d’autant plus significatif que ce ne sont pas seulement les secteurs de la collecte qui sont en grève, mais aussi ceux du « traitement » des déchets, c’est-à-dire de l’incinération. L’accumulation des déchets rappelle les failles d’un système où l’élimination des déchets et la production de chauffage reposent en partie sur leur combustion, et donc sur leur production régulière. L’incinération suppose un apport de déchets constant, c’est pourquoi éteindre et rallumer un four coûte beaucoup d’argent.

Dès lors, bloquer un incinérateur (comme à Ivry-sur-Seine) ou filtrer les camions-bennes qui le remplissent pendant quelques jours (comme à Issy-les-Moulineaux) suffit à le mettre à l’arrêt pour plusieurs semaines[13]. Pendant que les industries se tournent vers la mise en décharge, les manifestant.es mais aussi les habitant.es procèdent à une forme d’autogestion de l’incinération : la mise à feu de leurs propres déchets.

J’ai ainsi un souvenir très précis de nombreuses colonnes de fumées s’élevant dans le ciel de Marseille durant l’été 2003. A l’époque, une grève des éboueur.ses avait généré de tels entassements de déchets dans les rues que des gens y mettaient régulièrement le feu pour s’en débarrasser, en dehors des temps de manifestation, emportant parfois les véhicules garés à leurs côtés. Cette mobilisation faisait suite au plan Fillon de réforme des retraites, qui a instauré l’allongement de la durée de cotisation nécessaire pour prétendre à une retraite à taux plein après 60 ans. Sept ans plus tard, l’âge légal passait à 62 ans, et les éboueur.ses débrayaient à nouveau : à Marseille, des réquisitions et une intervention de l’armée attaquaient l’œuvre des grévistes.

Nous voici menacé.es de devoir travailler encore deux ans de plus. Dans ce contexte, les éboueur.ses ont impulsé le mouvement social et la population toute entière s’est saisie des déchets qu’ils n’ont pas collectés, comme des armes efficaces de la lutte, et comme des symboles de résistance et de dénonciation des injustices.

Notes

[1] Pour reprendre les termes de Bruno, ancien éboueur et représentant syndical FO à Toulouse. actuToulouse, « Blocage du ramassage des ordures à Toulouse : une vingtaine de quartiers concernés », 31 mars 2023.

[2] Pour reprendre les termes de Frédéric, égoutier, occupant de l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine, CGT nettoiement et assainissement. Le Média, « Avec les éboueurs en colère : si c’est 64 ans, on va crever au boulot ! »,13 mars 2023.

[3] Rappelons que c’est seulement dans le secteur public que l’âge légal de départ à la retraite des travailleur.ses du déchet tient compte de la pénibilité. Ce qui n’empêche pas le secteur privé de se mobiliser actuellement (mouvements sociaux parmi les salarié.es des entreprises Pizzorno, Derichebourg…).

[4] https://blogs.mediapart.fr/jeanne-guien/blog/210323/greves-blocages-filtrages-plus-aucun-debouche-pour-les-dechets-de-paris

[5] Matthieu Duperrex et Mikaëla Le Meur (dir.), Semer le trouble. Soulèvements, subversions, refuges, Techniques et Culture, n°74, 2020 [disponible en ligne].

[6] « Grève : pourquoi les éboueurs sont devenus les stars du mouvement contre la réforme des retraites ? », Le HuffPost, 16 mars 2023.

[7] Par exemple, cette vidéo tournée à Guingamp lors de la manifestation du 28 mars.

[8] C’est ainsi que Victor Hugo décrit les égouts dans Les Misérables : « L’égout, c’est la conscience de la ville. Tout y converge et s’y confronte. Dans ce lieu livide, il y a des ténèbres, mais il n’y a plus de secrets. Chaque chose a sa forme vraie, ou du moins sa forme définitive. Le tas d’ordures a cela pour lui qu’il n’est pas menteur. (…) Toutes les malpropretés de la civilisation, une fois hors de service, tombent dans cette fosse de vérité, où aboutit l’immense glissement social. Elles s’y engloutissent, mais elles s’y étalent. Ce pêle-mêle est une confession. (…) Un égout est un cynique. Il dit tout. Cette sincérité de l’immondice nous plaît, et repose l’âme. Quand on a passé son temps à subir sur la terre le spectacle des grands airs que prennent la raison d’état, le serment, la sagesse politique, la justice humaine, les probités professionnelles, les austérités de situation, les robes incorruptibles, cela soulage d’entrer dans un égout et de voir la fange qui en convient. » Victor Hugo, Les Misérables, V, Edition Emile Testard et Cie, Paris, 1891, p. 161-163.

[9] C’est ainsi que l’éboueur révolté John Kaltenbrunner, héros du roman Le seigneur des porcheries, désigne le mouvement de grève qu’il organise avec ses collègues. Tristan Egolf, Le seigneur des porcheries, Galllimard, coll. « Folio », Paris, 2018.

[10] Basak Ertür, « La barricade », in. Le Meur et Duperrex, op. cit.

[11] Ibid.

[12] Claire Richard, « Les Young Lords et l’offensive des poubelles », in. Le Meur et Duperrex, op. cit.

[13] Guien, art. cit.